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6) Potentialités culturelles des villes

Dans le document La fabrique des lieux culturels (Page 39-43)

omme la ville n’est pas une entité statique, elle s’entrevoit comme une réalité en mouvement, dans l’espace et le temps. D’un point de vue temporel pourtant, des fluctuations locales et la diffusion d’innovations de toute nature dans les villes n’entament pas la stabilité du système des villes dans un pays. On a observé depuis les années 1950 la permanence de cette structure des systèmes urbains, conceptualisée avec la loi Rang-Taille de Zipf, et on perçoit aujourd’hui encore cette stabilité à l’aide d’approches systémiques par la modélisation multi-agents (Bretagnolle A., Glisse B., Louail T., Pumain D., Vacchiani-Marcuzzo C., 2007). La permanence qui caractérise les systèmes de villes en dépit des transformations techniques, économiques, voire politiques, ne peut s’expliquer que par les interdépendances et les échanges qui assurent la circulation des informations dans ce

système, et par les relations de concurrence à tous les niveaux de la hiérarchie. L’organisation hiérarchique des villes dans un pays, la concentration urbaine et la contraction espace-temps dûe à l’accélération de la vitesse des communications ont conduit à une tendance actuelle lourde de métropolisation et d’ouverture aux marchés internationaux. C’est dans cet univers de métropoles et d’organisation systémique qu’évolue l’activité culturelle contemporaine des villes au sens large, depuis la large palette de lieux de culture existant en ville englobant les industries culturelles, en passant par les pratiques culturelles des individus et des groupes sociaux que ces lieux de culture rendent possibles, jusqu’aux politiques culturelles élaborées par différents acteurs à des échelons géographiques allant du local au global.

i l’on aborde les spatialités des faits de culture en ville, les lieux culturels peuvent être envisagés comme un constituant de l’espace urbain à part entière. La fonction culturelle s’inscrit à différents échelons géographiques mais prend toujours pour appui les villes et leur capacité à être interconnectées et à développer une adaptabilité et une réactivité aux innovations contemporaines. L’échelon international de cette fonction urbaine exercée par les lieux de culture est particulièrement perceptible derrière les dynamiques économiques liées à la mondialisation et aux industries culturelles, qui diffusent à l’échelle planétaire des biens reproductibles en très grand nombre. Comme le prédisaient le « modèle unique » d’Arthur de Gobineau dans les années 1850 et la théorie de la convergence des civilisations de Samuel Eisenstadt en 1963, on admet aujourd’hui, après avoir pendant longtemps pensé le contraire, qu’il n’y a pas eu réalisation d’une culture homogène commune du fait d’une mondialisation des activités humaines (De Gobineau A., 1853 ; Eisenstadt S., 1963). On observe au contraire un échec de cette convergence culturelle que certains attendaient ou craignaient grâce à la modernisation. La culture au plan mondial est très tôt entrée en résonnance et continue à être en résonnance avec les mouvements de diffusion et de concentration des populations dans le monde, à la manière des dynamiques des systèmes de peuplement, qui se sont appuyées sur ces mouvements. Cela offre de nos jours une image mondiale de fragmentation culturelle et de métissage culturel, où les cultures singulières (relevant de la tradition) entrent en contact avec la culture mondialisée (celle qui diffuse au plan planétaire des produits culturels reproduits en très grand nombre par les industries culturelles de l’édition, de la musique ou du cinéma). Selon Jean-Pierre Warnier l’humanité est dans le domaine culturel « une machine à fabriquer de la différence » (Warnier J.-P., 1999). Bien sûr des philosophes et des anthropologues ont souligné le risque de disparition intégrale de cultures singulières, lors du métissage des cultures induit par ce brassage mondial (Malinovski B., 1974). Certains philosophes comme Georg Simmel sont d’avis que l’échange marchand est le plus grand destructeur de formes sociales et culturelles (Simmel G., 1900). Le côté négatif de l’échange marchand s’explique par le fait que les échanges intercommunautaires se déroulent non pas en premier par la culture mais empruntent l’intermédiaire de la monnaie et, dans le cas de cet échange marchand, que la langue ou les formes sociales soient connues ou pas par les deux parties en présence importe peu. Claude

Lévi-Strauss développe également un regard sceptique sur la capacité du monde contemporain à s’insérer dans une époque culturelle créatrice de cultures singulières et d’échange interculturel fructueux. Cela renvoie à l’idée qu’il existe une historicité dans les civilisations humaines qui permet d’identifier des époques particulièrement créatrices en termes culturels pour les sociétés. Ces époques créatrices nécessitent selon Lévi-Strauss que les conditions d’échange rencontrent plusieurs obstacles temporels et spatiaux, séparant suffisamment les partenaires en présence pour pouvoir stimuler une production culturelle différenciée. « Toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres

valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus, sinon même leur négation. Pleinement réussie, la communication intégrale avec l’autre condamne, à plus ou moins brève échéance, l’originalité de sa et de ma création. » (Lévi-Strauss, 1971). Ces conditions de possibilités

d’échange interculturel ne se trouvent plus réalisées dans la période actuelle d’un espace planétaire mondialisé, lorsque les obstacles entre les individus et les groupes s’amenuisent, et dans un temps où les échanges trop faciles tendent à égaliser et à confondre la diversité des peuples. En ce sens Claude Lévi-Strauss rappelle que « Les fleurs de la différence ont

besoin de pénombre pour subsister. » (Lévi-Strauss C., 2003 [1958]). Pour autant, il est

incontestable que la mondialisation a conduit, par le fonctionnement systémique qu’elle engendre à l’échelle de la planète, à accélérer les échanges interculturels, en portant à la connaissance de tous certaines cultures singulières et en provocant aussi des positions de replis culturels et identitaires de certains groupes sociaux. Assez souvent, la mondialisation a tout autant diffusé des innovations culturelles et des formes de culture de part le monde qu’elle a conduit les villes à vouloir se démarquer par une spécialisation notable en économie culturelle. Le secteur de l’économie de la culture englobe par ailleurs à la fois la marchandisation de la culture et l’esthétisation de la marchandise. Il s’entrevoit sur des « biens culturels mobiles », comme l’artisanat (bijouterie, parfumerie), les services (design), les médias (cinéma, édition, audiovisuel), mais aussi sur des « biens culturels immobiles », comme l’industrie du patrimoine, les complexes touristiques, les enceintes culturelles urbaines fixes, les districts culturels, les festivals, les réaménagements paysagers tels Bilbao ou le Berlin après la chute du mur. Ainsi en matière d’économie culturelle observe-t-on des localisations multiples. De grandes métropoles mondialisées comme Paris, Londres, Los Angeles, New York, Tokyo se démarquent et sont reconnues par la localisation de l’industrie du cinéma, de la mode, du parfum, du design. Des villes plus modestes jouent également leur carte en développant des spécialisations en artisanat et en tourisme culturel et festivalier.

ue comprendre alors en termes de potentiel culturel dans les sociétés et dans les villes, lorsque l’on constate qu’il n’y a pas homogénéisation culturelle, mais une mosaïque culturelle mondiale, expression de la diversité culturelle des quelques 6000 communautés et langues que compte le monde, et que cette mosaïque culturelle se trouve métissée voire « entamée » par le mouvement de mondialisation des activités humaines et par les migrations internationales? Outre les mécanismes de protection et de patrimonialisation de

formes de culture traditionnelle, les sociétés contemporaines ont fait le choix de la perméabilité des cultures tout en cherchant à marquer leur différence. La perméabilité des cultures est un choix par défaut, puisque c’est une réalité quotidienne au regard des mouvements migratoires et de l’hétérogénéité des sociétés actuelles : au sortir des années 2000, on comptabilisait déjà environ 175 millions de personnes vivant en dehors de leur pays natal dans le monde et une personne sur dix vivant dans les pays industrialisés venait de l’immigration. Cette diversité culturelle donne naturellement lieu à des diversités de visions,

de valeurs, de croyances, de pratiques et d’expressions qui méritent chacune respect et dignité. Cette diversité culturelle ad hoc a par ailleurs été reconnue comme un droit par l’Unesco (respect des libertés fondamentales) mais également comme un atout, c’est-à-dire une force collective qui doit être mise en valeur afin d’assurer un développement durable des sociétés (Unesco, 2002 a et b). En octobre 2005, dans l’espoir d’une mondialisation plus respectueuse de l’identité des peuples, 148 pays ont voté à l’Unesco un texte affranchissant la culture des règles du commerce mondial, élaborant ainsi de façon consensuelle un rempart contre une uniformisation culturelle et une marchandisation de la culture (Figure 5, source : journal Le Figaro 22-23 octobre 2005). Cet aboutissement consensuel est le fruit d’une démarche qui a débuté au milieu des années 1990, lorsque se déroulaient les discussions des règles appliquées aux importations et exportations au sein de l’Accord Général sur le Commerce et les Services au sein du GATT (General Agreement on Tarif and Trade) en 1993, puis plus tard à chaque nouvelle négociation de l’Organisation Mondiale du Commerce. Deux forces en présence s’affrontaient, mettant d’un côté les partisans de la libéralisation des marchés (traditionnellement les USA et Israël), et de l’autre, les partisans de dispositifs d’accompagnement, de promotion et de soutiens nationaux (les autres pays du monde, comme la France qui proposent pour la culture une protection, des quotas, des appuis financiers, des marchés administrés et des accords de coopération entre pays). L’expression « exception culturelle » née à cette époque indique que la culture, sous proposition de la France puis de la Communauté Européenne, fait partie de la clause d’exception générale de l’article 14 du traité du GATT de 1993, comme les domaines de la sécurité, de la santé, de l’ordre public, et de la vie privée. Sous l’égide de « la culture n’est

pas une marchandise comme les autres », l’exception culturelle indiquait ainsi un statut à

part pour la culture, de manière à protéger les formes de culture qui ne passent pas par une marchandisation poussée ou par le vecteur puissant des industries culturelles mondialisées. Progressivement l’exception culturelle a laissé la place à une volonté de mise en évidence de la diversité culturelle mondiale, comme le montre le vote de 2005 à l’Unesco et son retentissement médiatique.

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