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L’Amérique, en bouleversant le destin tout tracé des gens de cette petite communauté rurale, est une rupture qui a réintroduit la notion de « possible », annoncée dans l’épigraphe empruntée au Concept de l’Angoisse du philosophe et théologien danois Søren Kierkegaard :

L’homme formé par l’angoisse l’est par le possible,

et seul celui que forme le possible l’est par son infinité. C’est pourquoi le possible est la plus lourde des catégories. (KIERKEGAARD, Le Concept de l’angoisse, Apud, KOKIS, 2012, Epigraphe)

Cet espace de liberté, inconnu ou réprimé jusque là, constitue une tentation qui place les individus au bord d’un gouffre infini ; le choix devant lesquels ils sont placés engendre une angoisse existentielle que rien, même la religion, ne peut apaiser selon le philosophe. Paradoxalement, la liberté devient un fardeau. Ce choix s’avère donc hautement subversif par rapport au projet communautaire conceptualisé par le pasteur, car les aspirations individuelles peu à peu, supplantent la notion de collectivité.

Les aspirations des villageois sont diverses et contradictoires. Ce nouvel espace de liberté les incite à braver les interdits qui favorisent la pérennité de la collectivité et fait renaître des désirs enfouis. Chez Waldemar, cela se traduit par le retour du désir de voyage, de l’errance et du nomadisme, qui le ramènent à l’heureuse insouciance de son enfance avec son père. Il y voit un palliatif à ses erreurs conjugales : « C’était cette vie d’errances et de richesses spirituelles que Waldemar chérissait le plus, et c’est elle qui l’avait conduit au séminaire pour devenir prêcheur à son tour » (KOKIS, 2012, p. 83) et ce désir est tel qu’il l’incite à entraîner sa communauté.

Chez l’instituteur, également déçu de sa vie conjugale, c’est le choix de la lutte sociale auprès des anarchistes italiens rencontrés peu après son arrivée au Brésil.

La perspective d’immigration, comme une cure de jouvence, fait ressurgir l’inconnu et redistribue les cartes d’un destin déjà tracé.

Ce choix revêt une connotation diabolique, subversive et ne permet

pas de retour possible :

Le poison du voyage et de l’aventure avait déjà gagné l’esprit des futurs émigrants. […]

Cette histoire d’Amérique avait tant bouleversé leurs vies que rien ne serait plus pareil à l’avenir. (KOKIS, 2012, pp. 149-150)

6. L’Apocalypse

Le roman met en scène la décadence dès l’arrivée sur le sol brésilien.

La mort du nourrisson de l’instituteur à bord du bateau augure de la tragédie à venir. Le premier geste de Waldemar sur la terre brésilienne est un geste de deuil (il enterre l’enfant qui n’est autre que sa fille naturelle et dont il ignore être le père). Ainsi, au lieu du symbole de la vie contenu dans le nom de Moïse, le destin s’avère contraire. La suite de l’histoire de la communauté est un enchaînement de morts et de séparations. À mesure qu’ils s’enfoncent dans l’intérieur de l’État de São Paulo et prennent possession de leurs terres, les colons perçoivent l’immensité de la tâche à accomplir et l’impossibilité de le faire sans moyens. La réalité leur fait prendre la mesure de la supercherie dont ils ont été victimes. Ils se croyaient des conquérants, ils ne sont que des parias, des êtres sacrifiés par l’histoire, dont la mort, programmée, est la rançon du développement du pays.

L’appât du gain et leur individualisme leur font prendre des résolutions vouées à l’échec et qui épuisent leurs forces. La communauté se disperse, Waldemar perd son autorité et abandonne peu à peu le culte. Les fièvres et la dureté du climat feront le reste. Par une ironie de l’Histoire, les plaies

annoncées dans le récit biblique et tant redoutées par le pasteur, s’abattent sur la colonie. La fièvre qui le terrasse, alors qu’il est seul, la disparition de la sorcière et la mort de l’instituteur au cours d’une action politique donnent à cette aventure une conclusion tragique.

En dépit du pessimisme de ce roman qui démantèle une utopie, le récit revêt une dimension humoristique qui exprime une vision critique.

Le traitement du personnage de Waldemar, un pasteur exalté que ses faiblesses, son ingénuité et ses emportements rendent sympathique, donne à cette aventure toute sa saveur. Son idéalisme, comme sa naïveté et l’issue de son aventure en font un héritier de la tradition « donquichottesque ».

L’échec de la communauté, la dispersion, la disparition et la mort de presque tous les paysans, ainsi que la dissolution complète des traces de leur passage, à l’exception du fils de Waldemar, qui vit dans l’ignorance de ses origines, matérialise un effacement complet de cet épisode dans la mémoire individuelle et collective, largement favorisé par une politique d’assimilation brutale et rapide des migrants à la culture brésilienne (car tous les noms ont été immédiatement transformés : Paulo…). Curieusement et de manière très symbolique, Waldhemar s’est vu affublé d’une lettre h, inusitée dans la langue portugaise, ce signe renforçant graphiquement l’étrangeté de son nom et de ses origines ; il souligne le hiatus entre son rêve de la Terre Promise et l’hermétisme de ce pays irréductible. Leur identité, leur langue, leur religion ont été absorbées par le géant brésilien dont la nature luxuriante a gommé jusqu’au souvenir de la communauté elle-même.

L’évocation de la faillite d’une autre communauté religieuse, de la

même origine, également inspirée par des principes religieux sectaires termine le roman. Cette succession d’échecs, tirés d’expériences réelles, accroît le pessimisme qui perce sous la truculence ironique du roman ; elle souligne le caractère dérisoire de leur sacrifice, autant qu’elle pose un regard sceptique sur des projets aussi restrictifs et une idéologie colonisatrice.

L’Amérique n’aurait-elle été qu’un miroir aux alouettes ? Cette autre Amérique, marginale, diabolisée par les plus sceptiques, aurait-elle finalement tenu ses promesses, celles d’un pays irréductible et sauvage contre lequel se brisent toutes les utopies ?

Conclusion

L’analyse de ces deux univers narratifs qui figurent des situations conduisant à l’exil (la fuite devant la guerre, la misère, la persécution ethnique, religieuse et idéologique) met en lumière des figures archétypales de la représentation de l’exil. Les deux univers narratifs réinterprètent un substrat mythique inscrit dans la tradition chrétienne à partir de la Genèse, avec Caïn et Abel, de l’Exode avec Moïse et de l’Apocalypse. Ces figures expriment la condition de l’humanité dans l’opposition du bien et du mal et dans la lutte pour bâtir une communauté et faire triompher la culture sur la nature. Le parcours d’exil fait appel aux trois représentations : l’enfer, le paradis et le purgatoire qui qualifient l’état transitoire associé à l’errance.

Dans un cheminement inverse au cours normal de la vie, l’exode consiste à quitter la mort, l’enfer, pour tenter de renaître à la vie en rejoignant le paradis. Entre ces deux états, l’eau oriente le destin. La dichotomie

détermine les représentations que se font les exilés de leur terre d’asile, représentée ici sous les traits de l’Amérique. Les deux romans questionnent la notion de paradis associée à l’image de ce territoire.

La figure du pasteur apparaît dans les deux romans : la mère chez Kim Thúy et le pasteur Waldemar chez Kokis incarnent le rêve et organisent l’exode, puis les conditions de l’exil. Les deux romans mettent l’accent sur le passage entre l’acceptation du destin tracé et l’entrée dans l’action, motivée par la révolte, la résistance et la volonté de salvation.

Le départ volontaire est une réponse à une situation sans issue ou jugée comme telle. Nous avons observé l’importance cruciale de ce choix et ses répercutions dans la fracture qui en découle tant au niveau individuel que collectif. Elle enferme l’exilé dans une tension, le deuil du passé et l’espoir d’une renaissance cristallisée dans le rêve d’une reconstruction dans le pays d’accueil. Le départ, quelle qu’en soit la cause, revêt ici un caractère définitif, comme le démontre la trajectoire de la narratrice chez Kim Thúy. Il engendre une modification d’état et d’identité qui s’accompagne ensuite d’une transformation culturelle. L’acquisition d’un nouveau nom ou l’altération du nom d’origine est l’un des premiers symptômes d’une déculturation et d’une dissociation du sujet.

La notion de perte, en particulier la perte d’identité et de nationalité, est mise en avant dans l’univers de Kokis qui relate l’histoire d’un échec collectif et individuel. Chez Kokis, la notion de choix introduit un discours libertaire. À l’inverse, dans un premier temps, Kim Thúy valorise le dépassement des obstacles, les signes d’une reconstruction individuelle et d’une adaptation au pays d’accueil, dans une attitude anthropophagique

d’absorption de ses valeurs. Dans ces schémas, l’individu exilé affronte des logiques déstructurantes qui conduisent à l’effacement de soi ou au repli identitaire. En cela, les romans s’éloignent : les conditions de la réussite chez Kim Thúy mettent en avant l’esprit de sacrifice de ses parents tandis que chez Kokis la désagrégation de la communauté provient de la substitution des valeurs spirituelles et de partage par des aspirations matérielles et individuelles. Sérgio Kokis porte un regard critique sur la logique religieuse qui fonde le projet du pasteur. Il met en avant les effets corrosifs de l’alternative offerte qui a bouleversé l’ordre social de la communauté en permettant aux villageois, opprimés jusque là, de prendre conscience de leur individualité, exprimée dans la notion de « possible » empruntée au philosophe danois Kierkegaard. Cette transformation a déconstruit le projet du pasteur, en balayant ses principes éthiques ainsi que son moralisme rigide, hérité d’une tradition centralisatrice et autoritaire ; elle en a fait apparaître l’absurdité, fictionnalisée dans la destinée tragique de la communauté. Nous pouvons relever la faillite des deux projets, religieux et politiques, qui suscitent des débats idéologiques entre les deux personnages lettrés : le pasteur et l’instituteur qui meurt assassiné.

La déconstruction du projet mystique s’accompagne d’un discours qui valorise l’anarchie – voie assumée par l’instituteur – et l’idée de rupture avec la société contenue dans la nostalgie des voyages et du vagabondage qui s’empare du pasteur. Cette aspiration se réalise dans la disparition de la sorcière, unique personnage qui incarne des valeurs authentiques et un esprit libre. Ces formes de rupture sont présentées comme les seules possibilités d’accomplissement de leur destin.

Dans les deux romans, nous avons observé l’importance accordée au motif de l’enfance en lien avec le Nouveau Monde. Dans l’univers de Kokis, l’enfance – naissance et mort – augure du devenir de la communauté.

Si la naissance de son premier fils inspire le projet de Waldemar, l’échec est inscrit dans la mort du dernier nouveau-né, sa fille bâtarde, qui marque leurs premiers pas sur le sol brésilien. Chez Kim Thúy, leur caractère virginal et ingénu permet aux deux enfants de se fondre et d’absorber les différences culturelles. L’image du Nouveau Monde y est associée à la providence ; elle revêt les traits de l’ange protecteur qui se manifeste pour sauver du désastre, et de la main tendue qui donne accès au rêve. Cette représentation s’est construite à partir de l’expérience vécue sans idées préconçues. Le destin de la narratrice illustre une alternative possible à l’effacement identitaire provoqué par l’adoption sans réserve des valeurs du pays d’accueil. Elle se fonde sur des principes humanistes. Dans une dimension allégorique, elle inscrit l’effort de conciliation entre sa vie passée et sa vie présente, les parts d’ombre et de lumière qui l’habitent, dans la relation charnelle qui la lie à ses enfants. Dans une mise en abyme qui illustre la situation de son pays, elle tente de créer l’impossible : un dialogue et des liens fraternels entre ses deux fils, dont le plus jeune est autiste, fait qui apparaît dans le contexte de la fiction comme l’un des stigmates de son parcours d’exilée.

Les deux romans interrogent l’imaginaire du continent dans une perspective parodique et humoristique, par la reprise de lieux communs. Nous avons souligné les aspects qui définissent des perceptions antithétiques : celles de la bonne Amérique, au nord, où fleurissent des valeurs d’accueil

et de fraternité ; et l’Amérique sauvage et malfaisante, pays lointain et périphérique, associé au travail forcé, au sud du continent. Ces deux visions incorporent l’opposition entre nature et culture, civilisation et barbarie en les transposant dans le théâtre du Nouveau Monde, selon un axe Nord/Sud, qui adopte la représentation en miroir usuellement employée pour qualifier le rapport entre l’Europe et le Nouveau Monde. Ces représentations sont symptomatiques du déplacement des valeurs qui associent à un pays, le Québec, l’image d’un pays d’accueil, multiculturel et pluriethnique, alors que le destin tragique des membres de la communauté, l’effacement de leurs vestiges dans la mémoire collective et chez leurs descendants directs illustrent le caractère anthropophage accolé au Brésil. Chez Kokis, le rêve américain fait place au désenchantement.

La dimension mémorielle de l’écriture est fondamentale dans ces récits. À la fin du roman, Sérgio Kokis restaure un lien autobiographique et revendique en tant qu’auteur, le rôle de passeur d’un héritage qui est l’une des composantes de son identité, dont il dit qu’il a façonné sa propre trajectoire d’exil vers le Québec, cette Amérique du « possible ».

Références bibliographiques

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Notes de fin

1 Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, France. Centre de Recherche sur les Pays Lusophones - CREPAL. Membre associé de l’Équipe de Recherches Interlangues Mémoires, Identités, Territoires – ERIMIT. brigitte.thierion@free.fr

2 Le 30 janvier 1968, veille de la nouvelle année lunaire, l’offensive du Têt est le début d’une offensive sanglante sans précédent menée par les troupes communistes. Bien qu’elle soit un échec, cette action militaire traumatise les forces alliées attaquées par surprise.

3 L’auteur rédige un mémoire en français où il fait miroiter les avantages de l’Amazonie pour inciter les candidats européens à l’immigration.

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