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S E POSITIONNER DANS DES JEUX DE POUVOIR COMPLEXES

La responsabilité que nous mettons en premier, car elle va influen-cer les autres, est celle de trouver sa place et celle des collabora-teurs.trices de la recherche dans le réseau complexe des configu-rations sociales de la population. Durant la campagne de terrain des années 1970, il s’est agi essentiellement de trouver la bonne distance avec la population et cadrer le traducteur. Dans une so-ciété très structurée, comme celle du Sarnyéré, les interlocu-teurs.trices sont désigné.e.s par des règles hiérarchiques précises qui imposent de passer par le chef, ou plutôt le représentant du chef, et selon les objectifs poursuivis, la cheffe des femmes ou des jeunes, du village, du quartier. C’est donc par la hiérarchie que passe le consentement de la population ; le chef ayant exprimé son accord, la population participe généralement sans réticences. Tou-tefois, le chef prend sa décision sur la base de consultations et il est primordial pour le/la chercheur.euse de convoquer des

assem-blées villageoises pour se présenter et expliquer largement les ob-jectifs de l’étude. D’autre part, le feu vert de l’instance supérieure n’empêche pas toujours des obstacles ultérieurs qui peuvent ex-primer des conflits sous-jacents, comme expérimenté par le refus d’un quartier lors de notre enquête de 1976 à cause de divergences entre le chef de ce quartier et le grand chef. Pour les questions pratiques, l’interlocuteur est le logeur, généralement membre de la famille du chef.

Si l’aval du chef joue un rôle prépondérant dans la réussite du projet, en revanche l’enjeu scientifique est de dépasser le point de vue officiel de la hiérarchie pour cerner la diversité des comporte-ments et des opinions. L’enquête exhaustive auprès d’un groupe cible – ici, les femmes ayant déjà au moins deux enfants, ou les jeunes ayant déjà migré – est la méthode de base pour circonscrire une thématique, mais les rencontres informelles et la participation aux activités constituent aussi des sources particulièrement pré-cieuses de recoupement des informations. Le traducteur est une personne clé qu’il convient de bien cadrer pour ne pas être mani-pulé.e. Personne au Sarnyéré ne comprenant alors le français, notre premier traducteur, pour les missions de 1975-76 et les pre-mières de la seconde campagne, était un homme d’une autre eth-nie, résidant à une vingtaine de kilomètres, mais connaissant les gens du Sarnyéré. Les échanges se faisaient en poular, la langue véhiculaire de la zone, mais que les femmes ne maîtrisaient pas, ce qui impliquait avec elles une double traduction (dogon-poular-français). Pour pouvoir travailler avec les femmes, il était donc in-dispensable d’avoir un accès direct sans intermédiaire masculin et donc d’acquérir des connaissances de base du torotegu, la langue de la montagne. L’obstacle de la langue et de la méconnaissance des coutumes donne au traducteur un pouvoir évident sur le/la chercheur.euse et sur la recherche : c’est lui qui la.le présente et lui apprend la façon de se comporter et, dans un contexte aussi isolé, gère l’intendance. Son comportement peut être un obstacle aux bonnes relations et sa compréhension des objectifs de la recherche est essentielle. Par son expérience antérieure avec des équipes françaises, cet homme avait appris à traduire sans (trop) interpré-ter et semblait avoir bien compris les objectifs du travail. Il est

devenu un intermédiaire précieux auprès de la population. Toute-fois, dans un premier temps, ses manières grossières me mettaient mal à l’aise ; mais j’ai progressivement compris que sa différence même, et surtout le fait qu’il appartienne à une ethnie jugée infé-rieure, lui donnait une liberté que n’avait pas le traducteur qui lui a succédé les dernières années, un Dogon scolarisé venant d’un village proche du chef-lieu de la commune.

Lors de la seconde campagne, il s’est agi de gérer une petite équipe avec des étudiant.e.s de de Bamako et de Genève. Outre l’organisation pratique, le principal enjeu était alors de garder le contact privilégié qui avait été établi avec la population. À l’enca-drement des jeunes suisses ne connaissant guère l’Afrique, mais curieux d’apprendre, s’ajoutaient la gestion plus délicate du manque de connaissances et de sensibilité de terrain des étudiants maliens et l’absence d’encadrement de la part de leurs professeurs jamais venus sur le terrain avec nous. À partir du tournant du mil-lénaire, de nouveaux acteurs locaux apparaissent, associés aux pre-miers programmes de développement, aux politiques de décentra-lisation de l’État, à la création de l’école et à l’islamisation progres-sive de la zone. Pour nous, cette multiplication des interlocuteurs et des normes de référence qui affaiblissent la chefferie tradition-nelle posa de nouveaux défis.

Ainsi, le.la responsable d’une recherche ne peut se limiter à être un observateur neutre : il.elle devient un.e acteur.trice des dyna-miques sociales, parfois même un.e intermédiaire, un.e porte-pa-role de la population. Sa première responsabilité est par consé-quent de négocier la place qui lui est attribuée pour jouer son rôle tout en conservant son autonomie et éviter d’être manipulé.e. Le fait d’être une femme est certainement un avantage : dans ce con-texte une femme blanche était inclassable, accompagnant les femmes pour certaines tâches, mais invitée parmi les hommes lors des cérémonies.

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ES BONNES CLÉS POUR DES CONNAISSANCES