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Conditions
et
constitution
d’une
posture
ironique

I.1.
 Portrait
du
poète
en
bouffon

tempérer
et
de
contrôler
le
flux
passionnel
dans
ses
moindres
détails,
tout
comme
 de
dénoncer
l'imposture
de
l'ordre
imposé
par
le
sérieux,
celui
de
la
«
bêtise
».
Elle
 est
cette
«
lunette
critique
»
qui,
placée
à
bonne
hauteur
(«
à
mi‐côte
»),
permet
de
 regarder
 tranquillement,
 sereinement,
 aussi
 bien
 vers
 le
 bas
 que
 vers
 le
 haut.
 L'ironie
ainsi
conçue
est
une
stratégie
pleinement
consciente
et
calculée
:
pour
qui
 travaille
la
matière
verbale,
elle
est
donc
d'abord
une
rhétorique.
Et
l'enjeu
est
on
 ne
 peut
 plus
 «
sérieux
».
 En
 effet,
 il
 ne
 s'agit
 pas
 ici
 d'opposer
 l'ironie
 au
 sérieux
 mais
plutôt
de
différencier,
de
dissocier
ce
que
la
doxa
envisage
comme
un
couple
 intangible
et,
aux
yeux
de
Ponge,
parfaitement
usurpé
:
«
sérieux
»
e(s)t
«
vérité
».
 Tout
se
passe
comme
si
à
l'impératif
catégorique
«
il
faut
être
sérieux
»
répond
le
 non
 moins
 catégorique
 «
il
 ne
 doit
 pas
»
 qui
 renverse
 radicalement
 la
 hiérarchie
 des
 discours
 quant
 à
 leur
 aptitude
 et
 leur
 prétention
 à
 se
 faire
 porteurs
 de
 «
vérité
».
 La
 posture
 ironique
 pour
 le
 jeune
 Ponge,
 loin
 d'occulter
 la
 «
vérité
»,
 semble
être
donc
la
condition
même
de
son
émergence.


Ces
 propos
 de
 1919
 ne
 peuvent
 manquer
 de
 nous
 rappeler
 ceux
 que
 nous
 rapportions
 au
 seuil
 de
 cette
 étude,
 datés
 de
 1983,
 où
 Ponge
 insistait
 sur
 la
 présence,
 «
à
 chaque
 instant
»
 et
 «
dans
 tous
 [ses]
 textes
»,
 de
 l'ironie
 (et
 de
 l'humour),
comme
elle
s'exerce
ici
«
sur
chaque
détail
»,
et
permettent
de
mesurer
 la
 permanence
 et
 la
 fidélité
 aux
 intuitions
 premières.
 Entre
 ces
 deux
 dates,
 on
 tentera
 d'explorer
 les
 modalités
 de
 l'écriture
 ironique
 et,
 plus
 généralement,
 du
 discours
oblique.
 
 I.1.
Portrait
du
poète
en
bouffon.
 Si
le
modèle
dialogique
–
et,
nous
le
verrons,
singulièrement
théâtral
‐
semble
 revêtir
une
telle
importance
aux
yeux
du
jeune
Ponge,
c'est
sans
doute
qu'il
peut,
 davantage
 qu'aucun
 autre,
 figurer,
 mettre
 en
 scène
 l'expérience
 singulière
 et
 fondatrice
 de
 ce
 qu'il
 désignera,
 quelques
 années
 après
 notre
 texte,
 comme
 le
 «
drame
 de
 l'expression
».
 Les
 propos
 du
 texte
 de
 1926
 qui
 porte
 ce


titre109permettent
 de
 mieux
 cerner
 les
 implications
 d'un
 tel
 «
drame
».
 Il
 y
 est
 question
 d'une
 véritable
 scission
 entre
 le
 sujet
 et
 le
 «
monde
»,
 du
 fait
 de
 l'impossibilité
pour
le
premier
de
donner
corps
à
ses
«
pensées
les
plus
chères
»,
 c'est‐à‐dire
 à
 les
 exprimer
 de
 telle
 façon
 qu'elles
 
 deviennent
 «
communes
»
 à
 ce
 dernier110.
 Les
 pensées
 non
 seulement
 demeurent
 «
étrangères
»
 au
 monde,
 mais
 encore
 au
 sujet
 lui‐même,
 réduit
 à
 la
 déploration
 toute
 théâtrale
 de
 son
 impuissance
tragique
(ou
dramatique)
:
«
Hélas
!
Le
puis‐je
?
Elles
me
paraissent
 étranges
à
moi‐même.
»111
Tout
se
passe
pour
le
sujet
comme
s'il
se
trouvait
dans
 une
double
situation
d'étrangeté
ou
d'extranéité
vis‐à‐vis
de
ses
propres
paroles,
 dans
 la
 mesure
 où
 elles
 ne
 permettent
 ni
 d'exprimer
 son
 rapport
 monde,
 ni
 d'
 y
 inscrire
sa
singularité.
La
dernière
phrase
du
texte
résume
bien
une
telle
situation
:
 
«
Une
suite
(bizarre)
de
références
aux
idées,
puis
aux
paroles,
puis
aux
paroles,
 puis
aux
idées.
»112
 
 La
relation
des
«
idées
»
aux
«
paroles
»
et
inversement,
dont
l'adjectif
«
bizarre
»
 souligne
une
nouvelle
fois
l'étrangeté,
fonctionne
comme
un
système
ou
un
circuit
 qui
 tourne
 à
 vide.
 Le
 terme
 «
suite
»
 comme
 la
 répétition
 de
 l'adverbe
 «
puis
»
 indiquent
une
succession,
des
bonds
successifs
et
arbitraires
des
unes
aux
autres
 et
non
pas
une
véritable
relation
de
nécessité
entre
pensée
et
langage.
De
fait,
on
 peut
 observer
 ici
 que
 le
 sujet
 («
je
»)
 comme
 le
 monde
 se
 trouvent
 exclus
 de
 ce
 système
en
vase
clos.
Cette
impossibilité
du
sujet
à
se
reconnaitre
dans
ses
propres
 paroles
 souligne
 précisément
 leur
 impropriété
 et,
 consécutivement,
 le
 sentiment
 de
 trahison
 induit
 par
 l'écart
 impossible
 à
 combler
 entre
 l'intime
 de
 ce
 qui
 est
 à
 dire
et
l'étrangeté
de
ce
qui
est
dit.
Une
telle
situation
implique
et
appelle,
pour
qui
 refuse
catégoriquement
d'être
réduit
au
silence,
une
réponse
par
laquelle
le
sujet
 puisse
tout
à
la
fois
s'exprimer
mais
ne
pas
se
retrouver
dupe
des
paroles.
Aussi,
 l'ironie
revendiquée,
dans
le
«
Premier
essai
d'analyse
personnelle
»,
comme
l'une
 des
deux
postulations
fondamentales,
au
côté
de
la
passion,
avant
d'être
une
figure
 de
rhétorique
ou
un
ensemble
de
stratégies
discursives,
trouve
à
s'incarner
dans
 109
«
Drame
de
l'expression
»,
PR,
OC
I,
175‐176.
 110
Ibid.,
p.
175.
 111
Ibid.,
p.
176.
 112
Ibid.


une
 figure
 privilégiée,
 à
 la
 fois
 historiquement
 avérée
 et
 emblématique
 d'un
 certain
 genre
 théâtral
 :
 celle
 du
 bouffon.
 Cette
 figure
 complexe,
 qui
 aura
 des
 prolongements
 tout
 au
 long
 de
 l'œuvre,
 se
 fait
 prédominante
 dans
 les
 textes
 des
 années
1920
et
condense
les
enjeux
tragi‐comiques
de
la
conquête
de
l'expression
 tels
que
les
affronte
alors
Francis
Ponge.
 

 I.
1.
1.
Un
objectif
:
«
défaire
le
sérieux
».


Qu'entend
 véritablement
 le
 jeune
 Ponge
 lorsqu'il
 évoque
 la
 question
 du
 «
sérieux
»
et
qu'il
rejette
si
radicalement
en
ce
qu'il
représente
à
ses
yeux
le
mal
 par
excellence,
le
danger
absolu
pour
la
vie
et
l'œuvre
de
l'artiste
?
Le
sérieux,
nous
 dit‐il,
 est
 de
 l'
 «
irréflexion
»,
 de
 la
 «
bêtise
»,
 ennemi
 de
 la
 réflexion
 et
 de
 la
 création.
 On
 pourrait
 a
 priori
 considérer
 ces
 propos
 comme
 datés,
 produit
 de
 l'esprit
 d'un
 jeune
 homme
 pas
 vraiment
 parvenu
 à
 maturité,
 dont
 l'œuvre
 est
 encore
inexistante
et
au
demeurant
lui‐même
assez
instable,
comme
en
témoigne
 le
 ton
 général
 du
 texte
 dont
 ils
 sont
 tirés.
 La
 dénonciation
 du
 sérieux
 serait
 au
 mieux
 la
 manifestation
 d'un
 certain
 dandysme
 lié
 à
 l'esprit
 rebelle
 d'une
 jeune
 bourgeois
 cultivé
 et
 cultivant
 une
 certaine
 aristocratie
 de
 l'esprit
 qui
 est,
 par
 nature
 et
 par
 définition,
 anticonformiste.
 Or
 il
 est
 symptomatique
 de
 voir
 la
 question
 resurgir
 au
 premier
 plan
 quelques
 années
 plus
 tard,
 au
 moment
 du
 «
drame
de
l'expression
».
L'apparition
de
la
figure
du
poète
en
bouffon
coïncide
en
 effet
avec
l'expérience
fondatrice
de
ce
drame
que
constitue
l'infidélité
des
moyens
 d'expression.
En
ce
sens
,
défaire
le
sérieux,
c'est
tout
autant
déjouer
la
tentation
 du
tragique
qu'échapper
à
la
médiocrité
du
commun.

 Dans
cette
perspective
de
renversement
radical,
un
texte
comme
«
Le
sérieux
 défait
»
joue
un
rôle
tout
à
fait
emblématique
de
cette
entreprise
de
déconstruction
 de
l'imposture
d'un
discours
en
ce
qu'il
va
réaliser
très
exactement
le
programme
 annoncé
 par
 son
 titre.
 Bien
 que
 ne
 relevant
 pas
 à
 proprement
 parler
 du
 genre
 théâtral,
il
procède
néanmoins
à
une
véritable
mise
en
scène
de
la
parole
:



 
 
 
 Le
sérieux
défait


A
Charlie
Chaplin


«
 “
 Mesdames
 et
 messieurs,
 l'éclairage
 est
 oblique.
 Si
 quelqu'un
 fait
 des
 gestes
 derrière
moi
qu'on
m'avertisse.
Je
ne
suis
pas
un
bouffon.


Mesdames
et
messieurs
:
la
face
des
mouches
est
sérieuse.
Cet
animal
marche
et
 vole
à
son
affaire
avec
précipitation.
Mais
il
change
brusquement
ses
buts,
la
suite
de
 son
manège
est
imprévue
:
on
dit
que
cet
insecte
est
dupe
du
hasard.
Il
ne
se
laisse
pas
 approcher
 :
 mais
 au
 contraire
 il
 vient,
 et
 vous
 touche
 souvent
 où
 il
 veut;
 ou
 bien,
 de
 moins
 près,
 il
 vous
 pose
 la
 face
 seule
 qu'il
 veut.
 Chassé,
 il
 fuit,
 mais
 revient
 mille
 instants
par
mille
voies
se
reposer
au
chasseur.
On
rit
à
l'aise.
On
dit
que
c'est
comique.


En
réfléchissant,
on
peut
dire
encore
que
les
hommes
regardent
voler
les
mouches.
 Ah
 !
 mesdames
 et
 messieurs,
 mon
 haleine
 n'incommode‐t‐elle
 pas
 ceux
 du
 premier
rang
?
Était‐ce
bien
ce
soir
que
je
devais
parler
?
Assez,
n'est‐ce
pas
?
vous
n'en
 supporteriez
pas
davantage.“
»


Ce
texte
de
1924
écrit
pour
le
numéro
du
Disque
vert
consacré
à
Charlie
Chaplin
et
 dédié
 par
 Ponge
 au
 plus
 grand
 comique
 de
 son
 temps
 a
 déjà
 fait
 l'objet
 d'une
 analyse
 convaincante
 par
 Benoît
 Auclercqui
 insiste
 sur
 
 «
la
 présence
 à
 la
 fois
 embarrassante
et
libératrice
du
corps
dans
le
discours
»113
et
dont
nous
reprenons
 ici
 les
 acquis
 essentiels,
 mais
 que
 nous
 voudrions
 relire
 à
 la
 lumière
 de
 la
 perspective
qui
est
la
nôtre.
Il
nous
semble
en
effet
relever
d'une
double
pratique
 du
 discours
 oblique,
 étroitement
 liés
 ici
 :
 l'ironique
 et
 l'allégorique.
 Dans
 le
 premier
cas,
l'ironie
consiste
à
mettre
en
scène
le
discours
sérieux
de
telle
 façon
 qu'il
 se
 trouve
 (par)
 lui‐même
 ridiculisé.
 L'adresse
 du
 début
 nous
 place
 en
 effet
 dans
 le
 cadre
 de
 la
 conférence,
 lieu
 par
 excellence
 où
 s'exerce
 et
 se
 déploie
 le
 discours
sérieux.
Mais
d'emblée
le
conférencier,
au
lieu
de
s'exprimer,
exprime
son
 inquiétude
 quant
 à
 la
 possibilité
 même
 de
 tenir
 un
 discours
 sérieux
 dans
 les
 circonstances
 qui
 sont
 les
 siennes,
 remettant
 en
 cause
 le
 sérieux
 d'une
 partie
 de
 son
 auditoire
 et
 revendiquant,
 par
 la
 négative,
 son
 statut
 qu'il
 oppose
 à
 celui
 du
 «
bouffon
».


Dans
le
second
paragraphe,
qui
constitue
le
corps
de
la
conférence
et
le
cœur
 du
 discours
 sérieux,
 l'ironie
 semble
 opérer
 dès
 la
 première
 phrase
 :
 le
 ridicule
 réside
déjà
dans
l'incongruité
établie
par
les
deux
points
entre
le
cadre
sérieux
et
 docte
 de
 la
 conférence
 exprimé
 par
 la
 solennité
 de
 l'adresse
 («
Mesdames
 et


113
 Benoît
 Auclerc,
 Lecture,
 réception
 et
 déstabilisation
 générique
 chez
 Francis
 Ponge
 et
 Nathalie
 Sarraute
(1919
­
1958),
thèse
de
doctorat
de
3ème
cycle,
Lyon
II,
2006,
p.
26‐27.


Messieurs
»)
 et
 l'objet
 dérisoire
 de
 cette
 conférence,
 la
 mouche,
 dont
 il
 est
 paradoxalement
 mais
 solennellement
 dit
 que
 la
 «
face
»
 est
 «
sérieuse
».
 Cette
 phrase
sonne
comme
un
avertissement
à
l'adresse
du
public
et
vise
à
prévenir
une
 réaction
que
le
conférencier
ne
semble
pas
méconnaître
et
à
laquelle
il
s'attend.
Le
 reste
de
la
conférence,
consacré
aux
agissements
de
la
mouche,
décrit
une
situation
 comique,
 celle
 d'un
 homme
 aux
 prises
 avec
 les
 «
mille
»
 facéties
 de
 cet
 insecte
 particulièrement
 agile
 et
 tenace
 mais
 le
 discours
 sérieux
 de
 la
 conférence,
 fondé
 sur
 le
 commentaire
 («
On
 rit
 à
 l'aise.
 On
 dit
 que
 c'est
 comique.
»),
 neutralise
 son
 effet
et
met
en
évidence
son
inadéquation
à
son
objet.

Le
dernier
paragraphe,
qui
 fait
écho
au
premier
en
substituant
à
la
conférence
proprement
dite
l'évocation
des
 conditions
 matérielles
 
 qui
 ne
 la
 rendent
 plus
 possible,
 opère
 le
 renversement
 ironique
:
la
mauvaise
haleine
de
l'orateur,
émanation
de
son
corps,
«
défait
»
son
 discours
 sérieux
 et
 le
 rend
 acteur,
 «
bouffon
»
 bien
 malgré
 lui,
 de
 l'objet
 de
 son
 discours
:
il
s'agit
d'une
ironie
de
situation114.
Mais
c'est
là
également
sa
chance
:
 l'envers
positif
de

cette
ironie
est
qu'elle
lui
permet,
paradoxalement,
d'échapper
 au
ridicule
d'un
discours

sérieux

sur
le
comique.
Les
conditions
d'énonciation
du
 discours
permettent
ainsi
de
réaliser
ce
que
le
discours
lui‐même
n'a
pu
réaliser
en
 suppléant
à
son
efficace.


 Pour
autant,
le
comique
ne
signifie
pas
,
dans
son
fond,
l'absence
de
sérieux.
 Si
la
stratégie
d'ensemble
du
texte
vise
à
déconstruire
un
esprit
de
sérieux
ici
hors
 de
 propos,
 il
 ne
 faut
 cependant
 pas
 oublier
 le
 genre
 dans
 lequel
 s'inscrit
 explicitement
 ce
 texte
 :
 l'apologue
 requiert
 en
 effet
 une
 lecture
 «
allégorique
»
 et
 n'a
 de
 raison
 d'être
 qu'en
 tant
 qu'il
 nous
 délivre
 une
 leçon.
 D'emblée,
 le
 conférencier
 nous
 avertit
 :
 «
l'éclairage
 est
 oblique
»,
 et
 il
 est
 ici
 double.
 A
 l'obliquité
de
l'ironie
se
greffe
et
se
superpose
celle
de
l'allégorie
:
la
description
de
 la
 situation
 matérielle
 de
 la
 communication
 peut
 se
 lire,
 dans
 cette
 perspective,
 comme
 un
 discours
 réflexif
 à
 usage
 du
 lecteur
 sur
 les
 conditions
 et
 modalités
 de
 réception
du
texte.
Selon
la
traditionnelle
inversion
des
rôles,
le
«
bouffon
»,
double
 de
l'écrivain,
a
donc
quelque
chose
de
«
sérieux
»
à
nous
dire,
qui
s'exprime
ici
par
 le
point
de
vue
adopté
dans
la
description
de
la
mouche.
Comme
cela
a
été
souligné
 114
Ou
ironie
du
sort,
en
ce
sens
que
le
personnage
‐
orateur
se
retrouve
très
exactement
dans
la
 situation
à
laquelle
il
voulait
très
précisément
échapper.


par
 Michel
 Collot115,
 Ponge,
 contrairement
 au
 discours
 de
 la
 fable
 classique
 qui
 prêtait
 aux
 animaux
 des
 comportements
 humains,
 adopte
 le
 point
 de
 vue
 de
 la
 mouche
et
le
mépris
dont
elle
a
pu
faire
l'objet
chez
La
Fontaine
dans
«
Le
Coche
et
 la
Mouche
»
est
ici
réparé
en
ce
que
le
texte
souligne
sa
logique
propre
et
partant
 son
autonomie.
Cette
réhabilitation
se
fait
au
moyen
d'un
contre
‐
discours
qui
se
 veut
 en
 apparence
 celui
 de
 l'opinion
 commune
 et
 donc
 propre
 à
 emporter
 l'adhésion
 du
 public
 mais
 dont
 on
 doit
 comprendre
 qu'il
 est
 
 faux.
 Ainsi
 des
 mouvements
en
apparence
désordonnés
de
l'insecte
(«
on
dit
que
cet
insecte
est
 dupe
 du
 hasard
»)
 qui
 ne
 doivent
 certainement
 rien
 au
 «
hasard
»;
 et
 de
 même
 pour
ce
qu'on
considère
comme
une
banale
situation
comique
(«

On
rit
à
l'aise.
On


dit
 que
 c'est
 comique.
»)
 qui
 met
 en
 valeur,
 aux
 dépens
 des
 hommes,
 l'agilité
 de


l'insecte
et
sa
capacité
concertée
à
se
poser
et
se
positionner
pour
s'imposer
selon
 les
 circonstances
 où
 il
 évolue,
 sans
 jamais
 donner
 prise
 :
 s'il
 «
ne
 se
 laisse
 pas
 approcher
»,
il
«
vous
touche
souvent
où
il
veut
»
et
«
vous
pose
la
face
seule
qu'il
 veut
».
 L'ironie
 de
 la
 formulation
 réside
 ici
 dans
 l'ambigüité
 entre
 le
 discours
 consensuel
 du
 lieu
 commun
 porté
 par
 l'indéfini
 «
on
»
 qui
 semble
 inclure
 le
 locuteur
 et
 la
 distance
 sous‐jacente
 du
 locuteur
 vis‐à‐vis
 de
 ce
 même
 discours
 sous‐tendue
par
la
forme
du
discours
rapporté.
La
dernière
phrase
consacrée
à
la
 mouche,
 par
 sa
 brièveté
 et
 
 la
 formule
 introductive
 «
En
 réfléchissant
»,
 semble
 fonctionner
 comme
 la
 leçon
 de
 l'apologue
 :
 ici
 il
 ne
 s'agit
 pas
 de
 marquer
 ses
 distances
avec
un
discours
(«
on
dit
que
»)
mais
d'en
proposer
un
nouveau,
dans
 lequel
 le
 locuteur
 est
 partie
 prenante
 («
on
 peut
 dire
 encore
»)116
 et
 qui
 fait
 du
 comportement
 
 ou
 façons
 d'être
 de
 la
 mouche
 un
 modèle
 de
 liberté
 pour
 les
 hommes,
 prisonniers
 qu'ils
 sont
 des
 représentations
 induites
 par
 des
 discours
 préconstruits
ou
préfabriqués,
vecteurs
de
préjugés
et
donc
à
même
d'occulter
la
 vérité.
Contrairement
à
la
mouche
qui
«
vole
à
son
affaire
»
selon
des
principes
qui
 lui
sont
propres
et
adéquats,
les
hommes,
dont
on
souligne
la
passivité
au
regard
 de
l'insecte
(«
les
hommes
regardent
voler
les
mouches
»),
sont
donc
dupes
de
leur
 paroles,
incapables
de
voir
la
vérité
des
choses
parce
qu'incapables
de
(re)mettre
 115
M.
Collot,
dans
la
notice
de
«
Le
sérieux
défait
»,
in
F.
Ponge,
Œuvres
complètes,
I,
p.
888.


116
 On
 peut
 penser
 ici
 que,
 sous
 couvert
 de
 simple
 ajout,
 l’adverbe
 «
encore
»
 indique
 plutôt
 une
 proposition
inverse
des
précédentes.


en
question
les
paroles
dont
ils
usent
et
dont
la
prétention
est
ici
ridiculisée
:
les
 jugements
 portés
 sur
 les
 agissements
 de
 la
 mouche
 et
 leurs
 conséquences
 renvoient
 les
 hommes
 à
 leurs
 propres
 inconséquences
 quant
 à
 leur
 relation
 aux
 paroles.
Cette
vérité,
qui
se
lit
en
creux
dans
le
discours
du
malheureux
orateur
,
 donne
 rétrospectivement
 toute
 leur
 légitimité
 et
 leur
 «
sérieux
»
 (entendu
 cette
 fois
 au
 sens
 de
 «
vérité
»)
 aux
 paroles
 du
 «
bouffon
».
 La
 situation
 comique
 dans
 laquelle
il
se
retrouve
n'oblitère
pas
le
sérieux
de
la
leçon
de
l'apologue
:
le
corps
 se
 joint
 à
 la
 parole117
 pour
 produire
 une
 communication
 efficace.
 L'opposition
 entre
l'homme
et
l'animal,
sur
laquelle,
parmi
d'autres,
s'appuie
l'esprit
de
sérieux,
 se
 trouve
 déconstruite
 par
 l'ironique
 et
 l'allégorique
 qui
 interrogent
 en
 même
 temps,
obliquement,
la
vérité
des
choses
et
des
discours,
qui
posent
la
question
du
 «
dire
»,
du
comment
dire
et
du
dire
vrai.

 
 
 I.
1.
2.
Un
modèle
:
Hamlet.


Une
 telle
 perspective
 peut
 également
 se
 lire
 dans
 un
 autre
 texte,
 tout
 aussi
 emblématique
puisqu'il
est
le
premier
de
ce
premier
recueil
et
auquel
«
Le
sérieux
 défait
»
 semble
 directement
 faire
 écho.
 Du
 fait
 de
 ce
 positionnement
 qui
 le
 surdétermine
 dans
 l'économie
 générale
 du
 recueil,
 il
 mérite
 une
 attention
 toute
 particulière
 pour
 mesurer
 l'importance
 de
 l'ironie
 et
 de
 la
 figure
 du
 bouffon
 qui
 l'incarne
:


«
Excusez
 cette
 apparence
 de
 défaut
 dans
 nos
 rapports.
 Je
 ne
 saurai
 jamais
 m'expliquer.


Vous
 est‐il
 impossible
 de
 me
 considérer
 à
 chaque
 rencontre
 comme
 un
 bouffon
?
Je
ris
maintenant
d'en
parler
d'une
façon
si
sérieuse,
cher
Horatio
!
Tant
 pis
!
Quelconque
de
ma
part
la
parole
me
garde
mieux
que
le
silence.
Ma
tête
de
mort
 paraîtra
dupe
de
son
expression.
Cela
n'arrivait
pas
à
Yorick
quand
il
parlait.
»118
 
 117
On
peut
d'ailleurs
remarquer
que
ce
qui
place
l'orateur
dans
la
situation
du
bouffon,
sa
mauvaise
 haleine,
emprunte
le
même
canal
que
ses
paroles,
la
bouche.
 118
DPE,
OC
I,
p.
3.



Ce
petit
texte
daté
de
la
même
année
que
le
précédent
mais
dont
la
rédaction
s'est
 poursuivie
 sur
 l'année
 1925
 a
 également
 été
 publié
 dans
 Le
 Disque
 vert
 avant
 d'être
repris
en
pièce
liminaire
des
Douze
petits
écrits,
sous
le
titre
«
Une
réplique
 d'Hamlet
»119.
Ce
titre
et
les
guillemets
qui
accompagnaient
la
version
préoriginale
 indiquaient
 plus
 explicitement
 une
 situation
 de
 discours120,
 comme
 dans
 «
Le
 sérieux
 défait
»,
 et
 faisaient
 clairement
 du
 personnage
 éponyme
 de
 la
 pièce
 de
 Shakespeare
 le
 sujet
 de
 l'énonciation.
 D'autre
 part,
 comme
 le
 souligne
 Maurice
 Delcroix121,
l'importance
quantitative
accordée
dans
le
texte
au
célèbre
dialogue
de
 Hamlet
avec
le
crâne
de
Yorick

(Acte
V,
scène
1)
est
telle
qu'on
peut
à
bon
droit
le
 considérer
 comme
 une
 réécriture
 de
 l'épisode
 shakespearien,
 d'autant
 plus
 que
 l'hypotexte
est
ici,
pour
reprendre
la
terminologie
de
Riffaterre,
«
obligatoire
»
tant
 il
appartient
aux
fondamentaux
d'une
culture
commune.


Dans
le
mesure
où
il
prolonge,
comme
le
texte
suivant
d'ailleurs,
la
dédicace
 initiale
à
Jean
Paulhan,
il
est
toujours
possible
de
le
référer
aux
«
rapports
»
avec
 son
 mentor.
 Mais
 sans
 nier
 cette
 dimension
 du
 texte,
 il
 semble
 plus
 pertinent
 de
 prendre
 au
 mot
 l'ambiguïté,
 dans
 l'adresse
 initiale,
 de
 la
 deuxième
 personne
 du
 pluriel
 («
Excusez
»)
 qui
 fait
 de
 toute
 communication
 verbale,
 en
 tant
 que
 production
 et
 réception,
 un
 malentendu122.
 Il
 convient
 en
 effet
 ici
 de
 mettre
 en
 rapport
 les
 deux
 parties
 du
 texte.
 La
 première,
 constituée
 de
 deux
 phrases
 juxtaposées
mais
dont
le
rapport
logique
est
sous‐jacent,
fait
naître
l'écriture
d'une
 situation
 d'incommunication.
 Tout
 en
 le
 déplorant,
 elle
 porte
 un
 jugement
 rédhibitoire
 («
jamais
»)
 sur
 l'impossibilité
 d'une
 parole
 efficiente,
 c'est‐à‐dire
 capable
à
la
fois
d'exprimer
pleinement
et
vraiment
le
sujet
parlant
et,
d'autre
part,
 d'être
comprise,
reçue
en
tant
que
telle.
Ce
paradoxe
d'une
communication
voulue
 mais
 clairement
 assumée
 sinon
 comme
 impossible,
 en
 tout
 cas
 toujours
 insatisfaisante,
 est
 à
 mettre
 en
 relation
 avec
 la
 seconde
 partie
 du
 texte
 dont
 la


119
Le
Disque
vert,
3°
année,
4°
série,
n°
2,
1925.


120
 Entrée
 en
 matière
 paradoxale
 :
 la
 série
 des
 «
écrits
»
 s'ouvre
 par
 une
 prise
 de
 parole
 et
 l'interpellation
d'un
interlocuteur.


121
Maurice
Delcroix,
«
Un
intertexte
évident
:
Hamlet
et
le
premier
des
Douze
petits
écrits
»,
CRIN,
n°
 32,
1996,
p.
106.


122
 Sur
 cette
 expérience
 fondatrice
 de
 l’écriture
 et
 sur
 les
 Douze
 petits
 écrits
 en
 général,
 voir
 J.
 M.
 Gleize,
Francis
Ponge,
Paris,
Seuil,
1988,p.
30‐43.


tonalité
 contraste
 singulièrement
 avec
 la
 précédente.
 À
 la
 déploration
 et
 à
 la
 posture
 d'infériorité
 qui
 l'accompagnent
 succède
 et
 s'oppose
 ici
 une
 tonalité
 revendicative,
 pour
 ne
 pas
 dire
 vindicative.
 Celle‐ci
 en
 effet
 répond
 à
 ce
 constat
 d'impuissance
 par
 un
 second
 paradoxe
 qui
 affirme
 la
 suprématie
 du
 sujet
 sur
 la
 conséquence
possible
d'une
telle
situation
(le
silence)
et
le
fonde
en
tant
que
sujet
 parlant
 (écrivant)
 :
 «
Quelconque
 de
 ma
 part
 la
 parole
 me
 garde
 mieux
 que
 le
 silence.
»
Il
s'agit
donc
de
parler
malgré
tout,
quitte
à
paraître
(plus
tard)
«
dupe
de
 son
 expression
».
 Allons
 un
 peu
 plus
 loin
 :
 «
paraîtra
»
 et
 non
 pas
 sera
 :
 en
 substituant
une
possible
perception
déformée
de
la
réalité
de
son
l'expression,
le
 sujet
instaure
une
distance
avec
son
interlocuteur
qui
est
celle
de
l'obliquité
et
se
 met
 en
 jeu
 en
 (se)
 jouant
 de
 ses
 paroles.
 D'où
 sa
 revendication,
 à
 l'ouverture
 du
 paragraphe
et
à
la
forme
interro
‐
négative,
comme
une
invitation
pressante
pour
 son
 interlocuteur
 à
 le
 considérer
 (à
 l'entendre
 et
 à
 le
 lire)
 exclusivement
 («
à
 chaque
rencontre
»)
et
sérieusement
dans
ce
rôle.
La
phrase
suivante
confirme
et


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