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La portée des données que nous avons rassemblées ici est limitée à la phase juridictionnelle de la chaîne pénale, nous dirions même à la seule décision judiciaire. Si elles peuvent fonder des

Dans le document Quand les policiers vont au Tribunal. (Page 99-103)

exercices itératifs de reconstruction vers l’amont (de la décision du juge à celle du procureur, de

celle du procureur à celle de l’officier de police judiciaire, de l’officier de police judiciaire à celle

du policier), ces exercices ne peuvent pour l’heure n’être que spéculatifs. Un indicateur fort,

toutefois, de l’étendue de l’arbitraire policier nous a été livré par les corrélations que nous avons

tenté de repérer entre le volume des IPDAP jugées et celui des autres infractions jugées sur le

même ressort. Aucune corrélation n’est établie, sauf avec les atteintes aux personnes ; et il n’est

pas jusqu’aux années de forte activité judiciaire en matière d’IPDAP qui ne soient des années de

forte activité judiciaire en matière de violences en population générale. Cela signifie assurément

que si les IPDAP sont une technologie de pouvoir fondée sur la part irréductible de

discrétionnarité policière, cette technologie n’est en rien une technologie de masse, mais un

instrument qui épouse les linéaments de la violence sociale, et qui seulement, aux marges permet

un supplément de régulation politique.

L’une des singularités de cette étude concerne par ailleurs la question rarement documentée

des discriminations selon l'origine des prévenus. D’une certaine manière, cette question n’est

qu’une autre formulation de celle visant l’exercice des moyens de perpétuation des inégalités

territoriales, compte tenu des politiques de logement des populations immigrées dans les

périphéries de nos grandes agglomérations.

Si les données relatives aux "Noirs" (Afrique subsaharienne et DOM-TOM) sont selon les

groupes trop hétérogènes et statistiquement peu significatives, celles relatives aux "Maghrébins"

indiquent une discrimination irréfutable et systématique : plus d’emprisonnement ferme ; un

emprisonnement prononcé plus long ; des constitutions de partie civile plus fréquentes. Cette

discrimination est entendue en termes statistiques : une série de différences significatives. Y a-t-il

pour autant "discrimination" au sens commun ? Là, tout se complique ; car la population

"Maghrébins" est aussi une population jugée pour des délits particuliers au sein des IPDAP, plus

souvent jugée "en récidive", plus souvent jugée en absence du prévenu... Implacable, la décision

judiciaire à la fois enregistre et multiplie les singularités d’une population qui, si elle se distingue

par son origine, se singularise aussi dans son rapport au pénal, formant en effet beaucoup plus

que les autres une population-clientèle du système judiciaire.

À ce titre, notre étude prolonge les résultats de l’étude de René Lévy, qui montrait qu’aux

deux stades de la décision policière et de la décision parquetière, les "Européens" recevaient

toujours un meilleur traitement, suivi par les "Africains", le groupe des "Maghrébins" étant

destinataire d’un traitement le plus défavorable ; et ce indépendamment de la structure des

infractions commises ainsi que de la structure sociale des groupes en question

91

. Notre étude

prolonge ces résultats, en montrant que les décisions intervenant à la phase ultérieure, la phase de

la décision judiciaire proprement dite, ne peuvent qu’entériner cet état de fait, sans ajouter

toutefois d’inégalité supplémentaire de traitement. En effet, les écarts de peines entre les groupes

ne sont pas "à infractions égales" : ce sont principalement les différentes distributions

d’infractions, et moins fréquemment les différents modes de jugement et types de comparution

qui produisent les inégalités constatées. S’il y a traitement différencié, au sens d’une agrégation de

différences autrement explicables que par elles-mêmes, c’est au stade policier et parquetier qu’on

les trouve, et non pas au stade juridictionnel.

Reste bien sûr la question des facteurs exogènes à la production de ces écarts qui font que,

au final, si 11 % des prévenus du groupe "autres" sont condamnés à de l’emprisonnement ferme,

ce sont 27 % de prévenus du groupe "Maghrébins", ou bien que si 24 % des prévenus du groupe

"autres" se voient opposer des parties civiles, ce sont 45 % des prévenus du groupe

"Maghrébins". On se souvient du propos de Bruno Aubusson de Cavarlay : "les personnes sont

condamnées avant les actes"

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, au sens où les "sans-profession" sont toujours, à infraction égale,

sur-condamnés. De notre côté, si l’on forçait le trait premier de nos données, le groupe

"Maghrébins" n’est jamais que le groupe des "déjà condamnés surreprésentés ", mais aussi le

groupe des " non répondant aux convocations judiciaires surreprésentés " et le groupe des

"prévenus jugés pour des actes appelant en eux-mêmes des peines d’emprisonnement

ferme surreprésentés ". Comparer les effets propres du groupe "Maghrébins" de notre étude au

groupe "sans profession" des études de B. Aubusson offre une impression indéniable de déjà vu ;

à la différence près que, cette fois, les actes sont condamnés avant les personnes.

91

L

ÉVY

, 1987.

Que reste-t-il alors des discriminations apparentes ? La force des apparences, justement.

On constate, entrant dans une salle d’audience, la sur-représentation immédiate des fils

d’immigrés maghrébins. Mais, en ce qui concerne les infractions étudiées ici, le regard est déjoué

par l’analyse. Ce que l’on voit depuis la salle d’audience, le juge, de l’autre côté de la barre, ne

semble pas le voir. D’un côté, le spectateur voit des fils d’immigrés maghrébins. De l’autre, le juge

sanctionne des actes et des trajectoires pénales. Le juge enregistre et consacre dans son ordre

propre des inégalités produites ailleurs, que le parquet et la police sont venus déposer à la barre.

À l’épreuve des regards portés sur le monde, si nos données contestent l’injustice de l'audience,

elles ne peuvent nourrir d’autre sentiment que celui de l’inégalité des prévenus.

B I B L I O G R A P H I E

AUBUSSON DE CAVARLAY B., 1985, Hommes, peines et infractions. La légalité de l'inégalité,

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