exercices itératifs de reconstruction vers l’amont (de la décision du juge à celle du procureur, de
celle du procureur à celle de l’officier de police judiciaire, de l’officier de police judiciaire à celle
du policier), ces exercices ne peuvent pour l’heure n’être que spéculatifs. Un indicateur fort,
toutefois, de l’étendue de l’arbitraire policier nous a été livré par les corrélations que nous avons
tenté de repérer entre le volume des IPDAP jugées et celui des autres infractions jugées sur le
même ressort. Aucune corrélation n’est établie, sauf avec les atteintes aux personnes ; et il n’est
pas jusqu’aux années de forte activité judiciaire en matière d’IPDAP qui ne soient des années de
forte activité judiciaire en matière de violences en population générale. Cela signifie assurément
que si les IPDAP sont une technologie de pouvoir fondée sur la part irréductible de
discrétionnarité policière, cette technologie n’est en rien une technologie de masse, mais un
instrument qui épouse les linéaments de la violence sociale, et qui seulement, aux marges permet
un supplément de régulation politique.
L’une des singularités de cette étude concerne par ailleurs la question rarement documentée
des discriminations selon l'origine des prévenus. D’une certaine manière, cette question n’est
qu’une autre formulation de celle visant l’exercice des moyens de perpétuation des inégalités
territoriales, compte tenu des politiques de logement des populations immigrées dans les
périphéries de nos grandes agglomérations.
Si les données relatives aux "Noirs" (Afrique subsaharienne et DOM-TOM) sont selon les
groupes trop hétérogènes et statistiquement peu significatives, celles relatives aux "Maghrébins"
indiquent une discrimination irréfutable et systématique : plus d’emprisonnement ferme ; un
emprisonnement prononcé plus long ; des constitutions de partie civile plus fréquentes. Cette
discrimination est entendue en termes statistiques : une série de différences significatives. Y a-t-il
pour autant "discrimination" au sens commun ? Là, tout se complique ; car la population
"Maghrébins" est aussi une population jugée pour des délits particuliers au sein des IPDAP, plus
souvent jugée "en récidive", plus souvent jugée en absence du prévenu... Implacable, la décision
judiciaire à la fois enregistre et multiplie les singularités d’une population qui, si elle se distingue
par son origine, se singularise aussi dans son rapport au pénal, formant en effet beaucoup plus
que les autres une population-clientèle du système judiciaire.
À ce titre, notre étude prolonge les résultats de l’étude de René Lévy, qui montrait qu’aux
deux stades de la décision policière et de la décision parquetière, les "Européens" recevaient
toujours un meilleur traitement, suivi par les "Africains", le groupe des "Maghrébins" étant
destinataire d’un traitement le plus défavorable ; et ce indépendamment de la structure des
infractions commises ainsi que de la structure sociale des groupes en question
91. Notre étude
prolonge ces résultats, en montrant que les décisions intervenant à la phase ultérieure, la phase de
la décision judiciaire proprement dite, ne peuvent qu’entériner cet état de fait, sans ajouter
toutefois d’inégalité supplémentaire de traitement. En effet, les écarts de peines entre les groupes
ne sont pas "à infractions égales" : ce sont principalement les différentes distributions
d’infractions, et moins fréquemment les différents modes de jugement et types de comparution
qui produisent les inégalités constatées. S’il y a traitement différencié, au sens d’une agrégation de
différences autrement explicables que par elles-mêmes, c’est au stade policier et parquetier qu’on
les trouve, et non pas au stade juridictionnel.
Reste bien sûr la question des facteurs exogènes à la production de ces écarts qui font que,
au final, si 11 % des prévenus du groupe "autres" sont condamnés à de l’emprisonnement ferme,
ce sont 27 % de prévenus du groupe "Maghrébins", ou bien que si 24 % des prévenus du groupe
"autres" se voient opposer des parties civiles, ce sont 45 % des prévenus du groupe
"Maghrébins". On se souvient du propos de Bruno Aubusson de Cavarlay : "les personnes sont
condamnées avant les actes"
92, au sens où les "sans-profession" sont toujours, à infraction égale,
sur-condamnés. De notre côté, si l’on forçait le trait premier de nos données, le groupe
"Maghrébins" n’est jamais que le groupe des "déjà condamnés surreprésentés ", mais aussi le
groupe des " non répondant aux convocations judiciaires surreprésentés " et le groupe des
"prévenus jugés pour des actes appelant en eux-mêmes des peines d’emprisonnement
ferme surreprésentés ". Comparer les effets propres du groupe "Maghrébins" de notre étude au
groupe "sans profession" des études de B. Aubusson offre une impression indéniable de déjà vu ;
à la différence près que, cette fois, les actes sont condamnés avant les personnes.
91
L
ÉVY, 1987.
Que reste-t-il alors des discriminations apparentes ? La force des apparences, justement.
On constate, entrant dans une salle d’audience, la sur-représentation immédiate des fils
d’immigrés maghrébins. Mais, en ce qui concerne les infractions étudiées ici, le regard est déjoué
par l’analyse. Ce que l’on voit depuis la salle d’audience, le juge, de l’autre côté de la barre, ne
semble pas le voir. D’un côté, le spectateur voit des fils d’immigrés maghrébins. De l’autre, le juge
sanctionne des actes et des trajectoires pénales. Le juge enregistre et consacre dans son ordre
propre des inégalités produites ailleurs, que le parquet et la police sont venus déposer à la barre.
À l’épreuve des regards portés sur le monde, si nos données contestent l’injustice de l'audience,
elles ne peuvent nourrir d’autre sentiment que celui de l’inégalité des prévenus.
B I B L I O G R A P H I E
AUBUSSON DE CAVARLAY B., 1985, Hommes, peines et infractions. La légalité de l'inégalité,
Dans le document
Quand les policiers vont au Tribunal.
(Page 99-103)