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Partie III : L’essoufflement (1958-1968)

Chapitre 7 : Diogènes ou Savonaroles des lettres ?

A. Le populisme

1. LE PEUPLE SPOLIE DE SA SOUVERAINETE

Marcel Aymé ne remet jamais en cause la démocratie dans son principe mais en dénonce avec opiniâtreté l’impuissance, le caractère oligarchique, et surtout la corruption. Il y consacre d’ailleurs un essai en 1938, Silhouette du scandale et plusieurs articles. Antiparlementaire, il dénonce régulièrement le clientélisme des élus : « les parlementaires collaborent bien quelquefois avec le peuple, mais c’est à l’occasion des élections »456. En outre, si c’est un démocrate, il méprise les urnes457 et le revendique

fièrement comme dans cet article du 1er mai 1935 où il se réjouit de voir un nombre croissant d’élec-

teurs prendre la voie de l’abstentionnisme : « Quand je pense aux efforts qui ont été dépensés pour faire triompher le principe du suffrage universel, je ne ressens même pas la moindre honte de me déro- ber ainsi à mes obligations civiques et c’est bien le plus attristant (…) Je me console en pensant que nous sommes quelques cent mille dans le même cas, et que nous serons bientôt plusieurs millions ».

Nimier et Blondin, de formation maurrassienne, partagent un antiparlementarisme virulent et une critique récurrente de la politique « politicienne ». Nimier recherche d’ailleurs après la guerre une alliance entre monarchisme et socialisme, ce qui l’amène à prôner la « démocratie intégrale ». Il rédige à cette occasion un tract éclairant « Démocratie ou fascisme ? Il faut choisir » : « le fascisme, ils savent ce que c’est. Pendant quatre ans, ils ont vécu sous la domination intransigeante de Vichy. Pendant quatre ans, ils ont étouffé sous la tyrannie allemande. C’est pourquoi les Français ne se contenteront pas d’une dictature mal camouflée en république. Ils exigeront la démocratie intégrale, celle de 89, de 48 et de 71 »458. L’antiparlementarisme de Blondin a aussi des accents populistes, quand il s’exclame

en décrivant des députés de gauche « Ô peuple, voilà comment on s’habille pour 350 000 francs par an ! »459 ou quand il se réjouit de la candidature d’Abel Pomarède, un « ouvrier vigneron et nationa-

liste » (double mérite pour cette incarnation d’un type d’homme « éminemment français ») et espère sa victoire sur le « vautour polytechnicien » qui lui fait face460.

Leur populisme se nourrit d’un discours anti-élites (les Hussards sont en même temps très anti- égalitaires) et repose ainsi sur la dénonciation des collusions entre les pouvoirs financiers et les pou- voirs politiques, réunis sous l’étiquette commode de « système ».

456 AYME Marcel, « Cent ans après », Marianne, 17 janvier 1934

457 Il revendique le vote blanc dès 1928 comme en témoigne la lettre du 19 avril 1928 qu’il adresse à son frère

Georges citée dans Lettres d’une vie.

458 DAMBRE Marc, Roger Nimier, hussard du demi-siècle, Flammarion, p. 135 459 BLONDIN Antoine, « Autant en emporte le vote », Paroles françaises, avril 1946 460 BLONDIN Antoine, « Abel Pomarède », La Nation française, 19 novembre 1958

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2. DEFENSE DES FAIBLES

Le populisme de Marcel Aymé, a une facette sociale contrairement à ses cadets qui ne l’utilisent que comme une arme politique de contestation antiparlementaire. Il a grandement contribué à lui construire une réputation d’homme de gauche dans les années 30. Dans de très nombreux articles tout au long de sa carrière, Marcel Aymé prend régulièrement la défense des impécunieux et dénonce l’indifférence à la misère sociale, mais toujours avec des accents populistes car ses préoccupations sociales sont l’occasion de fustiger le clientélisme des « politiciens » ou la fausse bonne conscience des élites. Trois causes lui importent tout particulièrement : les enfants de l’Assistance publique461 qui n’intéressent pas la sphère politique car ils sont dénués de poids électoral,

les clochards – il fustige les passants indifférents mais leur charité l’exaspère encore plus - et les chômeurs.

Cette défense des « faibles » est une constante : on la retrouve souvent en chute d’articles alors qu’elle n’a a priori aucun rapport avec le sujet traité. Ainsi à la fin de l’article répondant à une enquête de La Gerbe sur les bombardements (l’enquête espérait obtenir une verte dénonciation de la part des participants), Marcel Aymé invite ses lecteurs à se préoccuper davantage des taudis et de la ségrégation urbaine que de la préservation du patrimoine architectural : « Pour nous consoler, disons- nous que la destruction de tant de quartiers pittoresques et photogéniques est en même temps celle d’ignobles taudis où des centaines de milliers de Français croupissaient sans air ni lumière, à l’ombre des notaires et des problocs rogneux »462. Cette prise de liberté avec le sujet initial permet à Marcel

Aymé de dénigrer un faux scandale en attirant l’attention du lecteur sur un le vrai scandale de la misère sociale négligé par confort et hypocrisie. Il utilise ce même procédé en prenant la défense de la pièce Le Satyre de la Villette de René de Obaldia jugée indécente par certains critiques le 4 avril 1963 dans Le Monde : « Savent-ils qu’à Paris seulement, il existe des milliers et des milliers de familles n’ayant pour tout logement qu’une pièce unique où la promiscuité est telle que des petites filles, souvent plus

461 AYME Marcel, « Les Négriers », Marianne, 30 janvier 1935, « Assistance », Marianne, 25 décembre 1935, et

« Brutus », Marianne, 23 mai 1934

462 AYME MARCEL, réponse à une enquête de La Gerbe « Les élites françaises devant le saccage de la France »

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jeunes qu’Eudoxie, assistent très habituellement à la vie intime de leurs parents – et je n’en dis pas plus »463.

Le héros de Marcel Aymé, c’est donc le pauvre qui sans être révolutionnaire ou encarté dit merde. Il rend par exemple hommage à un ouvrier chômeur qui a préféré se suicider que mendier464 :

« Il se pendait pour manifester son dégoût de la charité (…) Son dessein n’était pas de tirer des pleurs d’attendrissement à quelques dames patronnesses (…) Je vous prive du plaisir d’être bon et du bénéfice que vous en auriez dans l’autre monde, mais vous saurez bien vous rattraper avec d’autres claque- dents ».

3. REFUS DE L’IDEALISATION DU PEUPLE

Pour Marcel Aymé principalement, les victimes sont toujours les complices consentantes de leurs bourreaux : Silhouette du scandale, sa première grande philippique, vise bien sûr les dirigeants politiques corrompus et incompétents de la IIIème République, mais surtout ceux qui leur ont apporté leur suffrage. L’auteur n’est pas tendre envers son lecteur : les dirigeants agissent en toute impunité avec la caution tacite de leur masse électorale. Indifférent au scandale, il n’a que les dirigeants qu’il mérite. Les imbéciles sont donc responsables de leur malheur, comme l’affirme sans fard le repris de justice d’une chronique de Marcel Aymé : « J’ai meilleure opinion de l’humanité, vois-tu. Je prétends qu’il y a au moins autant d’imbéciles que de crapules, et je trouve toujours mon avantage à les distin- guer. Tu me diras que d’un côté, il y a plus d’agrément à filouter un filou ; d’accord, et c’est aussi plus moral. Mais d’un autre côté, quand tu vends vingt-cinq francs un bouchon de carafe à un imbécile, est- ce que tu ne lui vends pas une bonne leçon en même temps ? »465

En outre, le populisme du trio ne se double pas donc du tout d’une idéalisation du peuple. Au contraire, la foule, la société, la masse sont suspectes et négatives aux yeux de Marcel Aymé qui se méfie de l’« abrutissement de l’esprit de troupeau ». Les entités collectives ont toujours besoin de boucs émissaires et il préfère Dervaux le dépeceur à la société qui l’a condamné, ou Loirin le collabo- rateur traqué à Jourdan son traqueur zélé.

Ils se moquent ainsi volontiers de l’héroïsation du prolétariat par les intellectuels communistes en employant une métaphore christique pour se moquer de ce relent caché de christianisme :

463 AYME Marcel, « Sur un prétendu scandale », Le Monde, 4 avril 1963 (in Vagabondages p. 166)

464 AYME Marcel, « Le billet du pendu », Marianne, 20 juin 1934

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Gaigneux, l’ouvrier venu au communisme par son milieu social et que Marcel Aymé présente sous un jour plutôt favorable, reste ainsi perplexe devant les envolées lyriques de Jourdan le bourgeois : « A l’entendre, la classe ouvrière devenait une divinité mille-pattes apparaissant à la fois comme une théorie de martyrs extatiques, une armée haillonneuse de paladins assoiffés d’héroïsme et une procession d’archanges à culs roses ». Laurent se moque aussi de Marx qui a introduit dans une « démonstration à prétention scientifique une notion morale du prolétariat crucifié qui est d’origine chrétienne »466 et Blondin de Lucien Combelle incitant les jeunes fascistes à quitter leurs livres pour

tâter du labeur ouvrier : « Je veux bien les considérer comme un Christ de tous les jours, crucifiés pour que je puisse continuer impunément à feuilleter des pages et à en écrire d’autres. Mais je suis obligé d’avouer, avec mes chers classiques, que c’est l’homme qui m’intéresse plus que la condition »467

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