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I. Administrateur et homme de sciences

1.2. Un homme entre deux mondes

1.2.2. La politique des sciences

Condorcet ne cessa de proposer des plans de réformes de l'institution savante en imaginant notamment un système centralisé et rationalisé au même titre qu'une administration d’État. Ces projets rejoignaient l'idéal baconien développé dans La Nouvelle Atlantide. Cette tradition qui inspirait déjà la République des sciences inspire le projet soumis par Condorcet à Malesherbes en

101Ibid., p. 91.

102Cité par HAHN, Roger, L'anatomie d'une institutions scientifique, p. 177.

103Condorcet à Turgot, 1772 ou 1773, CONDORCET, Jean-Antoine-Nicolas de Caritat, TURGOT, Anne-Robert-Jacques, Correspondance inédite de Condorcet et de Turgot, 1770-1779, Paris, Charavay frères, 1883, p. 127.

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1776, lequel s'attachait à la centralisation des académies provinciales. Il s'agissait non seulement de créer un espace propice à la découverte de savoirs utiles pour le bien public garanti par le soutien du monarque, mais aussi de diffuser ces connaissances. À ses yeux, l'inconvénient de la structure de l'Académie des sciences provenait de l'esprit corporatiste qui y régnait, dû en partie au modèle hiérarchique repris sur l'ordre social de l'Ancien Régime104. K. M. Baker indique que pour Condorcet comme pour Bacon, « la science réclamait l'administration et l'organisation rationnelle des choses ». Cet enjeu d'organisation de la recherche scientifique se concrétise dans la politique des sciences pratiquée par le gouvernement et que Trudaine de Montigny incarne bien en tant qu'intendant des finances et membre honoraire de l'Académie. Condorcet relève sa perception du travail savant et semble lui attribuer ses propres conceptions d'une bonne administration des sciences.

M.Trudaine qui voyait les Sciences plus encore en homme d'État qu'en Physicien, semblait préférer la Chimie à toutes les autres, parce qu'il la croyait la plus utile.105

Il voyait les Savants comme des Citoyens utiles, comme des hommes supérieurs aux autres par leurs lumières, et qui, préservés de l'ennui et de l'oisiveté, échappent aux deux causes de corruption les plus dangereuses peut-être, parce qu'elles sont les plus communes (…) : il savait estimer les Savants, les servir et ne jamais prétendre à les protéger. Cette conduite prouve qu'il a été du petit nombre des gens en place qui ont aimé les talens pour eux-mêmes106

Comme Turgot le rappelait, les réalisations de l'administration doivent se soumettre à l'exigence principale de l'utilité publique107. Trudaine y renvoie aussi dans ses lettres au contrôleur général après la disgrâce de Turgot. Le monde savant devait être régi par la même loi, conformément à l'idéal baconien, la recherche de nouveaux savoirs ne pouvant se mener à des fins spéculatives, mais dans l'optique d'un bien général. L'administrateur éclairé du point de vue de Condorcet devra donc intégrer le travail des savants dans une même politique qui tend vers la rationalisation des différents domaines et leur centralisation sous l'égide d'un pouvoir assurant au mieux les conditions matérielles de leur travail. Cet idéal rejoint celui des libéraux qui voyaient dans l’État le garant des libertés individuelles concernant le commerce et les échanges. Condorcet partageait ces vues108. Si l'antagonisme entre dirigisme et libéralisme doit moins prévaloir que les divisions au sein des libéraux eux-mêmes109, Trudaine, malgré son engagement libéral, a pu paraître comme un interventionniste zélé. Condorcet lui-même jugeait certaines de ses vues impropres à l'administration du monde savant. Ces critiques rejoignent celles formulées par l'intendant de province à l'encontre de la rigueur du contrôle opéré par

104BAKER, K. M., « Les débuts de Condorcet au secrétariat de l'Académie royale des Sciences (1773-1776) », Revue d'histoire des sciences et de leurs applications, tome 20, n°3, 1967, p. 275.

105HARS, 1777, p. 92. 106Ibid., p. 93.

107BAKER, Ibid., p. 275.

108PERROT, Jean-Claude, « Condorcet : de l'économie politique aux sciences de la société », op. cit., pp. 364-365. 109MINARD, Philippe, La fortune du colbertisme, p. 348.

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Trudaine père sur la conduite de ses subalternes et exécutants. Leur volonté tenace de maîtriser la totalité de leur administration a pu produire de légers conflits avec d'autres représentants du pouvoir royal et d'autres experts. Dans ce même éloge, Condorcet mentionne « le goût de la dissipation » que montrait Trudaine, c'est-à-dire de la dispersion des ses intérêts et de ses engagements, ainsi que des velléités d'intervention dans des domaines qu'il ne contrôlait pas directement, ainsi de son désir de soutenir les expériences des académiciens par un budget consacré à cet effet. Condorcet s'y oppose au motif que cette aide ne ferait que renforcer la « physicaille » au détriment de la géométrie, soit du travail théorique. Il écrit à Turgot : « Il faut donner à un savant de quoi vivre, de quoi suivre son génie, et le laisser faire ce qu'il veut. Jamais homme de génie n'ira soumettre à une académie un plan d'expérience »110 Deux points de vue s'opposent, l'administrateur cherche à intervenir dans le monde savant pour le bien de l’État et Condorcet raisonne avant tout sur le bien des sciences, lequel s'assimile au bien public. Il exprime un avis qui tranche avec l'esprit de l'Académie des sciences en défendant le libre cours des expériences qui ne serait guidé que par sa propre nécessité plutôt que dans l'intérêt de l’État et dans leur utilité. Il fallait avant tout « ne songer qu'au bien des sciences ». Condorcet prévenait Turgot d'en informer son intendant des finances, ainsi l'engagement de Trudaine auprès de l'Académie pouvait-il heurter la réalité du travail savant dont chaque membre privilégiait aussi son propre mérite par la présentation de ses découvertes obtenues grâce à ses libres expériences plutôt que par une demande émanant de l’État. Il faut pourtant nuancer cette autocélébration des académiciens dont les découvertes relevaient souvent, même si certains le passaient sous silence, d'un travail commandé par la royauté, ou d'une proposition de prix, voire de l'imitation des expériences d'autres savants. Les recherches de Lavoisier sur l'air inflammable aboutissant à sa retentissante attaque contre le phlogistique furent motivées par ces trois modalités. L'opinion de Condorcet à l'encontre de Trudaine provient aussi, en partie, de son conflit contre d'Arcy et Borda pour son accession au poste de secrétaire perpétuel.

En tant qu'homme d’État s'intéressant aux sciences autant qu'au commerce et loué par l'Académie sous la plume de Condorcet, la figure de Trudaine se rapproche du projet de réforme de l'administration des académies dans un sens plus égalitaire et plus centralisé ; mais, la pratique de l'homme d’État envers cette institution entrait parfois en contradiction avec l'intérêt des savants selon ce même idéal. Condorcet montre ainsi ses contradictions qui sont mises en évidence par l'équivalent que représente l'intermédiaire entre monde savant et monde administratif : Trudaine de Montigny.

110Condorcet à Turgot. CONDORCET, TURGOT, op. cit., p. 128. L'opposition de Condorcet s'explique aussi par le fait

que la somme de 12 000 livres prévue par Trudaine constituait une partie de la gratification du secrétaire perpétuel de l'Académie que Condorcet s'apprêtait à devenir.

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