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TITRE II UN BASCULEMENT SANS PRÉCÉDENT DE LA DONNE

Section 1 La politique française en Syrie : un choix pragmatique ?

L’émotion dont on affuble la politique syrienne du mandat de François Hollande contraste avec l’image que donnent beaucoup de collaborateurs et de journalistes d’un homme au sang-froid, sans affect, qui sait prendre des décisions cruciales sans sourciller. En effet, il

se pourrait en réalité que loin de se laisser dicter sa conduite par une quelconque émotion, la politique syrienne de François Hollande soit le fruit d’un pragmatisme un peu cynique. En

attestent le retour d’une diplomatie économique forte sous son mandat (§1), dont les retombées peuvent être vues comme structurantes, en particulier dans les pays du Golfe, soutiens immodérés de l’opposition à Bachar al-Assad (§2).

§1 – Le retour de la diplomatie économique sous François Hollande

François Hollande a fait de la diplomatie économique une des priorités de l’action de la France à l’étranger sous son quinquennat. Cette réorientation s’articule à l’ambition affichée

de faire de la France une puissance influente. La diplomatie économique est donc relancée

sous l’égide de Laurent Fabius en 2012 : le ministère des Affaires étrangères devient le ministère des Affaires étrangère et du développement international (MAEDI), et intègre pleinement l’économie dans son périmètre d’action. En témoignent un renforcement des liens

avec Bercy, la création d’une direction des entreprises et de l’économie internationale, la nomination d’un secrétaire général adjoint venu du ministère de l’Economie… Laurent Fabius

attache beaucoup d’importance à cette dimension économique, qui permet selon lui de véhiculer les valeurs promues par la France et de renforcer sa capacité de rayonnement à l’international1.

Au-delà de ces préoccupations symboliques, auxquelles la France reste attachée, il existe plus prosaïquement des « nécessités de la balance commerciale et de l’emploi »2. En

effet, la relance de la diplomatie économique rencontre aussi des enjeux pragmatiques, visant à sortir du marasme dans lequel la France est embourbée et qui a été l’objectif principal du quinquennat. Afin de pourvoir à ces besoins ont été encouragées ces dernières années les

exportations d’armements, qui constituent une manne rémunératrice pour la France. Il est

estimé que sur la période 2008-2013, ces exportations ont permis de réduire le déficit commercial de cinq à huit points3.

Ces exportations sont aussi nécessaires car elles permettent à l’Etat, premier client mais aussi premier actionnaire des industries de défense, de conserver un approvisionnement indépendant pour ses équipements de défense. De plus, c’est un secteur économique qui

génère près de 165 000 emplois, dont 40 000 sont liés aux exportations4. La bonne santé de la

Base industrielle et technologique de défense (BITD) préoccupe Paris, surtout dans un contexte européen qui encourage la libre-concurrence et livre les industries européennes de défense à une concurrence parfois déloyale par rapport aux industries extracommunautaires qui bénéficient de protections chez elles. François Hollande déclarait ainsi en juillet 2013

qu’ « il faut une économie forte pour payer nos actes de souveraineté »5. Et cela est plutôt une

réussite : la France est désormais le troisième exportateur mondial d’armements derrière les Etats-Unis et la Russie. En 2015, les ventes ont atteint le chiffre record de 16,9 milliards

d’euros, plus du double du résultat de l’année précédente. Lors de l’annonce traditionnelle de

ses chiffres en mars 2017, la DGA ne s’est pas prononcée sur les exportations, pour ne pas inclure d’opérations encore incertaines, mais il est estimé que les prises de commande devraient atteindre 20 milliards d’euros6

.

1 Laurent FABIUS. 37, Quai d’Orsay. Diplomatie française, 2012-2016. Plon, 2016, p. 171.

2 Christophe AYAD. “La diplomatie illisible de François Hollande”. Le Monde, 14 février 2015. Disponible sur :

http://www.lemonde.fr/international/article/2015/02/14/la-diplomatie-illisible-de-francois-hollande_45766 23_3210.html

3 MINISTERE DE LA DEFENSE. Rapport au Parlement sur les exportations d’armement, juin 2016, p. 10. 4 MINISTERE DE LA DEFENSE, CIDEF. Les exportations françaises d’armement : 40 000 emplois dans nos

régions. Etude d’impact social, économique et technologique, septembre 2014.

5 Xavier PANON. Dans les coulisses de la diplomatie française, de Sarkozy à Hollande. L’Archipel, 2015, p. 49. 6 Olivier FOURT. “Les secrets des exportations françaises d’armement”. RFI, 1 mars 2017. Disponible sur :

http://www.rfi.fr/france/20170301-france-armement-exportations-secrets-methode-qualite-superieure-situation- geopolitiq

Et depuis 2010, c’est essentiellement au Moyen-Orient, et notamment dans les pays du Golfe, que se déploie notre diplomatie économique. De 2010 à 2015, 54% des prises de

commandes françaises émanent du Proche et Moyen-Orient7. Ces Etats ont fortement

augmenté leurs importations d’armements sur la décennie 2005-2015. Avec ces Etats, la

France partagerait des préoccupations similaires liées à la sécurité. Le rapport du ministère de

la Défense rendu au Parlement en juin 2016 confirme que dans ces pays, la France répond à « un besoin légitime […] de renforcer leur sécurité, d’affirmer leur souveraineté, et surtout, de participer aux côtés de la France à des opérations internationales contre le terrorisme »8.

Ainsi, les trois premiers clients de la France sont aujourd’hui l’Arabie saoudite, le Qatar et l’Egypte. En 2015, la France a remporté ses premiers contrats pour l’exportation du Rafale. Le

premier est intervenu avec l’Egypte, et le second a été conclu avec le Qatar, qui a commandé en mai 2015 vingt-quatre avions de chasse français. A l’Arabie saoudite, la France livre des

munitions d’artillerie, accompagnées de camions Caesar, ainsi que des obus de mortier9 .

Riyad avait aussi conclu un contrat de trois milliards avec Paris pour que celle-ci dote l’armée libanaise de matériel français.

Ce qui peut amener à lier ces exportations avec la guerre en Syrie résulte d’un constat simple : la vente d’armements implique bien plus qu’une simple relation commerciale.

Comme le dit Jean-Yves le Drian, « ce renforcement de la filière industrielle de défense […] est aussi l’occasion de créer ou de renforcer des partenariats stratégiques »10. Jean-Yves le

Drian, ministre de la Défense de 2012 à 2017, prend en charge cette dimension de la relation.

Souvent dépeint comme un « infatigable VRP »11, il se rend régulièrement chez ses

partenaires pour tenter d’établir avec eux des liens privilégiés. Cette relation de confiance est

à la base des exportations d’armements, car ces dernières engagent les Etats sur le long terme.

Par conséquent, « l’objectif recherché est bien de créer un lien étroit avec les Etats importateurs »12. La vente d’armements peut donc se traduire par un soutien symbolique ou

réel dans d’autres secteurs de la relation, dans d’autres dossiers où les parties sont liées. Par

exemple, François Hollande était le premier chef d’Etat occidental à être convié au sommet du Conseil de coopération du Golfe (CCG) en mai 2015, geste important de la part de ses

7 MINISTERE DE LA DEFENSE. Rapport au Parlement, op. cit., p. 8. 8 Ibid., p. 9.

9 Jean GUISNEL. “Armement : la France, supermarché de l’Arabie saoudite”. Le Point, 20 mars 2017.

Disponible sur : http://www.lepoint.fr/editos-du-point/jean-guisnel/armement-la-france-supermarche-de-l-arabie- saoudite-20-03-2017-2113291_53.php

10 MINISTERE DE LA DEFENSE. Rapport au Parlement, op. cit., p. 5. 11 Xavier PANON, op. cit., p. 52.

partenaires13. En Syrie, il y a aussi matière à approfondir la relation : la France, tout comme

ses principaux clients, l’Arabie saoudite et le Qatar, est impliquée aux côtés de l’opposition, soutenue à plusieurs niveaux depuis le déclenchement du conflit.

§2 – Ménager ses clients du Golfe en Syrie ?

On observe donc depuis le déclenchement de la guerre en Syrie en 2011 la juxtaposition de deux éléments : à la fois un rapprochement entre la France et deux Etats du Golfe, l’Arabie saoudite et le Qatar, et un certain durcissement de la position française à l’égard du régime syrien. Cette corrélation intéressante donne matière à réfléchir, certains n’hésitant pas à

démontrer un lien de causalité entre les deux.

Le ralliement français à la ligne qataro-saoudienne de soutien à l’opposition syrienne aurait été une contrepartie à des prises de commande de ces deux Etats vers la France.

Inversement, on peut aussi voir les exportations d’armements françaises vers les pays du Golfe comme le résultat d’une position dure prise par la France dès le début du conflit. Riyad

et Doha auraient été satisfaits de la ligne intransigeante prise par la France à l’égard de Damas, et donc de Téhéran. Les retombées économiques que ces contrats auraient engendrées

auraient encouragé la France à persister dans une politique dure à l’égard du régime et dans un soutien à l’opposition, notamment par la création dès 2011 du CNS, dans laquelle sont intervenus l’Arabie saoudite et le Qatar, comme nous l’avons vu.

Un diplomate élyséen cité par David Revault d’Allonnes, journaliste au Monde ayant suivi le président dans ses déplacements et ayant consacré un ouvrage à ses « guerres », n’hésite pas à dire que « ce qui s’est produit à Doha et à Riyad est un dividende de notre politique »14. Caroline Galactéros, docteur en science politique critique de la politique

étrangère française au Proche-Orient, affirme elle aussi que notre diplomatie économique dans le golfe Persique limite notre champ d’action en Syrie, nous forçant à prendre le parti de groupes sunnites parfois radicaux, faisant le jeu de ceux-là mêmes que nous combattons au Mali. Elle parle d’un « hiatus stratégique béant » et d’une « totale incompréhension du

réel »15. Même si elle était rationnelle, cette stratégie conduirait inévitablement la France à un

« grand écart stratégique »16. En Syrie, il subsiste de fortes divergences entre la France et les

13 “Riyad : Hollande invité au sommet du Conseil de coopération du Golfe”. RFI, 5 mai 2015. Disponible sur :

http://www.rfi.fr/moyen-orient/20150505-riyad-hollande-invite-sommet-conseil-cooperation-golfeccg-iran-

14 David REVAULT D’ALLONNES. Les guerres du président. Seuil, novembre 2015, p. 81.

15 Caroline GALACTEROS. “La décision de Vladimir Poutine humilie la diplomatie française”. Figaro Vox, 11

octobre 2016. Disponible sur : http://www.lefigaro.fr/vox/monde/2016/10/11/31002-20161011ARTFIG00146- caroline-galacteros-la-decision-de-vladimir-poutine-humilie-la-diplomatie-francaise.php

deux puissances du Golfe, notamment dans leur soutien à l’opposition. Tandis que Paris

s’échine depuis 2011 à trouver une opposition modérée à qui elle pourrait livrer des équipements létaux et non létaux, Riyad et Doha n’hésiteraient pas à livrer des armements à des factions bien moins laïques, prêtant le flanc à des accusations de soutien au terrorisme.

Au-delà de la Syrie, cette situation mettrait la France en porte-à-faux vis-à-vis des valeurs que qu’elle porte par ailleurs. Comment soutenir le droit des peuples à disposer d’eux-

mêmes en Syrie, en saluant des citoyens qui se battent pour leur liberté contre un régime tyrannique, et faire d’Etats dont les droits de l’homme ne sont pas la première priorité des partenaires stratégiques ? La France soutiendrait un dictateur en Egypte, alors qu’elle lutterait contre un autre en Syrie. La France se battrait pour faire prévaloir des valeurs de liberté,

d’égalité, de dignité en Syrie, alors qu’elle les oublierait sciemment en Arabie saoudite, ou encore plus au Yémen, où une coalition arabe fait des ravages parmi les populations civiles depuis plus de deux années17.

Au ministère des Affaires étrangères, certains conseillers confirment que la France a « modéré les propos sur les droits de l’homme », qui devenaient un « irritant bilatéral »18.

D’autres assument complètement et assurent que la France a « une carte à jouer en ce moment. On ne veut pas raconter d’histoires selon lesquelles ce serait la démocratie. On veut

juste des alliés majeurs dans la région et vendre ce putain de Rafale ! »19. Notre intérêt

aujourd’hui serait d’ignorer les exactions commises par nos partenaires en Egypte, en Arabie saoudite, au Yémen, tout comme cela était le cas avec la Syrie et d’autres pays du Maghreb avant les printemps arabes, pour des raisons de stabilité. François Hollande est-il alors un

« hyperpragmatique » ou se rend-il coupable d’un « naufrage moral »20 ? Se prévaloir de considérations éthiques et morales en Syrie n’est-il qu’une posture ?

Cette réflexion est incertaine. Elle semble redonner une part de rationalité à l’action

extérieure de la France en Syrie, et peut permettre d’éclairer sa ligne impitoyable et sans concessions à l’égard du régime. Ce qu’on peut constater de manière sûre en revanche, c’est la

place que le phénomène terroriste a acquis au cours des dernières années. Il est une des

raisons qui conduisent à penser qu’une redéfinition de la politique française à l’égard de la Syrie est en cours.

17 Pierre COCHEZ. “Au Yémen, la famine au bout de deux ans de guerre”. La Croix, 23 mars 2017. Disponible

sur : http://www.la-croix.com/Monde/Moyen-Orient/Au-Yemen-famine-bout-deux-guerre-2017-03-23-1200834

18 David REVAULT D’ALLONNES, op. cit., p. 82. 19 Ibid.