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Lorsque nous avons commencé à lire des articles de presse sur le renouveau de Detroit plusieurs choses ont attiré notre attention. D’abord, toutes les nouvelles initiatives, quelle que fût leur nature, étaient présentées dans le même ensemble, sous la même catégorie. Toutes étaient interprétées comme des signes annonciateurs du renouveau de la ville et composaient

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un nouveau récit présentant Detroit sous un jour nouveau et positif. Par exemple, des opérations immobilières de grande ampleur menées par des hommes d’affaires milliardaires au centre-ville étaient mises sur le même plan que la création de jardins partagés dans des quartiers pauvres se revendiquant de mouvements de justice sociale et alimentaire (Paddeu, 2015). Toutes semblaient participer d’un seul et même grand projet : la métamorphose et la renaissance de Detroit en « ville créative ». Les discours médiatiques (et parfois institutionnels) nous ont paru réduire toute la diversité et la complexité des activités et opérations menées par une grande variété d’acteurs à un seul et même grand projet. « Tout peut accéder à la dignité du projet y compris les entreprises hostiles au capitalisme. […] On masque le capitalisme tout comme la critique anticapitaliste », écrivent Luc Boltanski et Eve Chiapello (1999 : 167).

Ensuite, ces nouveaux récits positifs, ou alors méconnaissaient les éléments du passé et du contexte socio-historique et culturel de la ville, ou alors absorbaient ces éléments en les mettant sur le même plan que les nouvelles initiatives. En partant de ces observations et en approfondissant nos recherches préliminaires, nous avons tiré un premier constat : deux nouveaux récits aux contours perméables, en apparence spontanés, semblent coexister et l’un, celui des « Nouveaux Pionniers » semble subsumer l’autre qu’on pourrait nommer « DIY Detroit ». S’appuyant sur ces nouveaux récits et y faisant référence, des discours et des politiques beaucoup plus structurés et délibérés font la promotion de la créativité et des industries créatives à Detroit, qu’ils cherchent à transformer en ville créative. A ce stade, il est nécessaire de décrire la nature de ces nouveaux récits.

Identification intiale de nouveaux récits à Detroit

Une présentation brève de ces récits permet d’expliquer la genèse et l’objectif initial de notre recherche. Toutefois, à ce stade du mémoire il ne peut s’agir que d’un aperçu qui rend compte de l’état d’avancement de nos réflexions au moment où nous avions seulement entrepris quelques recherches préliminaires. Ceci, afin de révéler le cheminement de la réflexion vers une problématique et des hypothèses. La question des récits sera traitée de façon nettement plus détaillée et analytique au chapitre 4.

Un premier récit identifié est celui qui présente Detroit comme un « Nouveau Far West » (New Frontier) ou comme une ville de pionniers c’est-à-dire à la fois comme une ville dévastée où tout est à refaire et comme la grande ville la plus accessible et bon marché des Etats-Unis. Les barrières à l’entrée y sont extrêmement faibles, ce qui en fait un terrain de jeu idéal pour toutes les sortes d’entrepreneurs, de créatifs et de « preneurs de risque » (risk

53 takers). Il s’agit quasiment d’un métarécit tant il est englobant et tant il a tendance – mais en conférant toujours une importance primordiale à l’accessibilité de la ville pour un certain type d’individus « créatifs » et entreprenants – à s’étendre progressivement en faisant référence à tout ce qui a un caractère nouveau ou innovant à Detroit aujourd’hui. L’article intitulé « Detroit Pushes Back with Young Muscles » de Jennifer Conlin, paru dans le New York Times le 1er juillet 2011, ou encore la série de cinq vidéos « Detroit Rising » publiées sur le site internet www.citylab.com (du magazine The Atlantic) mettant en scène Richard Florida, illustrent parfaitement ce récit44.

Un second récit, qu’on pourrait baptiser « DIY Detroit », est celui qui présente Detroit comme l’une des capitales mondiales des pratiques alternatives et de la culture « Do It Yourself », ce qui en fait une destination de prédilection pour la communauté artistique et bohême, souvent avant-gardiste tant d’un point de vue des valeurs sociales qu’esthétiques. Ce récit est relayé par des médias alternatifs et par des associations ou collectifs d’artistes locaux45. Ces deux récits partagent l’idée que le renouveau de Detroit doit venir du bas, c’est-à-dire d’un retour au local par opposition au global, et des actions d’individus créatifs et engagés, qui appartiennent à une nouvelle génération mue par des motivations extra-financières et par la volonté de trouver une raison d’être ailleurs que dans les valeurs monétaires. Les deux récits mentionnent l’accessibilité financière de Detroit et la possibilité de réhabiliter les anciens espaces vides de manière créative. Ils s’adressent, au moins en partie, aux mêmes catégories de population : artistes, créatifs, entrepreneurs, jeunes cadres.

Finalement, leur principale divergence – mais elle est de taille – réside dans leurs visions différentes de ce qu’est la créativité et surtout des objectifs qu’elle doit servir, comme nous l’expliquerons plus tard. Des traces du second récit sont d’ailleurs presque toujours présentes dans le contenu du premier récit, mais elles sont mentionnées à la marge et de manière instrumentale comme des aspects complémentaires qui ajoutent à l’attrait de la ville et participent à son renouveau.

44 Accès : http://www.nytimes.com/2011/07/03/fashion/the-young-and-entrepreneurial-move-to-downtown-detroit-pushing-its-economic-recovery.html?pagewanted=all&_r=4&, consulté le 15/11/2013 ; Accès : http://www.citylab.com/work/2012/05/detroits-creative-potential/2068/, consulté le 07/01/2014.

45 Par exemple, le blog « Detroit, je t’aime », devenu « DIY Manifesto ». Accès :

http://detroitjetaime.com/fr/about/ ; http://www.diy-manifesto.com/. Et le dossier « Hackers. La Révolution Cool », Usbek&Rica, numéro 52, avril 2012. Accès : http://www.scopalto.com/usbek-rica/52/hackers-la-revolution-cool

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Premières réflexions sur la récupération de la culture DIY par le mouvement des industries créatives

A partir de ces observations, nous nous sommes initialement posé la question suivante : comment les politiques et les discours institutionnels et marchands s’approprient-ils les initiatives « Do It Yourself » généralement non marchandes pour structurer les industries créatives sur le territoire et les intégrer à une redéfinition de Detroit en tant que territoire créatif ? De cette première question émergeait l’hypothèse qu’à Detroit l’image de ville créative se construit en s’appuyant sur la récupération d’idées issues des critiques sociales et artistes du capitalisme46, avec pour résultat une image de laboratoire socioculturel de la créativité et de l’expérimentation. Ceci fut, pour ainsi dire, le premier cap qui donna la direction à nos recherches. Mais à mesure que nous nous approchions de notre objet d’étude et que nous l’examinions de plus près, cette direction nous parut trop large et il fallut la préciser.

En effet, même si nous continuons à penser que cette intuition pouvait contenir une valeur heuristique, expliquer l’ensemble du processus de redéveloppement de Detroit en partant de l’hypothèse de la récupération par des projets et politiques d’inspirations marchandes de pratiques DIY, coopératives et non marchandes semble hasardeux à plusieurs égards. D’abord, bien que le concept de « récupération » soit connu et décrive une réalité existante, son effectivité semble difficile à prouver de manière empirique sur un territoire donné et restreint et sur une période assez courte de quelques années. Ou alors serait-il nécessaire de ne se consacrer qu’à la vérification de cette unique question : la récupération se produit-elle ? Et de quelle manière ?

Cette direction serait envisageable mais nous nous éloignerions d’autres enjeux sans doute plus riches d’enseignements, ceux liés à la structuration des industries créatives et à la place qu’elles occupent dans les politiques de régénération urbaine de la ville. De surcroît, un sujet sur la récupération de la culture DIY, aussi intéressant qu’il puisse être, appartient davantage à des disciplines relevant de l’anthropologie et de la sociologie de la culture, voire de la philosophie esthétique s’il s’agit de la récupération et marchandisation des contenus esthétiques, qu’à celle des sciences de l’information et de la communication. Tout de même, cette hypothèse de travail devrait nous être utile pour l’étude d’un aspect particulier du redéveloppement de Detroit, celui du changement d’image. Sur ce plan, l’hypothèse d’une récupération par les logiques du marketing territorial de l’image positive renvoyée par les

46 Par « récupération des critiques artiste et sociale du capitalisme », nous nous référons à Boltanski Luc et Chiapello Eve (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.

55 pratiques DIY et les initiatives coopératives de la population semble réaliste et démontrable en nous appuyant sur des travaux en communication territoriale.

Dans un second temps, nous avons réalisé qu’à l’origine de notre questionnement sur les liens entre les industries créatives et la culture DIY à Detroit, réside l’idée que différents acteurs, présents sur un même territoire, agissent dans le but de refaçonner ce territoire. Ces acteurs appartiennent à des milieux et à des réseaux différents qui s’interpénètrent, mais surtout, ils tiennent des discours différents et optent pour des stratégies différentes sur la manière de construire la ville. Cependant, un dénominateur commun semble les rapprocher : la référence à la notion de créativité – bien que ce mot ne prenne pas le même sens pour tous les acteurs. Cela conduit à poser une seconde question : quels acteurs mobilisent quelles définitions de la créativité et à quelles fins ?

Pour répondre à cette question, nous avons élaboré une cartographie d’acteurs qui, à son tour, constitua un stade intermédiaire de notre réflexion. Nous nous sommes appuyés sur cette cartographie d’acteurs à plusieurs reprises, notamment sur le plan méthodologique afin d’organiser notre travail de terrain et de construire notre guide d’entretien. Nous la présentons d’ailleurs un peu plus loin à la section consacrée à la méthodologie des entretiens. Toutefois, ce second questionnement, à l’instar du précédent, est rapidement apparu trop large et imprécis. En l’affinant et en déplaçant progressivement son centre de gravité de la relation entre la culture DIY et les industries créatives vers la structuration des industries créatives en elle-même, nous avons été en mesure de reformuler la problématique.

Les enjeux croisés du tournant créatif, de la structuration des industries créatives et de la régénération urbaine

Il a alors été question de mettre au jour l’articulation entre tournant créatif, structuration des industries créatives et régénération urbaine. Les trois plans sont imbriqués les uns dans les autres sans recouvrir les mêmes significations ni les mêmes intérêts. Il s’agira de discerner ce qui relève de stratégies et d’enjeux communs à ces différents plans d’intervention, de ce qui relève, au contraire, d’enjeux spécifiques et parfois divergents d’un plan à un autre. A l’intérieur de cet axe de réflexion, une attention particulière sera accordée à la référence à la créativité et aux industries créatives et à sa capacité à être ou non un point de ralliement pour divers acteurs et divers intérêts. Dans quelle mesure la référence à la créativité et aux industries créatives parvient-elle à fédérer des acteurs autour d’un référentiel d’action

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commun ? Quels sens les acteurs donnent-ils à la référence créative et quels usages en font-ils en fonction du plan sur lequel ils situent leur action ? De quels enjeux de société ces sens et usages sont-ils révélateurs ?

De ces questions émergent plusieurs hypothèses. Sur le premier plan, nous supposons que le flou et l’effet de mode entourant la notion de créativité entraînent des acteurs et des activités hétérogènes à se regrouper derrière des revendications et des projets communs malgré des intérêts divergents ou parfois contradictoires. Ce regroupement d’acteurs favoriserait l’adhésion aux grands projets de redéveloppement qui mentionnent la créativité, ou profitent de la redéfinition par la créativité de l’image de la ville, ce qui faciliterait leur légitimation.

Sur le deuxième plan, nous suggérons que la régénération urbaine à Detroit va dans le sens d’une adaptation du territoire et de la structure économique au nouveau mode de régulation « flexible » du capitalisme (Harvey, 1990 et 1991). Nous examinerons le rôle des industries créatives dans ce processus en suivant deux pistes de travail : 1) la référence à la créativité et aux industries créatives invite à un changement d’image et d’identité de la ville et constitue un argument de rebranding destiné à attirer des investissements et une population spécifique (hauts diplômés, jeunes cadres, travailleurs créatifs et travailleurs de la connaissance) ; 2) les industries créatives sont considérées comme une courroie de transmission de la créativité et de l’innovation aux autres secteurs de l’économie, en particulier via la branche du design. Cette vision des industries créatives comme courroie de transmission de l’innovation coïncide avec le « paradigme industriel de la création », tandis que la vision des industries créatives comme argument d’attraction semble correspondre – d’une manière probablement moins franche – au « paradigme industriel de la collaboration » (Bouquillion, Miège, Moeglin, 2013).