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Poincar´e ne se gˆenera pas pour stigmatiser la faiblesse de ce dernier argument. Il le fait avec verve

Connaˆıtre la hauteur du grand mˆat, cela ne suffit pas pour calculer

l’ˆage du capitaine. Quand vous aurez mesur´e tous les morceaux de bois

du navire, vous aurez beaucoup d’´equations, mais vous ne connaˆıtrez pas

mieux cet ˆage. Toutes vos mesures ayant port´e sur vos morceaux de bois

ne peuvent rien vous r´ev´eler que ce qui concerne ces morceaux de bois. De

mˆeme vos exp´eriences, quelques nombreuses qu’elles soient, n’ayant port´e

que sur les rapports des corps entre eux, ne vous r´ev´eleront rien sur les

rapports mutuels des diverses parties de l’espace[Poincar´e 1900, p. 79]49.

Enfin, Poincar´e n’accorde pas `a Russell la moindre concession sur la

notion de distance absolue. Pour ce dernier, certains jugements d’existence

concernant l’espace seraient vrais de mani`ere ´evidente et absolue : on ne

peut nier que des jugements comme la distance de Londres `a Paris est plus

grande qu’un m`etre, le triangle dont les sommets sont Paris, Greenwich et

New York a une aire sup´erieure `a un millim`etre carr´e ou il existe des corps

dont le volume d´epasse un millim`etre cube sont des jugements d’existence

vrai ou faux. Une fois admise l’existence de tels jugements, concevoir des

exp´eriences cruciales sur la v´erit´e ou la fausset´e de la g´eom´etrie euclidienne

n’est plus qu’une question de pr´ecision. Dans sa r´eponse, Poincar´e refusera

d’accorder `a Russell que la distance de Paris `a Londres est plus grande

qu’un m`etre. Il ne peut le faire car, comme il le dit, accorder cela c’est

tout accorder.

Tout ce qu’on peut dire c’est ceci : pr´etendre que cette distance est

´egale `a un m`etre, cela n’a pas le sens commun. C’est-`a-dire que, dans

toutes les circonstances de la vie, on devra se rappeler qu’il est beaucoup

plus difficile d’aller de Paris `a Londres que de parcourir un m`etre, et se

comporter en cons´equence. [. . .] Mais que la distance de Paris `a Londres

soit plus grande qu’un m`etre d’une fa¸con absolue et ind´ependamment

de toute m´ethode de mensuration, cela n’est ni vrai, ni faux ; je trouve

que cela ne veut rien dire [Ibid., p. 80–81]. S’il n’accorde aucun rˆole `a

l’exp´erience du point de vue ´epist´emologique, Poincar´e insiste sur son

importance psychologique dans la gen`ese de la g´eom´etrie.La g´eom´etrie

n’est pas un ensemble de lois exp´erimentales tir´ees de l’observation des

corps solides ; mais cette observation a ´et´e pour nous l’occasion de cr´eer

la g´eom´etrie. Seulement cette occasion ´etait n´ecessaire[Poincar´e 1899,

p. 276].

49Poincar´e reprendra ce passage dans le chapitre 5 deLa science et l’hypoth`ese[1902a,

p. 101].

CONCLUSION

La pol´emique cesse donc avec le deuxi`eme article de Poincar´e [1900].

Elle a un dernier soubresaut avec le compte rendu que fait Russell [1905]

deLa science et l’hypoth`esedans lequel il critique assez vivement tous les

chapitres du livre de Poincar´e. Concernant la seconde partie qui traite

de la g´eom´etrie et de l’espace, Russell rappelle les th`eses essentielles

du conventionnalisme g´eom´etrique et se contente d’indiquer que puisque

nous percevons les corps comme constitu´es de parties plus ou moins

contigu¨es [. . .], la mati`ere est organis´ee, par la perception, en un ordre

spatial qui diff`ere `a coup sˆur de certains ordres possibles. Ces choix

nous sont impos´es par l’exp´erience et ne peuvent selon Russell ˆetre

conventionnels. Dans sa r´eponse [1906a], Poincar´e voit dans l’utilisation

par Russell du mot perception l’origine de leur d´esaccord. Il rappelle

leur discussion sur la g´eom´etrie et constate que Russell persiste dans

son opinion comme il persiste dans la sienne. Poincar´e et Russell sont

bien d’avis qu’ils ont ´epuis´e le th`eme de la g´eom´etrie et de l’espace et q ue

pol´emiquer `a ce sujet ne peut ˆetre d’un quelconque int´erˆet. Ils viennent de

d´ecouvrir que leurs opinions divergent au moins aussi radicalement sur la

question de l’induction math´ematique et la question des fondements des

math´ematiques. Poincar´e [1906b] annonce dans sa r´eponse un article sur

ce sujet `a paraˆıtre dans laRevue de m´etaphysique et de morale50.

Du point de vue de l’histoire des math´ematiques, cette pol´emique sur

la g´eom´etrie est importante car les positions philosophiques d´efendues par

les deux protagonistes traduisent des ´evolutions importantes d’un point

de vue interne aux math´ematiques. Le conventionnalisme g´eom´etrique

de Poincar´e traduit philosophiquement le complet d´egagement de la

g´eom´etrie des questions de l’espace. Le long processus initi´e par l’´emergence

des g´eom´etries non euclidiennes d´ebouchent sur l’´eviction du champ

disci-plinaire des math´ematiques des questions relatives `a l’espace perceptible

ou physique. La g´eom´etrie ne peut plus ˆetre consid´er´ee comme une

sci-ence exp´erimentale, ainsi que Gauss l’envisageait, ni ˆetre soumise au point

de vue euclidien comme le soutenaient les kantiens. Ce mouvement devait

se traduire philosophiquement ; le conventionnalisme g´eom´etrique d´efendu

50Pour plus de pr´ecisions sur la deuxi`eme pol´emique entre Poincar´e et Russell, on peut

consulter les ouvrages de G. Heinzmann sur la question [Heinzmann 1985 et 1986].

permet de lever la derni`ere objection : celle de l’´evidence de la g´eom´etrie

euclidienne. En renvoyant cette question `a la notion de commodit´e,

Poincar´e l’´evacue du champ des math´ematiques et des pr´eoccupations des

math´ematiciens. Ainsi, E. Borel [1922], dansL’espace et le tempsattribue

`a Poincar´e le m´erite d’avoir d´efinitivement fond´e la part abstraite de la

g´eom´etrie :

La g´eom´etrie est, en effet, `a la fois une science exp´erimentale et une

science abstraite ; [. . .] la port´ee et les limites de la science abstraite ont

´et´e d´efinitivement fix´ees par la critique de Poincar´e[Borel 1922, p. 5].

La notion d’exp´erience est dans le mˆeme temps renvoy´ee dans le champ

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