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Poétiques de l’élégie

Poétiques de l’élégie

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INTRODUCTION

Lorsque s’ouvre le XIXe

siècle, l’élégie, lourde d’un héritage complexe fait d’œuvres et de définitions hétérogènes, de jugements sévères comme d’appels pleins d’espoir à un renouvellement florissant, traverse à l’évidence une crise. Le genre est l’objet d’une réévaluation dont dépend sa survie au sein des pratiques d’écriture, menacée à moyen terme par une dévalorisation manifeste d’une production pourtant vivace et déjà en quête d’évolutions, comme nous venons de le voir, au XVIIIe

siècle. La permanence de certaines traditions élégiaques, notamment de l’élégie amoureuse et sensuelle souvent dénigrée voire décriée1, va donc de pair avec le désir de sauver le genre d’un naufrage dans la poésie la plus facile, ce qu’une partie de la production atteste cependant puisque l’élégie se rencontre durant tout le premier tiers du siècle bourgeois au moins dans des publications périodiques de qualité parfois douteuse ou dans les recueils méprisés de certains bas-bleus, par exemple.

Une poétique historique de l’élégie au XIXe

siècle doit donc nécessairement reconnaître l’impossibilité d’une présentation strictement chronologique. L’histoire du genre (et sans aucun doute de tout genre littéraire) ne suit pas un temps unique et isochrone, ni même un procès linéaire susceptible d’être découpé en périodes nettement distinctes. Mieux vaut parler d’un temps feuilleté et multiple, d’une coexistence de temporalités hétérogènes, avec ses processus de longue durée, ses évolutions à moyen terme et ses bouleversements brusques. C’est pourquoi nous opterons dans cette partie pour une présentation par des chapitres qui s’efforceront d’allier l’approche problématique et l’approche historique des pratiques et des conceptions du genre, selon un périlleux exercice de jonglerie polyrythmique, par laquelle nous espérons échapper à un figement caricatural des différentes strates du genre dans des époques clairement délimitées. Nous alternerons ainsi les moments où la problématique autorisera un traitement plutôt synchronique, et d’autres où nous suivrons, selon une perspective diachronique, certaines veines du genre, mais selon des empans chronologiques variables.

En se conformant à cette logique, notre premier chapitre s’interroge sur l’existence d’une poétique de l’élégie, ou tout au moins sur ses incertitudes et ses flottements, au XIXe

siècle dans son ensemble. On envisagera d’abord le problème en le replaçant au sein de la « déterritorialisation des genres » qui s’opère avec l’émergence du romantisme durant la

1 Rappelons cette évidence que, si pour faciliter le parcours historique proposé dans notre première partie, le romantisme allemand ou les œuvres de Chénier ont été présentés au sein du chapitre sur le XVIIIe siècle, leur découverte ne se fait qu’au siècle suivant, respectivement par les ouvrages de Mme de Staël et l’édition de 1819.

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première moitié du XIXe siècle, souvent désignée comme l’ère romantique. Cette appellation laisse supposer une certaine unité des productions et de la pensée littéraires en fonction d’une domination incontestée d’un mouvement littéraire précis dont la cohérence est d’ailleurs postulée. Or, on le sait bien, il ne s’agit là que d’une commodité, puisque d’une part le romantisme est loin d’être un mouvement simple et fondamentalement unifié, et que, d’autre part, il est discutable de le considérer comme la sensibilité unique ou même dominante de la première moitié du siècle ; le romantisme ne s’est échafaudé que progressivement (et sans aucune affirmation générationnelle patente), difficilement (certains auteurs aujourd’hui définitivement classés par la tradition historiographique parmi les romantiques l’ont été parfois à leur corps défendant, ou avec de fortes réserves), et s’est trouvé minoritaire au sein du champ littéraire contemporain. Par conséquent, nous ne partons pas de l’idée d’un miraculeux consensus spontané autour d’une poétique "romantique" de l’élégie. Cette poétique est, on s’en doute, bien plus empirique que théorique, et entre en concurrence avec d’autres conceptions de l’élégie qui poursuivent des lignes esthétiques plus anciennes, cherchant parfois à renouveler celles-ci sans rompre avec elles, et pour cela, quoique n’ignorant pas la nécessité d’une nouvelle poétique du genre après le traumatisme de la Révolution, faisant figure d’un certain conservatisme littéraire (sinon politique) par rapport aux propositions plus inédites des auteurs aujourd’hui classés dans le romantisme. Nous verrons donc que la contribution du romantisme, dans les limites que nous venons de souligner, consiste, à la faveur de l’effacement revendiqué de l’ancienne rhétorique des genres, à prendre acte de la distinction peu à peu reconnue, depuis le XVIIe siècle, entre l’élégie et le registre élégiaque, et à reverser définitivement toute l’élégie dans l’élégiaque, c’est-à-dire à instituer l’élégiaque en critère unique de l’élégie. Il s’agit de sauver le genre en explorant les potentialités prometteuses du registre. Nous montrerons que l’élégie romantique a suivi une voie haute, illustrée notamment par Lamartine et Hugo, s’élevant jusqu’à une poésie pensive, à rapprocher de la dignité du poème philosophique.

Les deux chapitres suivants s’attachent à décrire, tant que faire se peut, les aspects qui donnent une certaine unité à l’élégie d’une large première moitié du siècle, allant des élégies néoclassiques de Victoire Babois (publiées en 1805) aux Contemplations de Victor Hugo (publiées en 1856), selon des limites relativement arbitraires (et ce d’autant plus que la publication en recueil rassemble souvent des textes plus anciens). Il nous semble en effet que deux caractéristiques permettent d’identifier, par-delà les importantes différences d’esthétiques plus ou moins partagées et d’écritures individuelles, l’élégie et le registre élégiaque tel que la modernité naissante l’entend. Il s’agit d’abord d’une poétique élégiaque

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du paysage, dont certains traits sont déjà annoncés dans l’élégie de l’Empire et qui se développent et se complexifient sous la Restauration (chapitre II). Par ailleurs, il nous semble que l’élégie s’assimile progressivement, durant la même période, à une poétique de la hantise qui, s’ordonnant à la figure romantique du deuil, met en œuvre un nouveau rapport poétique à la mort (chapitre III).

Enfin, un quatrième chapitre explore davantage la seconde moitié du siècle, en montrant les multiples voies créatrices qu’ont suivies les poètes à la suite de Sainte-Beuve et de Baudelaire, en réaction contre l’assurance (tout au moins apparente) du moi jusque dans sa plainte épanchée à l’envi dans une discursivité souvent sentie comme écrasante et / ou ridicule. L’élégie adopte alors des positions mineures, fantaisistes ou ludiques, qui l’escamotent et la vident de sa pesanteur, et n’en finissent pas d’y mettre fin.

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CHAPITRE I

L’ÉLÉGIE DITE « ROMANTIQUE » : UNE

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