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montre souvent des élans poétiques décrivant la perfection de l’héroïne contrebalancés par une remarque ironique qui rabaisse de telles expressions et en dévoile l’aspect ampoulé voire

ridicule

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. Aucune des deux écritures employées n’est donc autosuffisante, chacune doit

s’appuyer sur l’autre dans un double mouvement de rectification et de soutien : ainsi

désamorcé, le conflit se nourrit d’une opposition endémique qui aboutit à une esthétique de la

44 M. Edgeworth, Ormond, op. cit., p. 90 : « trop splendide, trop guindé pour un usage quotidien ». 45 Ibid., p. 31 : « When he said or swore in the most cordial manner, “that he would do anything in the world to serve a friend,” there was always a mental reservation of “anything that does not hurt my own interest, or cross my schemes.” » (« Lorsqu’il disait ou jurait le plus cordialement du monde qu’“il ferait tout au monde pour aider un ami”, toujours, une correction mentale précisait “tout ce qui ne nuit pas à mes intérêts et ne contrarie pas mes plans.” »). Remarquons tout de même que Edgeworth revendique le caractère instructif de son récit, son but étant de montrer le parcours chaotique d’un personnage vers la vertu, sans en omettre les ratés et les régressions (ceux-ci sont pourtant fort peu montrés). Le didactisme n’est donc pas absent de l’œuvre de cette écrivaine, comme le souligne Richard Whately dans un article de 1821 repris par B. C. Southam (Jane Austen, The Critical Heritage, tome I, op. cit., p. 93 : « Miss Edgeworth also is somewhat too avowedly didactic : that seems to be true of her, which the French critics, in the extravagance of their conceits, attributed to Homer and Virgil ; viz. that they first thought of a moral, and then framed a fable to illustrate it. » (« Miss Edgeworth est elle aussi trop ouvertement didactique ; il semble que puisse s’appliquer à elle ce que les idées extravagantes des critiques français ont attribué à Homère et Virgile, dont on disait qu’ils pensaient d’abord à une morale, puis construisaient une histoire pour l’illustrer. »). L’absence de didactisme a été vu comme une grande nouveauté d’Austen, par ailleurs souvent rapprochée d’Edgeworth ; un article anonyme de 1852 (Ibid., p. 131-139) loue la disparition des aphorismes et des références aux doctrines morales dans la production austenienne, en faveur d’un écoulement naturel de la narration. De même, Darrel Mansell (The Novels of Jane Austen : An Interpretation, Londres, Macmillan, 1973) voit dans l’art austenien une suspension de tout jugement moral, l’abandon de toute adhésion à une quelconque vérité qui serait nécessairement dogmatique ; il voit dans MP une trahison de cette exigence esthétique, due à une réaction de culpabilité de l’auteur. 46 M-J. Riccoboni, Œuvres complètes, op. cit., tome II, p. 72 : l’époux faisant l’éloge de sa femme en un déluge de larmes et de formules magnifiantes est tancé par miss Matheus qui lui demande d’abréger et lui lance : « Vous contez comme une femme. »

pérennisation, comme si des styles venus d’âges révolus refusaient de se voir condamner et

congédier. Le prolongement indéfini est une fois de plus érigé en principe moteur d’une

littérature hostile au musellement des archétypes.

Mais ce qu’il importe de voir plus que tout, c’est que ces canons sans cesse repris sont

d’ordre purement littéraire, et qu’ils ne correspondent à aucun discours social ni politique,

celui-ci, s’il existe, apparaissant comme un ajout supplémentaire sans rapport avec

l’esthétique elle-même. De même que les modèles des personnages sont issus des romans de

Fielding, Rousseau ou Richardson, les romancières n’ont d’autre horizon pour la construction

de leur propos que leurs homologues masculins : l’enjeu pour elles n’est pas la place de

l’homme dans la société, la recherche d’une nouvelle voie pour traiter des problèmes

contemporains, mais l’inscription des ouvrages dans un contexte exclusivement littéraire,

cadre définitionnel suffisant duquel elles ne s’écartent pas. On assiste à la formation d’une

littérature dont l’ambition est de représenter des existences entièrement sous le contrôle de la

littérature des anciens, qui fournit, outre le style et la structure d’ensemble des romans, les

notions et concepts adéquats à leur discours. La posture de tous ces ouvrages est celle d’une

remémoration fondée sur des signes uniquement extraits de réalités livresques ; l’accès à la

problématique axiologique ne s’effectue que par le biais de telles réminiscences. Le conflit

entre raison et sensibilité recouvre à la perfection les lignes de fracture entre romans galants et

didactiques, il n’est légitimé que par ces oppositions déjà existantes, et ne prétend pas

instaurer de nouvelles voies thématiques conçues comme de nouveaux modes de perception

du réel. En somme, la littérature de l’immuable ne traite que des thèmes déjà adoubés par la

littérature antérieure.

C’est la raison pour laquelle, non seulement les situations auxquelles l’héroïne est

confrontée, mais aussi les choix éthiques qu’elle est amenée à faire, s’intègrent à des thèmes

spécifiquement romanesques, qui correspondent à des figures déterminées dont la diégèse

refuse de s’affranchir. Par exemple, les héroïnes sont systématiquement confrontées à un

couple de contraires ennemis, lui-même porteur d’une ramification de dualités : au niveau le

plus immédiat, ce couple met face à face la foule et l’isolement, le premier présentant l’attrait

de la nouveauté tandis que le second est ancré dans le même ; mais ce couple véhicule des

oppositions innombrables qui se retrouvent à divers degrés dans chacune des œuvres

considérées. La mondanité est en effet synonyme de rêve, d’imagination, tandis que la

solitude est liée au palpable voire au terre-à-terre ; l’un est promesse d’utopie, tandis que le

second est toujours quelque peu déceptif. Inès de Castro est victime des « tableaux riants et

magiques »

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qu’elle imagine de la cour, de son abandon à de « dangereuses chimères » et à

des « rêveries romanesques »

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; la retraite, elle, est vue dans ce roman comme le

renoncement à une partie de l’identité – la tutrice de l’héroïne vit dans le souvenir de ses

« triomphes passés » et des « succès de sa jeunesse »

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, mais choisit l’abnégation en éduquant

sa petite-fille loin de la société ; ce faisant, elle abdique ses potentialités romanesques et ne vit

plus que dans l’ombre d’Inès, dont l’histoire raconte précisément l’accès au statut d’héroïne à

travers sa plongée dans le monde ; là encore, les dilemmes sont décrits en termes

spécifiquement littéraires. L’isolement peut donc être conçu comme une réduction de la

personnalité, un manque d’aspiration à l’accomplissement de soi, bref comme un manque,

alors que l’accès à la mondanité est marqué par le développement, l’essor, et la réalisation de

soi-même ; cependant, cette réalisation est aussi risque d’hubris, d’expansion immodérée de

l’individu et de son orgueil : elle est une façon de mettre le moi au centre de la scène, au

détriment des guides qui sont censés lui tenir la bride ; on comprend toute l’ambiguïté de cet

état qui est à la fois peccamineux et nécessaire à l’accession de l’individu au rang de

personnage, bref à l’existence même du roman

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. C’est le problème soulevé par Camilla :

l’héroïne doit choisir entre « arrogance triomphante » (« exulting arrogance ») et « retrait

dans l’insignifiance » (« bashful insignificance »

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), et seul le premier état est compatible avec

le statut de protagoniste. Radcliffe résume le conflit par une formule qui oppose « charme » et

« vertu » (« charm » et « virtue »), « passions » et « dignité de l’âme » (« passions » et

« dignity of mind »

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) : ce qu’elle constate, c’est l’impossibilité du roman à n’être qu’un traité

de morale – prise de position anti-richardsonienne ; les deux hypothèses doivent exister

conjointement, l’une ne peut réduire l’autre au silence. Ainsi, la traditionnelle association

société-péché/solitude-vertu ne recouvre pas entièrement les préoccupations de ces romans,

qui sont attentifs à la valeur romanesque de ces notions, et de ce point de vue, la foule est un

passage incontournable. Cet arsenal de correspondances, qui pourrait encore être étendu, est

typique des ouvrages de l’immobile : il construit un réseau de figures reconduit d’une œuvre à

l’autre et qui dessine un patrimoine spécifique à cette littérature. Son existence permet la

47 Madame de Genlis, Inès de Castro, op. cit., p. 13. 48 Ibid., p. 52-53.

49 Ibid., p. 12.

50 Cette vision de la cour entachée par la tentation date du XVIIIe siècle et marque une différence avec les nouvelles galantes dont Madame de La Fayette est une représentante ; au XVIIe, la cour est un lieu certes dramatisé, mais familier ; elle n’est pas vecteur de changements ni de dégradation.

51 F. Burney, Camilla, op. cit., p. 357. Le père de l’héroïne la place face à cette alternative en lui rappelant qu’il a dans son éducation recherché un juste milieu ; mais c’est cette décision bancale qui est intenable dans un roman.

création de motifs qui constituent un réservoir où chaque roman vient puiser ; c’est ainsi que

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