• Aucun résultat trouvé

La poétique est l’œuvre. Simplement. Si l’on soutient que « [l]e langage est l’être de la littérature, son monde même : toute la littérature est contenue dans l’acte d’écrire, et non plus dans celui de “penser,” de “peindre,” de “raconter,” de “sentir”84 », alors le langage n’est plus un simple instrument de passation, de communication d’un message.

80 R. Barthes, Le bruissement de la langue, p. 34.

81 H. Meschonnic, Éthique et politique du traduire, p. 30.

82 Ibid., p. 8 : « Je ne définis pas l’éthique comme une responsabilité sociale, mais comme la recherche d’un sujet qui s’efforce de se constituer comme sujet par son activité, mais une activité telle qu’est sujet celui par qui un autre est sujet. Et en ce sens, comme être de langage, ce sujet est inséparablement éthique et poétique. C’est dans la mesure de cette solidarité que l’éthique du langage concerne tous les êtres de langage, citoyens de l’humanité, et c’est en quoi l’éthique est politique. »

83 Ibid., p. 27 : « […] ou je dirais encore une invention de vie dans et par une invention de langage, ou encore un maximum d’intensité de langage. Vie au sens de vie humaine. » 84 R. Barthes, Le bruissement de la langue, p. 14.

Le langage d’un texte contient une force qui ne peut se diviser en compartiments (des thèmes, par exemple), et qui regroupe en son sein la culture, le politique et l’éthique85.

Par la poétique, il s’agit surtout de percevoir que ni la captation du sens ni la fidélité rigoureuse à la lettre d’un texte ne suffisent à la traduction, comme Berman l’affirme lui-même : « La traduction découvre à ses dépens que lettre et sens sont à la fois dissociables et indissociables86. » Ils sont dissociables si l’on veut accomplir de « mauvaises » traductions, des traductions offrant de communiquer un message que l’on croit véhiculé par l’auteur du texte; ils sont indissociables, si l’on veut accomplir des traductions qui tentent de briser ce rapport réducteur et binaire, qui transforme le langage en une série de signes alors qu’il est bien plus puissant et riche. La poétique permet donc à la fois d’aller au-delà de ce qui est de plus facile, c’est-à-dire de ces traductions de la lettre ou du sens, et de penser au texte de manière éthique : « Le rapport à soi, à la pensée, aux autres, passe et repasse sans cesse par le langage87. » Si l’on accepte alors le poème comme acte éthique, on accepte qu’il puisse être bien plus qu’un réceptacle d’informations à transmettre et à partager : « Parce qu[e le poème] fait du sujet, il vous fait du sujet. De qui l’écrit, d’abord, fondamentalement, mais aussi, et autrement, de qui le lit et éventuellement en est transformé88. » Ce qui nous fait réfléchir irrémédiablement à la transformation qu’a effectuée Le cassé lorsqu’il est apparu pour la première fois en 1964, transformation qu’il ne cesse d’accomplir depuis avec chaque nouvelle lecture. Dans cette perspective, la traduction d’une œuvre comme Le cassé vise, plutôt qu’à un simple passage, à une transformation et un dépassement, tout comme le joual littéraire des partipristes visait au dépassement de sa propre condition par un processus de néantisation du langage cohérent.

La poétique a nécessairement comme but le décentrement du poème, ce qui dans le cas de notre traduction est inévitable. La poétique propose surtout de ne pas se baser sur un système d’équivalences en traduction, mais encourage le jeu dans l’espace du

85 H. Meschonnic, Éthique et politique du traduire, p. 8 : « La poétique est aussi une éthique, puisqu’un poème est un acte éthique car il transforme le sujet, celui qui écrit et celui qui lit. Par quoi il transforme tous les autres sujets […]. »

86 A. Berman, La traduction de la lettre ou l’auberge du lointain, p. 42. 87 H. Meschonnic, Éthique et politique du traduire, p. 20.

texte. Il faut prêter attention au poème, car « [l]’éthique du traduire, c’est de traduire la subjectivation maximale d’un système de discours que fait un poème. Autrement, c’est le signe qu’on traduit89. » C’est donc justement tenter de traduire ce qu’on qualifie d’« intraduisible », oser s’attaquer à cela. Il faut conserver un certain rythme au poème, dans le sens où le rythme est « une organisation du mouvement de la parole dans le langage90 » et que la parole représente « l’exercice du langage par un sujet, par quelqu’un qui parle ou qui écrit91. » L’acte de la parole, c’est-à-dire du parlé, n’est pas étranger à la littérature. Ce rapport se perçoit davantage dans des romans comme Le cassé, justement, où le rapport à l’oralité est explicité. Faire attention au rythme du poème revient à être à l’écoute des modulations de la voix dans le texte.

La poétique regroupe donc plusieurs aspects, dont nous avons cherché à tenir compte dans notre approche traductive du Cassé. Ces notions nous semblaient en outre nécessaires dans une telle entreprise, vu que nous avons travaillé à renverser une certaine annexion perçue dans les traductions précédentes tout en soulignant le rapport étroit du texte à la parole – à une parole, entre autres : celle du joual montréalais. Qui de plus est, la poétique permet davantage d’espace pour explorer le côté créatif de notre traduction, car elle rejette que celle-ci ne soit qu’un acte de communication. La traduction retrouve donc, avec la poétique, sa place comme écriture et, surtout, comme création.

89 Ibid., p. 35.

90 M. Bourlet et C. Goshima, op. cit., p. 5. 91 Ibid.

Chapitre trois: La politique de traduction de Broke and Beat