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La plage condamnée

Dans le document Le pied : revue littéraire ; automne 2014 (Page 43-46)

D É R I C M A R C H A N D

Le rosbif, c’est bon. Tout le monde le sait comme tout le monde sait que la lutte, c’est arrangé. C’est sûr qu’il y en a qui trouveront quelque chose à dire, mais quant à moi, c’est bon. C’est tellement bon que, même au micro-ondes, c’est un délice inoubliable. Pis je pense bien que c’est encore meilleur.

Paix à son âme, c’est ma mère qui avait inventé ça : le rosbif au micro- ondes. Le four avait dû briser, j’imagine. Pas le choix, le morceau de viande était acheté. Au micro-ondes, pif paf, c’est bon. On n’en parle plus. Ou plutôt j’en parle encore aujourd’hui… Le seul hic, c’est que la recette, je ne m’en rappelle plus.

C’est bête.

J’appelle mon père, l’Angoisse incarnée. Je lui demande, je lui dis : Heille Pa’, as-tu ça la recette de ‘Man?

– Quelle recette?

– La recette de rosbifau micro-ondes de ‘Man, là. Sa recette. – Non, pourquoi?

– J’avais le goût.

Comme d’habitude, il a jasé pas mal plus que ça, le vieux. Mais dans l’ensemble, c’est ça que ça voulait dire. Le reste, ce n’était pas important. De la peur barbouillée de regrets. Mon père, ça stresse vitesse grand- stress. Ça court à petits pas vite vite dans maison. Ça court tout le temps, tout le temps, tout le temps. Ça sait même pas pourquoi, ça sait même plusversquoi. Après tant d’heures, de jours, de semaines, de mois pis d’années à la vivre, la panique est passée de la tête au corps. Ça se tord les mains, ça s’inquiète. Ça pense à tout, sauf à ce qui se passeiciet maintenant.

Il y a des personnes comme ça : des usines à problèmes. Quand il n’y en a pas, faut en fabriquer, pis vite. La chaîne de montage de la pensée négative, ça remonte loin. Bien plus loin que Henry Ford, ça c’est sûr. Les problèmes, ça fait quelque chose à faire, quelque chose à penser.

Pour ces gens-là, c’est toujours mieux que d’affronter le silence radio qui trouvent au fond d’eux. Ils prennent peur, ça se comprend. Ce n’est pas pour tout le monde, le silence.

Salut le père.

J’essaie de rejoindre mon frère. Ça sonne, maudit que ça sonne… Il est trois heures de l’après-midi, il répond. Je l’ai réveillé, tout est normal. « Heille le frère, aurais-tu ça la recette de rosbif au micro-ondes de ‘Man? »

Des recettes de rosbif au micro-ondes dans famille, on s’entend qu’il y en a juste une. Mais c’est comme ça : il faut toujours rajouter « de ‘Man ». Les recettes, il y a du droit d’auteur là-dessus, même dans une famille. Surtout dans une famille. Ce serait comme porter le dernier coup au visage de ma mère de ne pas le mentionner. Pis pour tout dire, il est déjà assez magané comme ça, dans mes souvenirs en châteaux de sable. La mémoire vieillit, la mémoire change.

La mémoire en perd des bouts, pis des gros. Même ceux qui viennent de ta mère.

Mon frère grogne quelque chose. Il me dit qu’il l’a, quelque part, qu’il va me rappeler. Il raccroche, il va se recoucher. Mais il ne me rappellera pas, je le sais. C’est comme ça : il faut que je me débrouille seul, dans cette histoire-là.

Une chose est sûre, je ne dois pas rater mon rosbif. Ce seraittrop grave. Si jamais je le mets là-dedans… si jamais je le mets là-dedans pis que je me trompe? Juste à y penser, je tremble, je capote. J’ai le dos qui devient tout trempe. Si jamais je le fais cuire quinze minutes au lieu de douze? Si jamais je réglais la cuisson surPower 7, pis que c’étaitPower 6? Je ne m’en remettrais pas, c’est certain.

Il faut que je le réussisse du premier coup, je n’ai pas le choix. Il doit être parfait, comme la première fois que j’en ai mangé. Pis surtout, je raconte tout ça… mais qu’il n’y en ait pas un qui dise que je m’invente un problème, non monsieur.

Parce que s’il y a bien quelque chose de vrai, quelque chose qu’on ne peut pas prendre à la légère, c’est les gros morceaux de soi qui partent au vent. Vieillir, on aura beau dire ce qu’on voudra, ça se résume à avancer,

petit pas après petit pas, vers notre faillite personnelle, inéluctable et insignifiante à l’échelle du monde.

C’est peut-être bien vers ça que mon père passe ses journées à courir, finalement.

Assis dans ma cuisine, le rosbif décongèle devant moi. Sa couleur brune, sa sueur pleine de sang pis ses larmes de souvenirs amochés dégoulinent de partout. Ses cordes lui font des gros bourrelets saillants, comme les miens, pis ses chairs mortes demeurent muettes. Deux heures à regarder le rosbif, deux heures à regarder le micro-ondes, pis sa maudite horloge numérique que je n’ai toujours pas réglée, qui clignote pis qui me fixe. Elle me fatigue, mais le temps qui passe attendra : je suis occupé. J’essaie de retrouver la recette de ma mère, pis son visage.

Mais dans ma tête, les châteaux de sable ressemblent de plus en plus à des grosses garnottes. Pis moi, je peux juste les regarder. Je ne peux plus rien bâtir de ce côté-là de la plage, il est trop tard. Elle est condamnée : je ne peux pas revenir sur mes pas. Je peux seulement espérer avancer, et en perdre toujours un peu plus que la veille.

Le silence est long, et le silence est lourd. La recette, je l’ai oubliée.

Et si les tarentules avaient

Dans le document Le pied : revue littéraire ; automne 2014 (Page 43-46)

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