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par Pierre Tenne

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 DES REVUES (Page 49-52)

DES APOCALYPSES ET DES CHAMPIGNONS

seulement le sens du progrès et de l’histoire tel que les traditions savantes nous l’ont légué, mais tout simplement ce qui fait histoire : la rencontre interspécifique entre des champignons et des pins fait-elle histoire ? Un incendie d’une forêt la-ponne il y a deux siècles fait-il histoire ? Répon-dant par l’affirmative, Anna Tsing bouleverse sans tambour ni trompette des catégories qu’elle révèle éculées : « la plupart d’entre nous ont grandi avec les rêves de modernisation et de progrès. Ces cadres de pensée sélectionnent les parties du présent aptes à concourir au futur.

Tout le reste est considéré comme trivial : de me-nues choses qui ont décroché” de l’histoire. […]

pourquoi devrions-nous être certains que les économies croissent et les sciences progressent ? » À la suite de nombreux penseurs, l’anthropologue états-unienne propose une cri-tique des catégories de pensée trop usuelles du progrès et du sens historique en en démontrant moins l’ineptie – cela a déjà été fait – que les conséquences concrètes, sans tomber dans le ju-gement de valeur : dans un monde où l’on «  fa-brique » de l’humain avec du progrès, on ne peut que détruire ce même monde avec lequel on ne peut jamais collaborer – pour reprendre la termi-nologie de l’ouvrage, qui fait de la collaboration une alternative à la captation et à la prédation capitalistes actuellement mises en œuvre. « Tant qu’on restera accroché à la conviction que les humains se fabriquent à travers le progrès, les

non-humains auront également à pâtir de ce schéma imaginatif. »

Le parti pris de l’ouvrage n’est donc jamais ex-clusivement formel, comme c’est toujours le cas pour les grands livres. Les recherches sont tou-jours aussi troubles que les phénomènes que cherche à penser l’auteure sous la désignation de

« diversité contaminée », parvenant à faire comme elle le souhaite de « cette multitude une pratique de connaissance parmi d’autres ». Que cette ambition incommensurable se porte sur un objet aussi faussement trivial qu’un champignon ne doit pas surprendre : les objets banals ont une fonction heuristique de plus en plus évidente dans un contexte de valorisation intellectuelle de pensées superficiellement complexes – on pense à l’ouvrage récent de Baptiste Malet qui, s’inté-ressant à la tomate, fait l’histoire du capitalisme mondialisé au XXe siècle. Il en va surtout de la cohérence intellectuelle et éthique du propos du Champignon de la fin du monde : Anna Tsing ne pense pas un objet, mais cherche à collaborer avec des êtres vivants. Cette collaboration mène à des réflexions d’une profondeur aussi salutaire qu’inouïe, qu’on ne peut lister sans les contami-ner à notre tour. Poursuivie sur tout le livre, es-quissée, interrompue puis reprise au débotté, l’analyse de la notion de traduction est particuliè-rement révélatrice du talent de l’anthropologue pour connaître et observer la multitude : traduc-tion économique et monétaire qui fait du 


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Forêts de l’Oregon, aux États-Unis © Loren Kerns

DES APOCALYPSES ET DES CHAMPIGNONS

champignon des dollars puis des yens en même temps qu’une économie du don à la Malinowski, traduction linguistique entre cueilleurs précaires d’origines sud-asiatiques, latinos, ou nord-améri-caines, traduction biologique qui est en somme l’activité des rhizomes, etc.

Le concept est partout, ne suffisant jamais à tout expliquer. Il permet entre autres de penser le pré-sent et l’avenir d’une vie dans ces ruines, dans une nuance et une précision jamais démentie : ces ruines sont là, les forêts de l’Oregon sont post-apocalyptiques, celles du Japon sont mortes. Ces ruines ont été créées par captation par le capita-lisme et les sociétés qui en découlent. Ces ruines sont habitées de vies humaines et non humaines, qui collaborent vaille que vaille et recréent, dans les marges du capitalisme, des « communs la-tents » qui permettent d’envisager de nouvelles sociétés, de nouvelles politiques. Les matsutakés sont le symbole de cette multitude d’histoires : ils poussent sur les sols calcinés, aident les arbres à repousser, créent des communs latents précaires mais hors du cadre strictement capitaliste, dans une chaîne économique qui n’est traduite en capi-tal qu’en quelques dizaines de minutes sur le tarmac d’un aéroport californien avant d’être vendus à prix d’or au Japon où ils revêtent une fonction symbolique qui en fait un don particuliè-rement précieux.

Le champignon de la fin du monde tisse ainsi ses rhizomes, suivant des concepts et des êtres vi-vants dont Anna Tsing veut refaire les histoires et l’histoire. Car à rebours de bien des penseurs an-ticapitalistes, l’auteure ne problématise jamais sa pensée autour d’une morale ou d’une eschatolo-gie diffuse. Par l’art d’observer qu’elle met en pratique, l’anthropologue parvient à penser ici et maintenant ce monde ruiné, se plaçant dès lors dans d’autres filiations intellectuelles – le propos de l’ouvrage rejoint d’ailleurs en grande partie les analyses de Philippe Descola dans son récent Par-delà nature et culture. Ce livre n’est pas une critique en bonne et due forme de l’économie et des sociétés capitalistes ; il est une tentative poé-tique et savante de recréer un monde fait d’his-toires et de collaboration par l’effraction de toute frontière, entre sciences expérimentales et hu-maines, entre humains et non-humains. Cette en-vie de repousser toujours plus loin les confins du pensable et du vivable, qu’Anna Tsing partage avec tant d’autres penseurs minoritaires depuis les premières critiques des Lumières, caractérise

un livre qui parle moins de fin du monde que de fin d’un monde conçu par les humains autour d’un progrès aux ficelages intellectuels bâclés.

L’urgence à penser ces questions en les situant dans leur contexte et les traditions auxquelles elles font référence n’est pas explicitée par l’ou-vrage, qui semble bien s’en moquer – ce qu’on se gardera bien de lui reprocher. Il s’agit pourtant de l’une de ses nécessités premières. Les problèmes qu’aborde Le champignon de la fin du monde sont en effet aujourd’hui au cœur d’affrontements intellectuels et politiques le plus souvent organi-sés autour d’un manichéisme effarant d’ineptie : l’alternative de la technophilie et du progressisme béat (dont, en France, Luc Ferry a donné en 1992 une synthèse très partisane mais influente avec Le nouvel ordre écologique) ou bien d’une écologie intégrale qui aujourd’hui est portée par des réac-tionnaires mondains. L’espace qu’ouvre Anna Tsing cueillant des champignons, autrefois sans doute occupé par André Gorz, Murray Bookchin et d’autres, est celui toujours à remettre sur l’éta-bli d’une pensée ouverte, inclusive, profonde, de l’ensemble des concepts déjà évoqués. Ces concepts ne sont pas seulement cela, le livre montre qu’ils sont aussi des sols détruits et des vies brisées, que l’on peut toutefois chercher à revivifier, par exemple en écrivant.

La vie de cette écriture et de cette pensée est ce qui saute d’abord aux yeux, avant même l’intelli-gence qu’elles offrent presque indéfiniment. Le lecteur curieux, savant, professionnel, amateur, dilettante ou encore avide de nouvelles poésies là où on ne les attend pas, y trouvera une matière plus que roborative qui devrait faire vivre ces champignons hors des enclos de coutume de nos pensées. De ce chef-d’œuvre qui fait date à bien trop d’égards pour qu’on puisse tous les recenser, on retient que le monde dont il proclame avec les matsutakés la fin n’est le nôtre que du moment où nous le pensons dans de telles clôtures. La su-prême exigence de cette lecture est alors de com-prendre que d’autres pensées, d’autres écrits, d’autres gestes sont nécessaires pour ne pas lais-ser finir ce monde, pour permettre une attention réelle aux « mondes-en-train-de-se-faire », qui, latents, s’apprêtent partout. On se prend à rêver qu’il s’achève au plus vite, dans les consciences comme ailleurs, ce monde qui empêche encore de penser et de collaborer à ces mondes d’apparence plus réelle, dont la précarité et le dénuement ont quelque chose de la senteur ambiguë des matsu-takés, effrayante, mélancolique et belle.

Yannick Barthe


Les retombées du passé.

Le paradoxe de la victime


Seuil, coll. « La couleur des idées », 256 p., 21 €

La condition de victime fait l’objet depuis quelques années d’un intérêt croissant des mé-dias, des politiques et des sciences sociales.

Enquêtes, recherches et essais se multiplient, soit pour dénoncer les effets pervers de la

« victimisation » [1], soit pour attirer notre at-tention sur un nouveau gouvernement du poli-tique qui prendrait appui sur la « puissance mobilisatrice de la souffrance [2] » et la mon-tée des claims of suffering [3]. Quelles que soient les approches théoriques qu’ils dé-fendent ou les terrains d’enquête qu’ils mobi-lisent, ces travaux ont en commun de décrire le statut de victime comme quelque chose d’en-viable, à quoi tout le monde peut prétendre. Le coût d’accès à la condition de victime est au contraire particulièrement élevé. Et il est élevé non parce que les victimes seraient régulière-ment frappées d’un soupçon d’inauthenticité, mais parce que se reconnaître comme victime, s’identifier à ce statut jugé parfois misérabi-liste et stigmatisant, est loin d’être simple. À rebours donc des considérations générales sur

« l’irrésistible ascension » des victimes, Yan-nick Barthe se propose d’étudier la victimisa-tion comme un processus toujours incertain, en débarrassant « au passage ce terme de tout ju-gement moral ». L’ambition de ce récit qui s’appuie sur une enquête sociologique n’est donc pas de statuer sur le caractère légitime ou illégitime de la victimisation mais de répondre à une question, en apparence très simple : comment devient-on victime ? Comment les individus qui ne se pensaient pas comme des

victimes en sont-ils venus à revendiquer ce statut et à être reconnus comme tels par d’autres ?

Tenter de résoudre cette énigme, c’est pointer d’emblée un paradoxe : « Comment, en effet, comprendre ce paradoxe de la victime qui, d’un côté, revendique d’être reconnue comme telle et qui, de l’autre, ne parvient pas à s’approprier pleinement cette catégorie ? » C’est cette tension, cette ambivalence de la condition de victime, que Yannick Barthe ne cesse d’interroger au fil des pages d’un ouvrage dense, fin et stimulant.

L’histoire qui nous est racontée ici n’est pas celle des essais nucléaires menés par la France en Al-gérie dans les années 1960 ou en Polynésie dans les années 1980. Ce livre a davantage pour objet le récit des individus ayant participé à ces essais nucléaires et qui proposent une histoire alterna-tive à celle de l’histoire officielle. Ces individus sont des soldats de l’armée française ou des tra-vailleurs [4] qui ont commencé, à partir des an-nées 1990, à revendiquer le statut de victime car un certain nombre d’entre eux étaient tombés malades. 150 000 personnes auraient été concer-nées par le phénomène. À partir d’une série d’en-tretiens avec les vétérans des essais nucléaires réunis autour de l’association AVEN [5], des notes prises lors des réunions de l’association ou encore d’analyses de documents d’archives ou de débats parlementaires, Yannick Barthe tente de démêler la tension inhérente à la cause de ces

« oubliés de l’atome ». Nous l’avons dit, l’ambi-tion première de ces personnes est de revendiquer une forme de reconnaissance par l’État de leur condition de victime, ils reprochent à l’armée de les avoir abandonnés à leur sort. Dans le même temps, ils expriment une forme de fierté d’avoir participé à une grande « œuvre nationale », celle de la fabrication de la bombe atomique censée 


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