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Pierre Loti : Aziyadé, « cette erreur douce et dédicace » qui t’amènera à la

Chapitre 3 : en quoi y a-t-il cliché dans cet imaginaire de la femme fatale ?

3.1 Les variations sur l’imaginaire du corps féminin : corps emprunté, corps modifié

3.2.1 Pierre Loti : Aziyadé, « cette erreur douce et dédicace » qui t’amènera à la

Le marin anglais que Loti interprète dans Aziyadé, peut être considéré comme un Don Juan. Jeune et beau, il séduit les femmes lorsqu’il arrive en Turquie. Il considère Aziyadé comme une créature « mise là pour lui permettre de se réaliser pleinement »229. Sartre note à                                                                                                                

226 Ibid., p. 53 227 Ibid., p. 240

228 LEGUILLON, Roland, « Un aspect de l’amour chez Pierre Loti », pp. 43-53, en ligne, URL:

https://scholarship.rice.edu/bitstream/handle/1911/63128/article_RIP593_part6.pdf?sequence=1 [date de dernière consultation 15-08-2017] p. 44

ce propos « qu’on n’aime pas pour s’anéantir, on aime pour se créer » 230 et c’est bien la pensée d’un Loti « angoissé à mort devant l’émiettement de sa vie ». 231

En effet, Aziyadé constitue pour Loti, comme sa sœur lui dit, « cette erreur douce et dédicace, précieuse et bienfaisante » 232 qui l’amènera à la mort. Elle est le grand amour de l’écrivain. L’auteur parlera d’elle jusqu’à la fin de ses jours, tout à fait persuadée de l’avoir vraiment aimée de tout son cœur. Rolande Leguillon note que ce que « Loti appelle amour est pour lui le moyen de se prouver à lui-même qu’il existe, qu’il est puissant ». 233

Or, il est intéressant de constater comment l’amour qu’il a pour cette femme turque se présente comme un désir de la réduire au niveau d’un objet qu’on dispose. Nous trouvons ici un caractère remarquable dans l’inversement des rôles des personnages dans le mythe de la femme fatale. Entre Loti et Aziyadé, c’est bien l’homme qui joue le rôle de personnage fatal. Il lui propose des projets cyniques : « Je lui avais déclaré que le lendemain je ne voulais plus d’elle, qu’une autre allait pour quelques jours prendre sa place ; qu’elle–même reviendrait ensuite, et m’aimerait encore après cette humiliation sans en garder même le souvenir ». 234 Néanmoins, lorsqu’elle devient inaccessible, « par la distance qui les séparait, par la propre inertie insouciante de Loti et, enfin, par [s]a mort », 235 l’auteur se rend compte qu’il l’a vraiment aimée :

Et je l’adore pourtant. En dehors de toute ivresse, je l’aime, de l’affection la plus tendre et la plus pure ; j’aime son âme et son cœur qui sont à moi ; je l’aimerai au-delà de la jeunesse, au-delà du charme des sens, dans l’avenir mystérieux qui nous apportera la vieillesse et la mort. 236

C’est à ce moment qu’il passe d’un état de rêve à la pure réalité et il l’exprime à travers de ces propos,

j’y voyais comme à travers une voile funèbre, toute ma vie passée tourbillonnait dans ma tête avec le vague désordre des rêves, tous les coins du monde où j’ai vécu et aimé, mes amis, mon frère, des femmes, des diverses couleurs que j’ai adorées, et puis, hélas, le foyer bien-aimé que j’ai déserté pour jamais, l’ombre de nos tilleuls, et ma vielle mère…237

                                                                                                                230 loc. cit.

231 loc. cit.

232 LOTI, Pierre, op. cit., p. 106 233 LEGUILLON, Roland, op. cit., p. 49 234 LOTI, Pierre, op. cit., p. 188 235 LEGUILLON, Roland, op. cit., p. 49 236 LOTI, Pierre, op. cit., p. 225-226 237 Ibid., p. 240

La cause de sa séparation et par conséquent de sa mort sera provoquée par un état de malheur produit par « des forces étrangères, supérieures, contre lesquelles il ne pourra rien, les décisions de l’Amirauté, par exemple, qui viendront commodément le séparer de l’élue du moment et qui le forceront à se tourner vers d’autres ». En effet, après un long processus de construction identitaire orientale à côté de sa bien-aimée, le marin anglais doit retourner en Occident. Cela suppose pour Loti un déchirement existentiel qui lui fera vivre un sentiment de culpabilité envahissante, « Abandonner son pays, abandonner son nom, c’est plus sérieux qu’on ne pense ».238 C’est notamment ce retour qui causera la mort de sa bien-aimée.

Le fait d’être parti en laissant Aziyadé en Turquie et la trouver, à son retour, morte suppose pour Loti la manifestation d’un processus de deuil. Celui-ci qui prend forme à travers le sentiment lotien d’être amputé, abandonné et impuissant face au monde réel : « Et il me prit une rage folle de courir après cette voiture, de retenir ma chérie dans mes bras, de nouer mes bras autour d’elle, pendant que nous nous aimions encore de toute la force de notre âme, et de ne plus les ouvrir qu’à l’heure de la mort ».239

L’auteur exprime un certain sentiment de désarroi lorsqu’il retourne en Turquie et apprend la mort d’Aziyadé : « On ne comprend pas de suite un mot semblable, qui tombe inattendu comme un coup de foudre ; il fait un moment à la souffrance, pour vous étreindre et vous mordre au cœur »240. Le malheur de Loti devient une réalité et la mutilation amoureuse provoque chez lui un final tragique et une destinée fatale dans l’utopie onirique de sa vie orientale. Ainsi, le marin anglais, l’Arif oriental, met fin à ses jours à travers ces mots : « c’est fini d’Arif, le personnage a cessé d’exister. Tout ce rêve oriental est achevé cette étape de mon existence, la dernière sans doute qui aura du charme, est passée sans retour, et le temps peut-être en balayera jusqu’au souvenir » .241 Le bonheur du rêve oriental cède, enfin, la place à un inévitable sentiment de désenchantement lotien. Il meurt en se faisant la suivante réflexion,

Mon dieu, pour elle je suis près de prier mon cœur qui s’était durci et fermé dans la comédie de la vie, s’ouvre à présent à toutes les erreurs délicieuses des religions humaines, et mes larmes tombent sans amertume sur cette terre nue. Si tout n’est pas fini dans la sombre poussière, je le saurai bientôt peut-être, je vais tenter de mourir pour le savoir…242

                                                                                                                238 Ibid., p. 192 239 Ibid., p. 209   240 Ibid., p. 237 241 Ibid., p. 210 242 Ibid., p. 241

Dans notre prochain sous-chapitre nous examinerons l’attitude d’Aziyadé face à son aventure amoureuse et sa destinée fatale.