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par Pierre Benetti

LA LITTÉRATURE PENSE

considéreraient les textes dont elles sont censées avoir la garde comme trop nobles, ou trop fra-giles, pour être passés à la moulinette des histo-riens. Judith Lyon-Caen portait la même accusa-tion dans un livre précédent (2), où elle affirmait que « du point de vue des études littéraires, la littérature est hors du temps, elle le dépasse par définition ». Certes, quelques transis croient en-core la littérature éternelle. Mais voilà : plus qu’une pensée de la littérature, il s’agit d’un de ses nombreux lieux communs qui, au moins de-puis Platon, dissimulent non seulement qu’elle est périssable, qu’elle n’a pas eu lieu partout, mais aussi qu’elle organise ses propres métamor-phoses.

Serait donc littéraire ce qui a été estampillé litté-rature de tout temps. Mais par qui, si ce n’est par ceux qui savent ? Ainsi, « La vengeance d’une femme », la nouvelle de Barbey choisie par Ju-dith Lyon-Caen (qui a édité les romans du

« Connétable des lettres »), se retrouve soudai-nement pourvue d’intérêt parce que « saturé[e]

de “style” ». Parlant de l’extérieur des textes, une approche si respectueuse des canons patrimo-niaux et des normes académiques, si scrupuleu-sement attentive au partage des champs du savoir entre disciplines, comporte des enjeux qui ne sont pas uniquement littéraires. Au lieu de défaire les stéréotypes, de renverser les conventions, au lieu d’inciter à la méfiance vis-à-vis des miroirs aux alouettes de l’institution littéraire, au lieu de nous libérer de nos idoles académiques, elle réaffirme – mais peut-être est-ce simplement l’air du temps

? – un ordre des textes dont on croyait qu’il avait plus ou moins volé en éclats entre 1945 et 1975.

La théorie critique, elle aussi, se retrouve passée au tamis de la reconnaissance officielle, canon unique pour établir la valeur des textes : l’article de Barthes est dit « désormais classique », tel autre de Genette est « devenu classique ». De tels compliments sonnent comme les gentillesses que les plus jeunes disent aux aïeux qu’ils n’écoutent plus depuis longtemps et qu’on laisse tout seuls à table. La dynamique générale du livre forme en cela l’inverse du mouvement dans lequel est pris Benjamin Button, le personnage de Fitzgerald qui grandit en rajeunissant : faisant comme si cer-tains événements n’avaient pas eu lieu, comme si certaines œuvres n’avaient pas été écrites, comme si l’horloge de la théorie littéraire s’était arrêtée à Gustave Lanson, La griffe du temps re-place notre présent à un point du temps qu’il

avait déjà déjà bel et bien franchi. De fil en ai-guille, le lecteur voit réapparaître des fantômes, avec l’Auteur comme figure de proue et principal acteur de l’histoire des œuvres.

Est-ce donc un hasard malheureux si nulle part n’est cité l’autre article que Roland Barthes a consacré aux rapports entre la littérature et l’his-toire ? « Le discours de l’hisl’his-toire » (3) décons-truisait justement l’idée, défendue par Barbey d’Aurevilly lui-même au début de sa nouvelle, selon laquelle l’imaginaire distinguait les textes historiques des textes littéraires. C’est oublier que l’histoire est aussi un discours ; mais au nom du « prestige du c’est arrivé », les textes d’histo-riens se réclament en général d’une transparence au réel. Certes, Barthes écrivait lui-même à partir de Hérodote et Bossuet, d’écrivains qui, en l’ab-sence de la discipline, racontaient l’histoire ; mais son analyse nous aide encore aujourd’hui en rappelant que, tout comme le discours historique se fonde sur un imaginaire, le texte littéraire, de manière inversée, peut tout à fait penser l’his-toire.

On peut se demander, dès lors, pour quelle raison cette négation des avancées critiques de Barthes et du structuralisme sur la question s’adosse à l’une des figures les plus notoires du conserva-tisme politique et intellectuel français. On peut concéder, ainsi que les différents chapitres le dé-veloppent, qu’une nouvelle de Barbey renseigne sur le monde de la prostitution parisienne, l’urba-nisation ou la figure de l’auteur à la fin du XIXe

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siècle ; mais une telle lecture n’est pertinente qu’avec des littératures se prétendant réalistes. La littérature ne s’est pas arrêtée aux contes du dan-dy ultra dont Flaubert raillait le « grotesque invo-lontaire » ; et que faire de textes qui, depuis plus d’un siècle déjà, ont fait exploser leurs propres cadres ? On peut apprécier ceux de Barbey – en-core qu’ils soient pleins de faux scandale – mais force est de constater qu’ils ne donnent pas les mêmes difficultés, ni au lecteur, ni à l’historien, que ceux de Kafka, de Joyce et de Proust. Ces derniers ne sont pas plus nobles en soi ; simple-ment, ils ne posent pas la question dans les mêmes termes.

De surcroît, du point de vue de son rapport à l’histoire, l’évolution de la littérature ne s’est pas non plus arrêtée à Kafka, à Joyce ou à Proust.

Prendre Barbey comme aiguillon laisse de côté quantité d’œuvres qui ont travaillé leur propre rapport à l’histoire. Et pour cause : l’après-1945, en tout cas en Europe, semble difficilement écrire sans l’histoire. Nombreux sont d’ailleurs les ré-cents travaux universitaires qui ont décrit comment, sous forme de « transcriptions » (Em-manuel Bouju), de « hantises » (Muriel Pic) ou de « factographies » (Marie-Jeanne Zenetti), di-verses œuvres qui accompagnent notre temps (Coetzee, Kertész, Sebald, Simon…) prennent en charge, non pas l’histoire des sociétés, mais les expériences du passé.

Car, qu’elle produise des romans, des récits, des poèmes, des témoignages, ou des textes qui ne portent pas de nom, l’écriture entretient bien un rapport singulier, non à la discipline historique, mais à l’histoire : une relation interprétative, qui n’est pas réductible à une transcription plus ou moins fantaisiste et plus ou moins stylisée des événements passés. La multiplicité simultanée des interprétations recelée par un texte littéraire (dont la qualité peut se mesurer à cette aune) offre au lecteur un certain rapport au passé qui, certes, n’est pas celui de la discipline historique : on y trouvera difficilement causes, conclusions, dates, chronologie, explications. C’est bien parce qu’elles parlent depuis une époque particulière que les formes prises par l’écriture littéraire augmentent leur capacité à s’adresser aux futurs vivants qui les liront et qu’elles continuent de nous parler. Si Saint-Simon ou Chrétien de Troyes parviennent encore à nous dire quelque chose, ce n’est pas grâce à un soupçon de littéra-ture ajouté aux événements du monde : c’est

plu-tôt parce que, comme le disait Barthes dans

« Histoire ou littérature ? », « les formes ré-sistent, ou, ce qui est pire, elles ne changent pas au même rythme ».

Que pourrait donc être « restituer l’historicité d’une œuvre » ? Pas seulement décrire la récep-tion, la circularécep-tion, la diffusion d’un « contenu textuel disponible ici ou là », « doté de valeur, stabilisé, reproductible, dématérialisable et pour-tant toujours identique à lui-même » – à moins d’accepter l’œuvre d’art comme un produit

Quelqu’un d’autre, trente ans après Gustave Lan-son et trente ans avant Roland Barthes, a réfléchi à la question. En 1931, Walter Benjamin s’in-quiétait de ce qu’était devenue l’histoire litté-raire, attachée à reproduire « l’hydre de l’esthé-tique scolaire » (4). Il donnait cependant un pro-gramme exigeant et une vision nouvelle à ceux qui s’y refusaient : « L’œuvre se structure en elle-même pour former un microcosme ou mieux : une micro-époque. Car il ne s’agit pas de présenter les œuvres littéraires dans le contexte de leur temps, mais bien de donner à voir dans le temps où elles sont nées le temps qui les connaît – c’est-à-dire le nôtre. » Nos cheminements dans le temps des textes sont tels que certains d’entre eux, plus que leur beauté figée, plus que le plaisir qu’ils suscitent, plus que la pratique sociale qu’ils procurent, recèlent des puissances insoupçon-nées. Dont, parfois, celle de nous faire saisir le temps.

1. Roland Barthes, « Histoire ou littérature ? », repris dans Sur Racine, Seuil, 1963.

2. Judith Lyon-Caen et Dinah Ribard, L’his-torien et la littérature, La Découverte, 2010.

3. Roland Barthes, « Le discours de l’histoire », dans Œuvres complètes II. Livres, textes, en-tretiens, sous la direction d’Éric Marty, Seuil.

4. Walter Benjamin, « Histoire littéraire et science de la littérature », traduit par Mau-rice de Gandillac, revue par Pierre Rusch, dans Œuvres II, Gallimard, coll. « Folio ».

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Victor Battaggion et Thierry Sarmant (dir.)
 Histoire mondiale des cours


des origines à nos jours Perrin, 448 p., 25 €

On l’aura compris, il ne s’agit pas d’analyser le livre à l’aune de critères qui ne sont pas les siens.

Il serait vain de lui reprocher d’éviter des débats pointus, ce n’est pas le propos. S’il existe des erreurs de fond, elles demeurent de la responsabi-lité de chaque auteur. À son public de l’interpel-ler. Interrogeons plutôt le titre, survolons le sommaire : sont-ils en adéquation ? Quelques questions de bon sens surgissent devant l’immen-sité du champ promis.

Définie, indéfinie, infinie,
 qu’est-ce qu’une cour ?

Une première remarque s’impose : l’ensemble des cours mondiales peut-il être observé à travers un prisme commun, si souple et réfléchi soit-il ? Les contributions s’accordent pour adopter quelques repères a minima : toute cour renvoie à un monarque, compris comme « un homme-insti-tution en qui s’incarne la société et l’État », ré-sument les directeurs de l’ouvrage. Cela implique l’organisation, autour de cette double fonction, d’un entourage, la famille, les proches, mais aussi de conseillers, d’administrateurs et d’une armée.

C’est « un phénomène social total » qui com-prend une sphère privée et une sphère publique, lesquelles, selon le souverain et les époques

« s’interpénètrent ou s’opposent », mais qui dans l’ensemble répondent à un besoin d’efficacité dans la gouvernance et dans la représentation que

le souverain veut donner de lui-même et de son pouvoir.

À partir de là, chaque cour ayant une histoire par-ticulière, comment définir ses caractéristiques ? Par son âge d’or ? Peut-elle se comprendre sans ses interactions au sein d’un contexte géopoli-tique plus général, et jusqu’où ? Dans le récit de son élaboration, de la naissance au déclin, oui, mais dans quel temps, le sien, celui de l’historio-graphie classique ? Que dire de l’inégalité des sources vouant des cours, souvent les plus an-ciennes, à des hypothèses, des interprétations, voire à l’oubli ?

Les différentes contributions ne tranchent pas.

Chacune y va de son choix. Avec plus ou moins de bonheur, c’est le lot de tout ouvrage collectif.

 De l’Égypte ancienne à la lune 

Pharaon ouvre le bal, il remplace le dieu solaire

« retiré dans les hauteurs célestes […], apparait dans toute sa gloire au point qu’il semble souvent régner seul ». On verra qu’il n’en est rien, en Égypte antique comme ailleurs. Des « Deux-mille ans de la cour de Chine », on retient plutôt la longue marche des dynasties de l’Ouest et de l’Est vers le modèle de la Cité impériale où une séparation du Fils du ciel d’avec ses immenses territoires prévaut progressivement, et où la cour penche « plus du côté de l’autorité morale et sa-crée ou des questions protocolaires ou cérémo-nielles que du côté de l’action politique ». Cette conception de la cour et du souverain se retrouve à l’époque du shôgunat avec le Tenno du Japon.

Sur ce même modèle, le tsar de Russie reste un

« personnage ecclésiastique », jusqu’à ce que Pierre Ier débarrasse sa cour des boyards « et 


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