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Le cas de Pierre Bayle illustre bien tout le poids qu‟eut la Révocation sur l‟idéologie des réformés français : les expatriés du Refuge sortirent de leur prostration où la politique de Louis XIV les acculait, et certains d‟entre eux se retrouvèrent subitement sur le devant de la scène alors que leurs écrits étaient lus dans toute l‟Europe, y compris en France malgré la censure. C‟est dans ce contexte que Pierre Bayle se mit à réfléchir sur les résultats néfastes de l‟intolérance. Il faut dire que cette question revêtait chez lui une dimension « existentielle »1. Ce déraciné a ressenti dans sa

chair la persécution et l‟exil.2 Cela a eu pour effet de lui faire prendre « ses distances vis-à-vis des

discours unanimistes de son temps, au fondement de l‟intolérance ».3

Tout comme Jurieu et Bossuet, Bayle évolua dans le climat passionnel de la fin du régime de l‟édit. C‟est à son corps défendant qu‟il entra en lice contre la politique de persécution menée par Louis XIV. Cependant, il n‟était pas dans le tempérament de Bayle de perdre ses peines dans des disputations sans trêve avec les tribuns catholiques ; aussi préféra-t-il s‟objecter à l‟intransigeance de la « croisade dragonne » par une conception neuve de la tolérance, dans laquelle nous trouvons l‟âme même de son utopie.

En 1681, quand le pouvoir ordonna la fermeture de l‟Académie réformée de Sedan où il se trouvait depuis 1675, Bayle s‟établit à Rotterdam. Il publia alors plusieurs œuvres d‟importance. On peut penser par exemple à la Lettre sur la Comète,4 qui, en ridiculisant les superstitions liées au

1 Thierry Wanegffelen, L‟édit de Nantes. Une histoire européenne de la tolérance (XVIe-XXe siècle), Paris, LGF, 1998, (« Le Livre de Poche »),

p. 186.

2 Sans oublier le bref voyage aller-retour que Bayle a fait dans sa jeunesse entre la foi calviniste et celle de l‟Église romaine. Cf. Thomas M. Lennon,

Reading Bayle, Toronto, University of Toronto Press, 1999, p. 4.

3 Thierry Wanegffelen, L‟édit de Nantes. Une histoire européenne…, p. 187.

4 Titre complet : Lettre à M.L.A.D.C., Docteur de Sorbonne, où il est prouvé […] que les comètes ne sont point le présage d‟aucun malheur, Rotterdam, R. Leers, 1re édition mars 1682 ; 2de, augmentée, sous le titre de Pensées diverses écrites à un Docteur de Sorbonne, à l‟occasion de la

passage des météores, permettait au philosophe non seulement de blâmer ceux qui extrapolaient sur un fait avant de l‟avoir étudié mais encore de dissocier phénomène inexpliqué, morale et religion.

Ce n‟est toutefois pas la Lettre sur la Comète qui occasionna des ennuis au Réfugié. C‟est plutôt sa Critique générale de l‟Histoire du Calvinisme de Mr. Maimbourg,5 publiée anonymement en

1682, qui fut lacérée et brûlée en place de Grève par la main du bourreau le 9 mars 1683. Bayle y dénonçait les falsifications historiques faites par un apologue de la politique religieuse de Louis XIV.6

Quand l‟anonymat de Bayle fut finalement percé à jour, celui-ci se trouvait en Hollande, donc en principe hors de portée des sbires de Louis XIV. Pourtant les conséquences de sa Critique litigieuse n‟allaient pas tarder à l‟atteindre personnellement. En juin 1685, dans la vague de répression qui accompagna la Révocation,7 le ministre d‟État Louvois fit emprisonner le frère de

Pierre, Jacob Bayle, pasteur au pays de Foix. Ce dernier mourut en détention (en novembre), sans

auxquelles s‟ajouteront une Addition aux Pensées diverses sur les comètes (Rotterdam, R. Leers, 1694) et une Continuation des Pensées diverses

écrites à un Docteur de Sorbonne (Rotterdam, R. Leers, 1705, 2 vols).

5 À Ville-Franche, Pierre le Blanc (adresse fictive). En réalité : Amsterdam, A. Wolfgang. Cf. Élisabeth Labrousse, introduction à : Pierre Bayle, Ce

que c‟est que la France toute catholique, sous le règne de Louis le Grand, texte établi, présenté et annoté par É. Labrousse, avec la coll. d‟Hélène

Himelfarb et de Roger Zuber, Paris, Vrin, 1973, (« Bibliothèque des textes philosophiques »), p. 16. Louis Maimbourg, Histoire du Calvinisme par

Monsieur Maimbourg, Paris, Sébastien Mabre Cramoisy, 1682.

6 L‟opportunisme supposé de Maimbourg est particulièrement dénoncé par Bayle dans l‟extrait suivant : « Mais la grande raison qui a fait que le Père Maimbourg a écrit l‟Histoire du Calvinisme avec des emportemens si outrez, & si dignes d‟un jeune Declamateur, qui s‟exerce sur les Lieux Communs de l‟Invective, la voicy ; c‟est qu‟il a veu la Cour de France determinée à ruïner le Calvinisme en aussi peu de tems qu‟il en mettroit à composer son Histoire. Il a donc cru qu‟il faloit preparer l‟Apologie de toutes les Violences que l‟on employeroit pour venir à bout de ce grand dessein, & que pour bien faire cette Apologie il faloit representer les Calvinistes sous les idées du monde les plus hideuses, tousjours prêts à se revolter contre leurs legitimes Souverains, & à plonger leur Patrie dans les plus lamentables desolations, qui puissent estre conceües par les Ames les plus enragées, les plus infernales, les plus sacrileges ; que laisser vivre ces gens-là dans un Estat, c‟est y nourrir les bêtes les plus feroces, les Lions & les Tygres les plus alterez de sang ; & qu‟un Prince qui aime la gloire de Dieu, & qui veut pourvoir à la seureté de son Royaume, & à sa propre conservation, doit incessamment exterminer ces monstres, couper toutes les têtes de cette hydre formidable, écraser ces pestes infernales ennemies de Dieu & de l‟Estat » (Critique générale de l‟Histoire du Calvinisme de Mr. Maimbourg…, I, pp. 9-10).

7 Rappelons qu‟en 1684-85 les dragonnades battaient leur plein dans les villes et régions à concentration protestante. Cf. Jean-Michel Gros, préface à : Pierre Bayle, De la tolérance. Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ « Contrains-les-d‟entrer », Paris, Presses Pocket, 1992, (« Agora. Les Classiques »), p. 11 ; Hubert Bost, Pierre Bayle et la religion, Paris, P.U.F., 1994, p. 15.

avoir abjuré malgré toutes les injonctions et mauvais traitements de ceux qui voulaient le voir apostasier.8

Bayle avait désespérément tenté de faire relâcher le prisonnier : ce fut cependant en vain qu‟il remua tout son réseau de correspondants qu‟il s‟était constitué dans la République des Lettres.9 L‟une de ses relations, François Janiçon,10 révéla à Bayle qu‟« en Jacob » on avait

« frappé le frère de l‟auteur de la Critique générale » ; le pouvoir versaillais avait fait « payer à l‟humble pasteur la hardiesse de l‟écrivain qui échappait à ses prises. »11 La mort de son frère fut

pour Pierre Bayle un véritable cataclysme, comme l‟écrit Élisabeth Labrousse :

Non seulement Bayle perdait l‟être qui lui avait été le plus proche et le plus cher, mais, par un raffinement de cruauté, il se trouvait avoir été l‟occasion de sa mort – et non pas pour une faute, mais pour un ouvrage écrit en défense de la « vraie religion ». Cette Providence Divine, si souvent invoquée dans ses lettres, quelle protection avait-t-elle accordée à l‟innocence et à la piété ? […] Dorénavant, elle ne sera plus jamais mentionnée par Bayle à titre personnel : le scandale du mal avait tragiquement fait irruption dans sa vie ; toutes ses convictions religieuses vont en subir le contre-coup et, à cet égard, l‟histoire de sa pensée, jusqu‟à sa mort, est celle d‟une crise personnelle.12

Ce drame familial explique en grande partie la lutte de Bayle contre l‟intolérance.13Mais ce

n‟est pas tout car en novembre 1685 le réfugié subissait aussi le choc, cette fois-ci commun aux protestants français, de l‟annonce de la Révocation. Alors, doublement meurtri et indigné, Bayle

8 Élisabeth Labrousse, Pierre Bayle, t. I, Du pays de Foix à la Cité d‟Érasme, La Haye, Martinus Nijhoff, 1963, p. 199. Cf. John Marshall, John Locke,

Toleration and early Enlightenment Culture: Religious Intolerance and Arguments for Religious Toleration in early Modern and „Early Enlightenment‟ Europe, Cambridge, Cambridge U.P., 2006, p. 22 : « Protestant accounts, such as John Quick‟s Synodicon (cxxxiii-cxxxvi), emphasized that Jacob

Bayle had been denied even “a cup of cold water to quench his burning thirst”, and that his guards had treated him “with all manner of Barbarities, that by those Torments he might be enforced to apostasies from the Truth”. »

9 Alors qu‟il n‟était encore qu‟un jeune huguenot issu d‟un milieu modeste, mais en revanche homme capable et esprit fureteur, Bayle avait pour satisfaire sa soif d‟information cultivé toutes les relations que la fortune lui avait permis de nouer lors de ses pérégrinations. Ainsi il avait patiemment construit autour de lui-même sa propre République des Lettres. De sorte que lorsqu‟en 1684 l‟éditeur Henri Desbordes proposa à Bayle la rédaction des Nouvelles de la République des Lettres, le futur journaliste disposait déjà d‟un réseau d‟informateurs assez étoffé, notamment dans la capitale française. La célébrité venant, d‟autres correspondants s‟ajoutèrent, toutes appartenances religieuses confondues. Nicolas Malebranche, par exemple, était entré en contact avec Bayle dès le commencement des NRL (par exemple la lettre de l‟oratorien datée du 9/7/1684, cf. Élisabeth Labrousse, « Les coulisses du journal de Bayle », in Notes sur Bayle, Paris, Vrin, 1987, [« Vrin-Reprise »], p. 31).

10 Huguenot et avocat au Parlement de Paris, François Janiçon fut chargé jusqu‟en 1671 par les Églises réformées de Guyenne de la défense de leurs droits devant le Conseil d‟État. Ayant abjuré après la Révocation, il put demeurer à Paris et continuer entre autres d‟être utile à Bayle en le renseignant sur la vie littéraire parisienne et en lui rabattant bon nombre de correspondants. Cf. Élisabeth Labrousse, Pierre Bayle, t. I, op. cit., p. 161, note 118. Cf. égal. A. Niderst, préface aux Œuvres diverses de Pierre Bayle, Paris, Éditions sociales, 1971, (« Classiques du peuple »), p. xi. 11 Élisabeth Labrousse, Pierre Bayle, t. I, op. cit., p. 199.

12 Idem.

déploya en réponse une extraordinaire activité d‟écriture. Les livres qui en résultèrent firent leur marque.

Une réponse ardente et spontanée de Bayle à la Révocation

Le premier ouvrage publié après la Révocation fut un pamphlet incendiaire, Ce que c‟est que la France toute catholique sous le règne de Louis le Grand. Il parut en Hollande au mois de mars 1686,14 au moment même où Jurieu, de son côté, commençait d‟interpréter l‟Apocalypse.

Dans son opuscule, Bayle s‟en prenait crûment aux persécutions et aux avanies qu‟avaient subies les protestants et y faisait le procès de la Révocation, qu‟il tenait pour une iniquité injustifiable.15

L‟essentiel du réquisitoire tient certainement dans la partie centrale de l‟ouvrage, une lettre fictive adressée à un ecclésiastique français dans laquelle Bayle prête à un réfugié exaspéré des propos à l‟emporte-pièce :

Souffrez, Monsieur, que j‟interrompe pour un petit quart d‟heure vos cris de joïe, & les félicitations que l‟on vous écrit de toutes parts pour l‟entiere ruïne de l‟Héresie. […] Il est donc vrai, Monsieur, que vous étes à present en France tous Catholiques. Si on savoit la force & la signification presente de ce mot-là, on n‟envieroit point à LA FRANCE, D‟ESTRE TOUTE CATHOLIQUE SOUS LE REGNE DE LOUIS LE GRAND, car il y a si long tems que ceux qui se sont donné ce nom par excellence tiennent une conduite qui fait horreur, qu‟un honnête homme devroit régarder comme une injure d‟étre appelé Catholique, & aprés ce que vous venez de faire dans le Roiaume trés-Chrêtien, ce devroit étre désormais la même chose que de dire la Réligion Catholique & de dire la Réligion des malhonnêtes gens. Je consens donc, Monsieur, que vous vous vantiez que la France est aujourd‟hui toute Catholique, car selon la veritable signification que doit avoir ce mot-là, jamais Roiaume n‟a mieux merité ce titre.16

14 Par le titre qu‟il donna à son pamphlet, Bayle faisait écho à La France toute catholique sous le regne de Louys le Grand (Lyon/Paris, R. Pepie, 1685, 3 vols. in-8o), une œuvre de propagande dans laquelle Louis Gauthereau, un ci-devant ministre réformé, célébrait la politique du Roi-Soleil et l‟encensait d‟avoir œuvré à la « réunion » tant attendue de l‟Église de France. Cf. Louis Desgraves, Répertoire des ouvrages de controverse entre

Catholiques et Protestants en France, 1598-1685, t. II, 1629-1685, Genève, Droz/Paris, Champion, 1985, (« Histoire et Civilisation du livre », VI),

p. 405. Le petit livre de Bayle parut sous une adresse bibliographique imaginaire (À St-Omer, chez Jean Pierre L‟Ami, en réalité Amsterdam, A. Wolfgang). Comme l‟indique Élisabeth Labrousse (introduction à : Pierre Bayle, Ce que c‟est que la France toute catholique…, p. 19), l‟intention du philosophe derrière cette adresse était malicieuse, puisqu‟à l‟époque Saint-Omer était un bastion jésuite. Cela a certainement pu faciliter la diffusion du pamphlet en France. Cf. égal. Joël Cornette, « Chronique de l‟État classique », in Henry Méchoulan et Joël Cornette (dir.), L‟État

classique, 1652-1715, Paris, Vrin, 1996, p. 473.

15 La « véhémente brièveté » de l‟opuscule est notable dans l‟œuvre du philosophe, vu qu‟il ne réitèrera plus une expérience du genre. Élisabeth Labrousse, introduction à : Pierre Bayle, Ce que c‟est que la France toute catholique…, p. 18.

Un peu plus loin, c‟est l‟intolérance et l‟inhumanité collectives qui sont prises à partie : Se peut-il bien faire que parmi une si grande multitude de gens, il n‟y ait pas eu un honnête homme ? Oüi cela se peut, puis que cela est, car dites moi, je vous prie, où est le Juge parmi cette multitude effroiable de gens assis sur les fleurs de lis, qui n‟ait lâchement accordé son ministere à toutes les basses, & indignes chicaneries, & à toutes les obliquitez deloiales dont on a persecuté ceux de la Réligion pendant 20 ans ? Où est le Prélat, où le Curé, où le Prêtre, où le Moine parmi ces legions innombrables de gens d‟Eglise qui fourmillent dans le Roiaume, qui n‟ait été le premier ressort de ces honteuses procedures, ou qui ne les ait loüées, aprouvées, ou souhaitées ?17

L‟ingérence de l‟Église romaine dans les affaires de l‟État est aussi dénoncée, tout comme le mauvais entourage du roi :18

Jamais Prince n‟a été plus digne que Louïs le Grand d‟avoir des fidelles amis, parce qu‟il a fait du bien à une infinité de personnes, Cependant il ne s‟est trouvé aucun, parmi tant de Creatures, qui lui ait osé representer qu‟on avoit surpris sa Réligion, & qu‟il donnoit trop d‟autorité à des gens qui ne devoient se mêler que de leur Brêviaire : Ni Ministre, ni Conseiller d‟État, ni Maréchal de France, ni Duc, ni Pair ne s‟est soucié de donner un bon avis à un grand Maître qui eût été fort capable d‟en profiter, si on s‟y fust pris de bonne heure, & comme il faut.19

Intercaler ces propos entre deux autres lettres (factices), de ton et d‟esprit plus modérés donne à l‟ouvrage de Bayle l‟aspect d‟une « œuvre à tiroirs ».20 Comme le relève

Élisabeth Labrousse, ce genre de composition permettait au philosophe « d‟exposer différents points de vue, sans l‟obliger à conclure ni à prendre une position tranchée, initiative que cet admirateur d‟Érasme et de Montaigne préfé[rait] toujours laisser à son lecteur ».21 Il reste que

Bayle n‟aurait certainement pas écrit Ce que c‟est que la France toute catholique si au départ il avait voulu faire l‟apologie des persécutions antiprotestantes. À l‟évidence, et au-delà de tous les artifices, le discours acerbe de la partie centrale nous en révèle beaucoup sur l‟humeur même de l‟écrivain réagissant aux événements dramatiques de France.

17 Ibid., pp. 34-35.

18 Ce qui est un poncif de la rhétorique subversive de ce temps-là : on n‟attaque jamais le roi lui-même mais plutôt ses mauvais conseillers. 19 Bayle, Ce que c‟est que la France toute catholique…, éd. Élisabeth Labrousse, 1973, op. cit., pp. 35-36.

20 En effet, le pamphlet proprement dit est précédé par le billet d‟un ecclésiastique choqué que l‟on puisse tenir un tel langage à l‟endroit de son Église ; il est suivi par la réaction d‟un autre réformé qui, sans vraiment rejeter le propos de son coreligionnaire, s‟en prend surtout à ses outrances parce qu‟il est avant tout « honnête homme ». Cf. Pierre Joxe, L‟Édit de Nantes, une histoire pour aujourd‟hui, avec la collab. de Thierry Wanegffelen, Paris, Hachette, 1998, pp. 225-226.

« Violence », « duplicité », « cruauté », sont des qualificatifs qui reviennent constamment sous la plume du réfugié irrité lorsqu‟il s‟agit de qualifier la conduite générale des « Catholiques de naissance »22 : après avoir rempli de soldats les maisonnées huguenotes, ne voilà-t-il pas qu‟ils

prétendent « avec la derniere derniere effronterie qu‟on n‟a usé que des voies de la douceur. […] Et aprés cela nous ne dirions pas que vous étes tous de fort malhonnêtes gens ? »23 La « Cour de

France » n‟est pas non plus en reste : « ce fameux & grand projét », la réduction de la R.P.R., fut à coup sûr sa « grande affaire ».24

La lettre médiane se conclue tout aussi brutalement qu‟elle s‟est ouverte :

Qu‟on a eu raison de dire (Nouvel. de la Républ. des Lettr., 1685, p. 284)25 de vous tout le

contraire de ce que Platon a dit des Filosophes, car je ne croi pas que plus-grand malheur pût arriver sur la terre que si, ou vous régniez, ou ceux qui régneroient étoient Prêtres. Je suis tellement outré & tellement indigné de vos frauduleuses & violentes maximes, que si la République de Platon se pouvoit établir quelque-part, je ne serois pas du goût d‟un Auteur moderne, qui a déclaré qu‟il ne s‟y transportéroit pas, & peu s‟en faut, que dans les transports de mon indignation, à la vûë du triste état, où vous avez réduit la qualité de Chrêtien, je ne suive l‟exemple d‟Averroës qui s‟écria, que mon ame soit avec celle des Filosofes, veu que les Chrêtiens adorent ce qu‟ils mangent, & moi j‟ajoûte, veu qu‟ils se

mangent les uns les autres, comme les loups les brébis.26

Somme toute, Ce que c‟est que la France toute catholique a fait office pour Bayle de « catharsis »27 ; il tranche avec les travaux qu‟il entreprit par la suite qui eux sont davantage

empreints de sérénité (comme par exemple son Commentaire philosophique de 1686-87, au ton

22 Par exemple, aux pages 38-39 (Ce que c‟est que la France toute catholique…, op. cit.). 23 Ibid., p. 39.

24 Ibid., pp. 48-49.

25 Il est amusant que Bayle se soit cité lui-même ici (ce qui contribue à faire croire qu‟il s‟agit vraiment d‟un dialogue entre trois personnes différentes et non l‟œuvre d‟un seul et même auteur). Dans ce passage des Nouvelles de la République des Lettres (mois de mars 1685, art. VII), il est question des tractations et des piétinements ayant précédé la conclusion de la Paix de Münster (1644-1648), opposant d‟une part les Provinces-Unies et la France, et d‟autre part l‟Espagne et l‟Empire : « […] De sorte que qui auroit voulu croire ces bons Dévots de l‟une & de l‟autre Communion, la guerre eût peut-être duré jusques à la fin du monde. C‟est ce qui a fait approuver à bien des gens la pensée de Fra-Paolo, que les Princes séculiers ne

doivent pas se gouverner par les loix, ni par les maximes des Ecclésiastiques, mais bien selon l‟exigence du temps & du bien public. D‟autres disent

que pour faire une contre-verité, il faudroit appliquer aux Théologiens, ce que Platon a dit des Philosophes, les Etats seront heureux lors que les

Philosophes regneront, ou lors que les Rois seront Philosophes. […] » Cité dans les Œuvres diverses de Mr. Pierre Bayle, contenant tout ce que cet auteur a publié sur des matières de théologie, de philosophie, de critique, d‟histoire, et de littérature : excepté son Dictionnaire historique et critique,

La Haye, Compagnie des Libraires, 1737 [communément appelée édition de Trévoux], t. I, p. 247 des NRL. 26 Bayle, Ce que c‟est que la France toute catholique…, éd. Élisabeth Labrousse, 1973, op. cit., pp. 74-75. 27 Élisabeth Labrousse, introduction à : Pierre Bayle, Ce que c‟est que la France toute catholique…, pp. 19-20.

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