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« On n’a pas été philologue en vain, on l’est peut-être encore, ce qui veut dire professeur de lente lecture : — finalement on écrit aussi lentement. Maintenant cela ne fait plus seulement partie de mes habitudes, mais aussi de mon goût — un méchant goût, peut-être ? — Ne plus jamais rien écrire qui n’accule au désespoir toutes les sortes d’hommes « pressés ». La philologie, effectivement, est cet art vénérable qui exige avant tout de son admirateur une chose : se tenir à l’écart, prendre son temps, devenir silencieux, devenir lent, — comme un art, une connaissance d’orfèvre appliquée au mot, un art qui n’a à exécuter que du travail subtil et précautionneux et n’arrive à rien s’il n’y arrive lento.50 ».

Nietzsche fut philologue. D’abord en étudiant cette discipline jusqu’au études universitaires, ensuite en devenant professeur à Bâle : « le 23 mars 1869, l’université de Bâle accorde à Friedrich Nietzsche le titre de docteur en philologie. Fait sans précédent, il l’obtient sans avoir soutenu de doctorat, mais sur la seule base de ses travaux pour le

Rheinisches Museum.51 ». Il accomplira sa tâche philologique au travers de travaux différents

notamment des études sur Théognis de Mégare, sur Diogène Laërce entre autres. Cependant le jeune professeur, poussé par des aspirations réformatrices, émettra, bientôt, des réserves et des questionnements quant aux raisons de son entreprise et sur l’intérêt d’utiliser la philologie afin de parvenir à réaliser ses ambitieux projets. Cette spécificité propre à l’auteur de la Naissance de la Tragédie, la philologie, n’est certainement pas un détail insignifiant ou un élément biographique accessoire dans l’entreprise de pensée dans laquelle Nietzsche se lancera tout au long de son œuvre. La Naissance de la Tragédie se présente, en quelque sorte comme, d’une part un dépassement des limites d’une philologie « classique » déplorée par Nietzsche lui-même et d’autre part une intronisation dans le champ de la pensée philosophique.

Ce dépassement s’incarne d’abord comme la volonté d’un affranchissement du cercle de ses pairs autocentrés sur leur prérogative méthodologique ésotérique et incapable d’appréhender le but impérieux et véritable de la philologie, telle que Nietzsche la pense, en donnant l’image du philologue comme celle d’un « correcteur consciencieux […] historien-

50 A, Avant-propos, § 5.

naturaliste et microscopiste de la langue […]52. ». A la recherche d’un accroissement de

l’érudition et des débats stériles de savants des philologues classiques, Nietzsche substitue donc la nécessité d’une philologie à portée pédagogique et formatrice en vue d’améliorer les conditions d’existence des hommes, et des Allemands en particulier. Il y a donc un double mouvement dans le passage d’une discipline à l’autre qui se traduit par une redéfinition de la tâche du philologue et dans le même temps, d’une appropriation de la philosophie qui est déjà soumise à une réinterprétation de la part de l’auteur de Par-delà bien et mal : dans les deux cas, il y a bien critique d’une discipline entendue comme démarche et méthode sclérosées au sein d’un académisme engoncé, et appropriation de techniques et de dispositions issues de la philologie au service de la philosophie. La conception nietzschéenne de la discipline philologique se traduit par une reconnaissance de l’importance capitale de cette approche pour la connaissance mais en même temps, le terme de discipline est pris dans son sens étendu, entendue comme dispositions et qualités du penseur.

Les déterminations épistémologiques de la philologie se comprennent par la conception de Nietzsche concernant les objets du savoir : la réalité est un texte qui doit être interprété et à ce titre la philologie permet d’appréhender le réel par une « lecture » scrupuleuse et honnête. En plus des justifications proprement scientifiques de Nietzsche, se conjugue une approche métaphorique du réel en tant que telle mais aussi de la philologie comme un « sens » approprié, une acuité profonde de la vue, et un des moyens légitimes pour parvenir à déchiffrer la réalité du monde et de l’existence. Comme le précise Patrick Wotling : « Dans les éloges appuyés qu’il ne cesse de décerner à la philologie, ce terme est investi d’une valeur métaphorique et désigne l’art de la lecture, cet art de bien lire que Nietzsche entend faire présider à son travail de philosophe. Dans son « nouveau langage », la référence à la philologie souligne la minutie, l’attention que le déchiffrage du texte impose au lecteur, et par son éloge, Nietzsche vise avant tout le scrupule qui caractérise l’activité du philologue et traduit son respect du texte.53 ». L’on comprend donc mieux ce choix décisif de Nietzsche

dans la mutation qu’il entreprend dans le champ de la philologie et de la philosophie par la substitution qu’il opère dans son rapport à la connaissance du problème de la « vérité » au problème plus large des « valeurs » et de l’interprétation.

52 NT, § 20.

Contre les mauvaises lectures et les interprétations falsifiées du christianisme qui commet une exégèse avide, contre le métaphysicien-juge qui contraint la nature à répondre aux questions qu’il lui adresse, Nietzsche faire alors entrer en scène le philosophe-philologue qui observe sans brusquer son entreprise, qui fait preuve de prudence, de patience et d’une honnêteté scrupuleuse.

L’aspect métaphorique de la philologie nietzschéenne se comprend alors à lumière du rapport entre sa conception de l’objet de la philosophie et de l’intérêt de l’entreprise de la connaissance : en effet, pour l’auteur de Par-delà bien et mal, il ne peut y avoir aucun fait en soi, objectifs et rationnels mais plutôt un travail d’interprétation qui impulse une appropriation de la réalité par les effets profonds – infraconscients - de valeurs prédominantes et particulières. La substitution du problème des valeurs aux problèmes de la vérité modifie complètement les objectifs et le but même du travail philosophique : il ne s’agit plus de mesurer la vie par ce qu’elle prouverait comme vérités dans ses diverses manifestations et qui permettrait au philosophe de caractériser la réalité de telle ou telle qualification en bien ou mal, en vraie ou fausse. Si la philosophie ne se comprend plus comme activité de création conceptuelle, de jugement vrai et de démonstration discursive, c’est parce que le philosophe nouveau a percé au jour les impensés – instinctifs et pulsionnels – qui dirigent de manière inconsciente les questionnements et les conclusions des penseurs notamment sur le rejet du critère de la fausseté et de l’erreur. Si l’erreur, le changement et l’apparence sont pris en considération par le philosophe-philologue c’est parce que la réalité comme texte ne fait que démontrer, sans y apposer au départ de présupposées, leur flagrance et leur nécessité dans le processus du devenir comme le sous-entend fortement et sans détour l’aphorisme § 2, intitulé « des préjugés des philosophes ». « En dépit de toute la valeur qui peut revenir au vérace, au désintéressé : il se pourrait qu’il faille assigner à l’apparence, à la volonté de tromperie, à l’intérêt personnel et au désir une valeur plus élevée et plus fondamentale pour toute vie. Il se pourrait même encore que ce qui constitue la valeur de ces choses bonnes et vénérées tienne précisément à ce qu’elles sont apparentées, liées, entrelacées de manière insidieuse à ces choses mauvaises qui leur sont en apparence opposées, à ce qu’elles sont peut-être même d’essence identique. Peut-être !54 ».

Nietzsche n’affirme pas cette proposition de façon dogmatique, il prend le soin d’y ajouter une notion de probabilité, de possibilité que finalement certaines choses « pourraient » naitre de leur contraire car il se pourrait dans le même temps qu’elles soient de nature similaire. Et c’est bien là justement que la finesse et la circonspection du philosophe- philologue s’expose : il s’agit de proposer des hypothèses, des perspectives d’interprétations et non de chercher des fondements ou d’édifier des dogmes. L’anti-dogmatisme de Nietzsche ne débouche cependant pas sur un relativisme absolu, il n’y pas simple opposition de sa philosophie qui se poserait comme dans une contradiction symétrique face à la métaphysique idéaliste. Il y a bien plutôt déplacement de perspective, disposition interprétative multiple.

Cependant toutes les interprétations possibles ne se valent pas pour autant, et c’est bien cela qui constitue la base des condamnations de Nietzsche à la tradition, puisque justement les errements et les falsifications des philosophes sont les illustrations concrètes d’interprétations qui condamnent la réalité comme elle se montre et ont refusé, par leur rejet du faux, de « lire » et de « ruminer » le texte dont elle est la manifestation brute et puissante.

La philologie cependant ne s’attache pas non seulement à l’extériorité du « dire » nietzschéen, à ce qu’il vise, à ce qu’il désigne : il y a comme une circularité philologique dans ce que le texte de la réalité exprime, exhibe, mais en retour le discours nietzschéen est lui- même susceptible d’une approche philologique. Car il ne suffit pas de pointer et de dénoncer les élucubrations de la tradition, il s’agit dans le même temps de proposer un discours qui soit capable de déployer la vitalité du réel et dans le même temps, de réaliser la langue propre à la tâche impérieuse de la philosophie. Comme le souligne Eric Blondel, « Nietzsche s’efforce de promouvoir ce qu’il appelle le « langage de la réalité » qui, à l’opposé du « mensonge sacré », se pose comme Ja-Sagen. Or il affirme que tout langage est métaphysique dans son principe. Si donc un Ja-Sagen est possible, il faut un langage nouveau : tel est le sens du recours au texte comme lieu d’un travail qui à la fois pro-duit et sub-vertit ses signifiés.55 ».

Le problème qui se pose alors n’est plus simplement de s’outiller des procédures et des valeurs de la philologie afin d’entreprendre un véritable travail philosophique : l’auteur d’Ecce

Homo souligne avec attention, la nécessité de lire et de remâcher avec une attention

scrupuleuse et une rigueur minutieuse, les œuvres qu’il a produites et chaque aphorisme comme un moment crucial. Le Ja-Sagen, se montre alors comme l’approbation inconditionnelle au réinvestissement d’une entreprise philosophique renouvelée qui explore la vie avec un œil nouveau et pénétrant. L’écriture nietzschéenne est alors ce qui produit et se produit, et dans le labyrinthe qu’elle déploie, elle effectue une sélection qui doit permettre de trier les lecteurs dignes, des lecteurs « pressés ». Il est sans doute possible de penser, que cette démarche propre à Nietzsche, agit de façon à identifier ceux qui – capables d’appréhender et d’embrasser son projet philosophique – pourraient être les philosophes nouveaux, les esprits libres dont il clame, dans presque chacune de ses œuvres, l’avènement et l’apparition. Ses œuvres se présenteraient alors comme des « épreuves » de sélection, par lesquelles ces nouveaux penseurs – qui agissent en pensant et qui pensent en agissant – s’affranchiraient donc du diktat de la modernité et de la morale, et serait en capacité de réaliser la tâche si importante, de transformer la culture par l’édification de nouvelles valeurs.

Patrick Wotling donne une analyse spécifique de la portée méthodologique de la philologie dans la pensée nietzschéenne : en effet, il identifie trois « infractions philologiques » pointées par Nietzsche lui-même qui permettent de percevoir l’importance des enjeux épistémologiques et gnoséologiques qu’implique un travestissement d’une véritable philologie. Dans cette conception, la philologie se présente comme la « métaphore fondamentale » qui diffuse un prisme de signification multiple et qui nécessite, pour le commentateur ou le philosophe en devenir, une attention profonde et scrupuleuse. La corruption du texte opérée par les métaphysiciens comme les prêtres se présente comme la première malversation philologique : leur lecture n’est donc pas épurée de présupposés voire bien pire, d’opinions au même titre que le peuple. Il y a donc un défaut prégnant dans l’attitude et les intentions des philosophes comme des religieux qui orientent leur lecture vers des intérêts peu objectifs. Vient ensuite la deuxième opération de modification malhonnête qui s’attache à une « généralisation abusive56 » qui amène inéluctablement les penseurs à

faire rentrer la réalité dans des schèmes préétablis.

Ceci revient à « tordre » les choses et à « forcer » les conclusions qui en découlent en éliminant ce qu’ils ne veulent pas voir et penser malgré le caractère singulier et non réductible du réel. Une autre manipulation abusive est celle qui consiste à inverser la primauté du texte pour la conférer à l’interprétation : les physiciens par exemple, par leur lecture, démontrent une volonté irrépressible qui cherche à « légaliser » la nature, à la lire et à la considérer comme soumise à des lois. Encore une fois, le travail d’appréhension de ces penseurs est intrinsèquement porteur de préjugés et manque par là même de la qualité fondamentale du véritable philologue, la probité. La troisième « infraction » enfin, est celle qui consiste à aborder les choses avec un « texte » produit « a priori » qui vient alors se superposer sur le texte originaire de la réalité et qui s’opère par l’effet d’une imposition brutale, d’un forçage intellectuel dépouillé de finesse et de scrupule, et qui traduit dans une certaine manière une impatience, un empressement, une attitude qui s’expriment de façon pulsionnelle et instinctive.

Toutes ces opérations ont donc contribué magnifiquement à brouiller la réalité, à accoutrer ridiculement l’homme et à masquer les qualités et les valeurs véritables du penseur. Le rejet de la réalité comme monde des apparences, du changement et de la manifestation de la volonté de puissance, a contribué à déterminer le travail authentique de la pensée et par l’évitement prémédité au « texte » lui-même s’exprime alors la faiblesse des philosophes, des religieux et des scientifiques. Les savoirs et les connaissances accumulés ne sont que les fruits, trop murs ou trop verts, de dispositions morales et ascétiques incorporées depuis des millénaires. Nous sommes certainement pour Nietzsche, détenteur de savoirs et de connaissances elles-mêmes « ascétisées » et « moralisées » et par la nature de ces dernières les effets qui en découlent déterminent fatalement l’idée que l’homme se fait du chercheur et du penseur. Voilà pourquoi la philosophie doit être affranchie de cette situation, elle doit même aller jusqu’à être dans « l’illégalité » de l’époque, si la légalité même n’est que le résultat de mécompréhensions et de falsification malhonnêtes.

Alors, considérée vis-à-vis de la tradition philosophique, la philosophie nietzschéenne ne peut qu’être marginale, c’est-à-dire paraitre incompréhensible pour l’homme de la modernité, et être destinée à être comprise de façon posthume.

Il s’agit là du destin du philosophe authentique et effectivement, la philologie se montre autant comme mode d’exposition du sens que comme disposition éthique de la pensée. Si le philosophe est philologue, il l’est d’abord par l’accomplissement d’une philologie de lui- même, c’est-à-dire qu’il se lit constamment afin d’être garant de lui-même et de rester alerte sur ses intentions et ses procédés. Comme le souligne Céline Denat : « […] indépendance, courage, sérénité, visée pratique d’une réforme de l’existence humaine57 » sont des

caractéristiques fondamentales du philosophe nouveau.

La philologie constitue donc une modalité de production de sens dans le respect de la matière dont elle entreprend l’étude, mais elle reste et demeure aussi, une discipline spécifique dans son sens propre comme dans le sens d’une règle de conduite exigeante et sévère.

57 Denat (Céline), article « Schopenhauer éducateur », in Dictionnaire Nietzsche, sous la direction d’Astor (Dorian),

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