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Les perspectives narratives ou la double intériorité des perceptions

V. L’Algérie contemporaine : de la crise nationale au combat pour la dignité

3. Les perspectives narratives ou la double intériorité des perceptions

La question des voix narratives concerne le fait de raconter. Celle des perspectives porte sur le fait de percevoir. Les perspectives narratives ont plusieurs désignations. Effectivement, elles sont également appelés « focalisation », « point de vue » ou « vision », c’est l’angle de prise de vue, le point d’optique où se place un narrateur pour raconter son histoire. En effet, « Il s’agit de répondre à la question :

˝Qui voit ? ˝ »1.

Dans les récits, il n’existe pas de relation mécanique entre le fait de raconter et le fait de percevoir : celui qui raconte n’est pas forcément celui qui perçoit et inversement. De la sorte, la perspective narrative indique le mode d'accès au monde raconté, selon que cet accès soit, ou ne soit pas, limité par un point de vue particulier.

D’après Yves Reuter, les perspectives varient selon le mode choisi. Ainsi, dans le mode du raconter prédominent les perspectives qui manifestent que l’histoire est médiée par le narrateur ou par un personnage, par rapport auquel on conserve une certaine distance.

En revanche, dans le deuxième mode du « montrer » dominent tendanciellement les perspectives qui donnent, soit l’impression que l’histoire est présentée de manière neutre sous nos yeux, soit comme dans Bleu, Blanc, Vert l’impression que l’on est « dans la peau » du narrateur et que l’on voit l’histoire directement par ses yeux. Dans son analyse du roman, Yves Reuter affirme à quel point déterminer les perspectives narratives est important dans l’analyse d’un récit, il déclare à ce sujet :

1MAINGUENEAU, Dominique. Les termes de l’analyse du discours [1996]. France : éd du Seuil. 2009, p.98.

La question des perspectives est en fait très importante pour l’analyse des récits car le lecteur perçoit l’histoire selon un prisme, une vision, une conscience, qui détermine la nature et la quantité des informations : on peut en savoir plus ou moins sur l’univers et les êtres, on peut rester à l’extérieur des êtres ou pénétrer leur intériorité.1

À la suite des travaux de Jean Pouillon2 et de Tzvetan Todorov3, il est possible de distinguer trois grands types de perspective qui sont :

- la vision par derrière passant par un narrateur « omniscient » qui en sait plus que les personnages ; Gérard Genette appelle cela focalisation zéro ou récit non focalisé, c’est le cas le plus fréquent dans le roman traditionnel ; dans cette perspective narrative, le narrateur raconte ce que sait le personnage et plus encore.

- la vision avec, elle est véhiculée à travers un personnage ou par plusieurs personnages, elle est également appelée focalisation interne ou fixe, Genette la désigne par « focalisation interne variable », dans ce cas, il est possible de savoir ce que sait déjà le protagoniste focalisateur. Toutefois, « le récit peut être mené à la première personne (ce qui justifie le procédé) ou à la troisième personne. »4.

- La vision du dehors que nomme Genette « focalisation externe », est celle qui donne l’impression au lecteur de lire un récit objectif, filtré par aucune conscience ; les pensées, la vision et les sentiments des protagonistes lui sont totalement inconnus : cette perspective narrative, donne au lecteur le sentiment d’en savoir moins que les personnages eux-mêmes.

Pour mieux comprendre ces trois perceptives narratives, voici un tableau5 récapitulatif et explicatif de ces trois différentes manières de raconter :

1

REUTER, Yves. Introduction à l’analyse du roman. Belgique : éd. Nathan Université. 2003, p. 61

2

POUILLON, Jean. Temps et roman. Paris : éd. Gallimard. 1993. (coll. Tel), p.43

3TODOROV, Tzvetan. Les Genres du discours, Paris : éd. le Seuil. 1978. p. 70

4TODOROV, Tzvetan, . Les catégories du récit littéraire. Communications N°8, 1966. p.142

5ACHOUR Christiane. BEKKAT Amina, Clefs pour la lecture des récits, convergences critiques II, op. cit. , p

Vision « par derrière »

Récit à narrateur omniscient

Narrateur›Personnage Récit non focalisé ou à focalisation

zéro

Vision « avec » Récit à

« point de vue »

Narrateur=Personnage Focalisation interne (fixe, variable ou

multiple)

Vision « du dehors »

Récit « objectif » Narrateur‹Personnage Focalisation externe

Jean Pouillon Critique

anglo-saxone

T. Todorov G.Genette

En prenant en considération ces travaux, il apparait que dans Bleu, Blanc, Vert la perspective de narration est incontestablement celle de la deuxième ligne du tableau ci-dessus. C'est-à-dire que la focalisation du corpus d’étude est une « focalisation interne-variable » car la narration s’alterne entre les deux héros de l’histoire : dans le roman de Maïssa Bey, les deux narrateurs sont également deux personnages et comme Ali et Lilas se chargent de la narration de la totalité de l'œuvre, si l’on se basait sur les travaux de Pouillon, la narration serait une narration par vison « avec ». Effectivement, « c’est avec eux que nous voyons les autres protagonistes, c’est avec eux que nous vivons les évènements racontés, sans doute nous voyons bien ce qui se passe en eux, mais seulement dans la mesure où ce qui ce passe en eux leur apparaît ».1 Les événements sont perçus uniquement à travers leurs regards, leur sensibilité et leur jugement qui sont exposés au fil des pages, ils font partager aux lecteurs leurs perceptions, leurs émotions, et leurs pensées. Ainsi la narration du corpus d’étude se

1BOURNEUF Roland, OUELLET Réal. L’univers du roman [1972].Tunis : Cérès éditions. 1998. (Coll.

caractérise-t-elle par le choix de deux personnages qui sont le centre du récit et à partir desquels, le lecteur arrive à voir les autres personnages. Le récit est donc un récit à « point de vue interne».

Il s’agit de deux personnages qui se révèlent, racontent leur vie tout en faisant part de leurs sentiments et de leurs réflexions. Les deux protagonistes prennent plus d'importance, puisqu'ils sont les deux seuls narrateurs de l'œuvre. Nous assistons alors à une mise à nu totale des deux héros, La focalisation est par conséquent interne comme l’illustre le passage ci-dessous :

Ce que je retiendrai, moi de cette année, ce sont les larmes de ma mère. Et surtout mon impuissance devant ses larmes. Parce que je n’ai rien pu dire, rien pu faire pour l’aider à surmonter son désespoir. Pour la consoler. Rien sinon lui promettre solennellement que moi, je ne l'abandonnerai jamais. .1

À travers le récit alterné d’Ali et Lilas, le « je » est souvent présent dans le roman car c'est une façon de donner au lecteur la possibilité de se couler dans l'intimité du personnage et par là même d’aller au plus profond de son âme :

Je ne sais pas ce qui se passe en moi. Plutôt, je ne le sais que trop. Et c’est surtout le soir, après avoir quitté Ali que je suis envahie d’un malaise diffus qui prend naissance dans mon ventre [...] j’aime bien l’entendre parler de ce que je ressens. Je l’écouterai pendant des heures.2

De ce point de vue, il apparait que dans le cas du présent roman, le « je » est un déictique qui renvoie tantôt au narrateur masculin Ali, tantôt au narrateur féminin Lilas. La narration alternée établit cette « intersubjectivité » à travers la prise de parole de l’un ou de l’autre. Ainsi le « je » est récurent. C’est un « je » qui domine tout le texte. Il est omniprésent et désigne par alternance et la personne de Lilas, et la personne d’Ali. Il s’agit ici d’un dédoublement de ce déictique, soulignant une subjectivité dédoublée. Cette présence de subjectivité à travers la prédominance du pronom « je » des narrateurs/ personnages mène cette étude vers le point suivant qui est l’instance narrative.

1BEY, Maïssa. op. cit., p. 101 2Ibid., p. 93