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Permettre l’expression de la pluralité des points de vue

B. Un questionnement au cas par cas, prenant en compte la radicale

1. Permettre l’expression de la pluralité des points de vue

Chacune et chacun agit compte tenu de la manière dont elle ou il prend en compte le questionnement éthique, qui s’exprime notamment en ceci :

 Le paradoxe d’une personne présente mais inaccessible67, qui interroge ce qui fait la personne, un être de relation, ou un être autrement que par la seule communication dans la relation, par delà la seule capacité de communiquer.

 La place donnée à l’autonomie de la personne, selon qu’elle est érigée en fondement premier, ou qu’elle est comprise comme naissant d’abord d’une relation dans l’altérité – la personne étant reçue par l’autre autant qu’elle agit pour elle-même.

 Le regard porté sur la vulnérabilité et la fragilité de la personne en état de conscience minimale ou état pauci-relationnel. Dans son Avis N°12268, le

67 Pont K, Vassal P, Respect de la famille et du patient en état végétatif chronique ou pauci-relationnel : un dilemme éthique, in Ethique et Santé (2013) 10, 27-33.

CCNE souligne que « le sentiment de soi ne saurait se réduire à la mesure des capacités ou à la recherche des performances. »

 La dignité de la personne, en soulignant que le législateur impose « d’assurer à chacun une vie digne jusqu’à la mort » et de « sauvegarder la dignité de la dignité est inhérente à la nature humaine tandis que pour d’autres, il convient de reconnaître qu’elle est tributaire d’une appréciation plus subjective. » 70 Tout en soulignant tout autant, dans son Avis N°121, la convergence des points de vue pour dire l’intolérable : l’abandon des personnes les plus vulnérables dans des conditions de vie, ou de fin de vie indignes71.

 La souffrance de la personne et de ses proches, dans ses multiples dimensions, en rappelant que le législateur retient la nécessité de « soulager la douleur, d’apaiser la souffrance psychique » de la personne malade, et de « soutenir son entourage »72. Faire face à la souffrance a des conséquences sur le processus de décision, et ce d’autant plus que celui-ci met intrinsèquement en jeu l’émotion. On peut évoquer à ce propos la façon dont les neurosciences contemporaines considèrent la prise de décision : l’émotion ferait émerger la décision, la rationalisation ne venant qu’après-coup, rétrospectivement73. Ce rôle des émotions doit être pris en compte dans le débat éthique sur les décisions qui touchent à la vie et à la mort – et ce d’autant plus qu’il s’agit d’une décision dans une situation de profonde incertitude, propice aux interprétations subjectives et divergentes des comportements de la personne malade.

 L’idée même que nous nous faisons de la solidarité. Dans la profonde incertitude qui résulte de la complexité des éléments et des points de vue à prendre en compte, la poursuite ou interruption de la nutrition et de l’hydratation artificielles, c’est-à-dire la poursuite ou l’interruption du maintien en vie de la personne, peuvent chacune constituer, selon le cas particulier, l’une des manifestations possibles de la solidarité et du respect que nous devons à toute personne plongée dans un très grand état de vulnérabilité.

« Les questionnements éthiques touchant à la vie et à la mort des êtres humains interrogent sur la pérennité du lien social »74 écrit le CCNE dans son Avis N°108.

 Dans le contexte de la solidarité, la conciliation entre le devoir de mieux soigner et la responsabilité d’engager l’argent public doit être également interrogée. Rappelons que « depuis l’origine, le respect du principe constitutionnel selon lequel « La Nation garantit à tous (…) la protection de la santé » a été assuré en choisissant, non pas une solidarité en fonction du

68 CCNE, Avis N°122, Recours aux techniques biomédicales en vue de « neuro-amélioration » chez la personne non malade : enjeux éthiques.

69 Art L. 1110-5 du Code de la Santé publique.

70 CCNE, Avis N°105, Questionnement pour les Etats généraux de la bioéthique.

71 CCNE, Avis N°121, Fin de vie, autonomie de la personne, volonté de mourir.

72 Art L. 1110-5 du Code de la Santé publique.

73 Antonio Damasio. L’erreur de Descartes: la raison des émotions. Odile Jacob, 2010. Bechara A, Damasio H, Tranel D, et coll. Deciding advantageously before knowing the advantageous strategy. Science 1997, 275:1293-5.

74 CCNE, Avis N°108, Questions éthiques liées au développement et au financement des soins palliatifs.

revenu, mais une solidarité entre bien-portants et malades, qui ne prend en considération que la maladie et son coût. (…) Notre système de solidarité garde pour finalité ultime d’éviter tout renoncement aux soins, notamment pour des raisons financières. »75 Pour autant le CCNE souligne en son Avis N°101 que « la garantie d'un accès juste aux soins de qualité n'est pas en contradiction avec une rigueur économique. L'adaptation permanente de l'offre de soins aux besoins démographiques, aux modifications épidémiologiques, aux progrès technologiques justifient plus que dans n'importe quelle activité humaine des choix clairs, courageux, explicites aux yeux des citoyens, et en même temps susceptibles d'être sans cesse remis en question en gardant comme objectif central le service rendu aux plus vulnérables. La question éthique posée par l’examen de la dimension économique du soin explore la tension entre l’autonomie et la solidarité, entre la liberté individuelle et le bien public. Cette tension ne peut recevoir de réponse que dans la recherche d’équité, c’est-à-dire dans la justice. »76

 Le sens de la vie. « Certains estiment que toute vie a un sens, que personne ne peut affirmer que toute conscience a disparu et que les patients maintenus en vie pourront bénéficier des progrès de la science dans le futur… Au contraire, d’autres auteurs estiment, par exemple, qu’une alimentation par sonde relève d’un non respect de la personne, que cela constitue une agression injustifiée, que peu de personnes souhaiteraient une survie dans de telles conditions, que la mort est en quelque sorte une prévention de la souffrance des proches. »77 Pour tous, la personne en état de conscience minimale ou état pauci-relationnel est une personne à part entière qui a droit au respect ; pour certains sa vie n’est faite que de souffrance et cela guide leur décision, pour d’autres prolonger traitements et soins signifie que « le plus vulnérable, le plus démuni, le plus précaire, le plus exposé, le plus désespéré, est en même temps le plus digne de notre respect. » 78Au total l’interrogation porte sans doute moins sur le sens de la vie, une question à laquelle il n’y a probablement pas de réponse autre que singulière, que sur le sens des modalités d’accompagnement engagées par les médecins, les soignants et les proches.

 Le rapport au temps, qui renvoie non seulement à la difficulté du pronostic individuel lorsque la connaissance ne peut être que statistique et probabiliste, non seulement à l’espérance de vie à prendre en considération dans sa qualité tout autant que dans sa dimension de durée, non seulement à la distinction majeure liée au fait que le pronostic vital est ou non en jeu à très brève

75 in le rapport du 22 mars 2012 du Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie, « L’avenir de l’assurance maladie. Les options du HCAAM ». Rapport qui indiquait également : « L’assurance maladie s’interdit par exemple de renoncer à rembourser des soins au seul motif qu’ils seraient « trop chers », et qu’elle s’oblige à être extrêmement attentive aux innovations techniques et thérapeutiques, en veillant à leur juste emploi. Un tel parti renforce encore la grande exigence qui pèse sur la mobilisation optimale de nos ressources, si nous ne voulons pas être confrontés à des arbitrages de plus en plus difficiles face à certaines innovations coûteuses. Il crée aussi, à l’inverse, l’obligation de ne pas négliger la prise en charge de certains soins précoces ou de première intention, même peu coûteux, qui ne doivent pas être délaissés si l’on entend favoriser les bonnes démarches de soins. En revanche, cet objectif de protection de la santé ne doit pas être confondu – il l’est parfois – avec l’idée fausse selon laquelle la prise en charge de ce qui est effectivement nécessaire à la santé passerait par le remboursement de tout ce qui peut être proposé sur le marché. »

76 CCNE, Avis N°101, Santé, éthique et argent : les enjeux éthiques de la contrainte budgétaire sur les dépenses de santé en milieu hospitalier.

77 In « L’alimentation artificielle et l’hydratation chez la personne en état végétatif chronique : soin, traitement ou acharnement thérapeutique ? », Régis Aubry, in Médecine palliative – Soins de support – Accompagnement – Ethique (2008) 7, 74-85. Editions Lamarre.

78 Didier Sicard, in L’alibi éthique (2006). Plon.

échéance, mais qui renvoie également, pour certains points de vue, à la recherche d’une signification diachronique du temps, lorsque le silence d’une vie suspendue, comme hors du temps, évoque la trace d’un infini dans le fini.

 La réalité du soin. Quelle que soit la qualité de l’équipe soignante, quel que soit le degré d’implication de la famille et des proches, il arrive des moments d’épuisement liés à la non-évolution de l’état clinique, à la difficulté de prévention des complications (prévention des escarres, prévention des rétractations tendineuses, traitement des infections intercurrentes…) qui peuvent conduire à la perte de tout espoir, ou à la réalisation qu’un accompagnement optimal de la personne ne peut être assuré.

 L’impossibilité de penser la mort, que ce soit la sienne, ou celle d’autrui, quand on tente de se mettre à sa place. La mort touche aux limites de ce qui peut être pensé. Elle touche à ce qui est fondamentalement irreprésentable sur le plan psychique. Comment prendre une décision dans ce cadre ? Telle est la question centrale sur la participation de qui que ce soit à une décision qui concerne l’interruption de la vie d’autrui.

Dès lors, quand peut-on considérer que la nutrition et l’hydratation artificielles sont devenues des traitements « qui n’ont d’autre objet ou effet que le maintien artificiel de la vie » ou « n’ayant d’autre objet que la seule prolongation artificielle de la vie » ?

Nous avons vu que cette qualification – de maintien artificiel de la vie, ou de seule prolongation artificielle de la vie – est particulièrement ambiguë.

La question, en définitive, telle qu’elle est posée dans ce contexte, est celle de savoir si le maintien de la vie d’une personne dont la conscience ne s’exprime pas extérieurement constitue un maintien artificiel ou une prolongation artificielle de la vie79.

On en revient à la question centrale qui est celle du jugement pour autrui, en l’absence de toute manifestation de la volonté de la personne exprimée antérieurement de manière suffisamment solide : devons-nous admettre ou non qu’un tiers puisse savoir si la vie de cette personne doit ou non continuer à être vécue, et puisse juger de la qualité de sa vie ?

En d’autres termes pouvons-nous considérer pour autrui que maintenir sa situation de handicap relève de l’« obstination déraisonnable » ?

Répondre par l’affirmative d’une manière générale soulèverait une remise en cause radicale de la pertinence des soins et de l’accompagnement de toute personne présentant une forme gravissime de perte d’autonomie80. Remise en cause de nature générale que le CCNE ne peut pas prendre à son compte.

Pour le CCNE, le seul fait de devoir irréversiblement, et sans espoir d’amélioration, dépendre d’une assistance nutritionnelle pour vivre, ne caractérise pas à soi seul – soulignons, à soi seul – un maintien artificiel de la vie et une obstination

79 Au sens des articles L. 1110-5, R. 4127-37 et L. 1111-13 du code de la santé publique.

80 Remise en cause qui pourrait renvoyer à la question controversée de la reconnaissance d’un préjudice lié au seul fait d’être maintenu en vie.

déraisonnable. Il y a des personnes très lourdement handicapées, dont la vie est…

obstination à vouloir vivre. Quelles qu’en soient les modalités, une telle

« obstination » ne peut pas être regardée comme déraisonnable.

Il faut bien sûr, en regard, tenir compte de ceux pour qui prime le droit à s’opposer, soi-même, pour soi-même, à tout acharnement thérapeutique. Dans de tels cas, la poursuite de la nutrition et de l’hydratation artificielles peut devenir qualifiable de

« maintien artificiel » de la vie si, entre autres choses, la volonté antérieure, clairement recueillie, était « d’en finir ».

Mais en l’absence d’expression de sa volonté, peut-on présumer la décision qu’aurait souhaité prendre la personne malade ?

Dans une telle situation de profonde incertitude, décider que la poursuite de la nutrition et de l’hydratation artificielles – chez une personne lourdement handicapée, hors d’état d’exprimer sa volonté et qui n’est pas en fin de vie – relève d’une obstination déraisonnable ne devrait pouvoir résulter que d’une décision collective, impliquant à part entière les soignants, la famille et les proches, et prenant en compte du mieux possible la singularité de la personne et de sa situation, et l’idée que l’on peut se faire de son état de souffrance et de ce qu’elle aurait souhaité pour elle-même.

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