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Visions

« En somme c’est toujours la première personne qui parle »

Dans le récit intitulé The Perfection of the Morning : An Apprenticeship in Nature, l’écrivaine canadienne Sharon Butala explore la relation profonde qui s’est développée entre elle-même et la nature des Grandes Plaines. Le caractère autobiographique de cette œuvre fait l’objet de précisions figurant dans une préface de l’auteure. Le projet de The

Perfection of the Morning avait été conçu à l’origine « as a small, impersonal book about

building a relationship with Nature » (xiii)24. Cependant, il apparaîtra en cours de travail

que la question de la construction d’une relation avec la nature ne pourra être séparée, dans le propos, de l’expérience personnelle vécue au contact quotidien de la nature. Butala admet avoir d’abord résisté et voulu éviter de donner une tournure autobiographique à son livre; néanmoins elle dut reconnaître que le sujet dont elle souhaitait traiter l’imposait en quelque sorte. Il me semble pertinent de considérer cette nécessité autobiographique qu’expose l’auteure dans sa préface. D’abord, en affichant au seuil de son récit la relation inextricable qui unit la biographie particulière d’un individu et son rapport au monde naturel, Butala nous laisse déjà entrevoir l’importance qu’elle accorde à la présence continue d’une population vivant au jour le jour parmi la nature –

24 Les citations tirées de The Perfection of the Morning de Sharon Butala renvoient à l’édition qui figure

dans la bibliographie à la fin de cette thèse. Par souci de concision, tout au long du chapitre, pour chacun des extraits de ce texte, seule la page apparaît dans la référence entre parenthèses.

dans un monde de plus en plus urbanisé et éloigné des sources de sa subsistance. Ce souci se dessinera graduellement au fil de ses réflexions, pour s’exprimer ouvertement dans l’avant-dernier chapitre, intitulé « Home »; nous y reviendrons au cours de notre lecture.

Ensuite, cette façon d’afficher l’inévitable tournant autobiographique qu’a pris le projet initial d’un ouvrage « impersonnel » sur la relation au monde naturel met en lumière une notion qui revient fréquemment dans la littérature axée sur les questions environnementales : soit la prégnance de l’expérience personnelle d’un paysage dans la construction d’une relation durable avec la nature. Comme le résume McDowell en se référant à Neil Evernden, dans l’article déjà cité : « in short, story, geography, and self are inextricably bound together » (1996, 377). La notion même de « nature » apparaît souvent trop large et imprécise pour qu’un discours puisse y trouver une prise solide; la réalité plus concrète et délimitée d’un lieu vivant, d’un paysage particulier, d’une région géographique ou d’un écosystème, par exemple, permet d’aborder la « nature » depuis un ancrage plus précis. Pour Robert Lalonde, dans Le Monde sur le flanc de la truite, l’univers vivant apparaît sous les aspects des animaux et paysages de la campagne familière de Sainte-Cécile de Milton, dans les cantons de l’est québécois. Pour sa part, Pierre Morency dans ses histoires naturelles, invitait ses lecteurs à découvrir la nature du Nouveau Monde en approchant tout particulièrement la faune et la flore d’une batture du Saint-Laurent, sur l’île d’Orléans. Morency écrira d’ailleurs, dans le deuxième volume de ses Histoires naturelles : « Nous avons tous, chacun de nous, quelques lieux privilégiés pour appréhender le monde, pour juger de notre position sur la planète, pour saisir la ligne de fusion du temps et de l’espace. » (Morency, 1992, 87) On pourrait avancer que c’est un de ces « lieux privilégiés » que découvre et apprend à connaître l’auteure de The

Perfection of the Morning. Aussi est-ce la vie quotidienne au contact de ce lieu – des

milliers d’acres de prairies dans le sud-ouest de la Saskatchewan – qui devient l’occasion d’un apprentissage au sujet de ce qui circule entre l’humain et la Nature. Ce que Sharon Butala exprime avec candeur dans sa préface, c’est qu’elle s’est heurtée aux limites des possibilités d’écrire sur « l’humain et la Nature », sans d’abord raconter sa propre expérience personnelle dans un environnement naturel particulier. Les explications de Butala à propos du caractère autobiographique de son récit font aussi écho, pour les lecteurs familiers avec la tradition du nature writing, aux propos qui apparaissent dès les premières pages de Walden25. Henry David Thoreau, s’expliquant lui-même sur l’utilisation de la première personne ainsi que sur la matière personnelle de cet essai inusité, écrivait :

Nous oublions ordinairement qu’en somme c’est toujours la première personne qui parle. Je ne m’étendrais pas tant sur moi-même s’il était quelqu’un d’autre que je connusse aussi bien. […] Qui plus est, pour ma part, je revendique de tout écrivain, tôt ou tard, le récit simple et sincère de sa propre vie, et non pas simplement ce qu’il a entendu raconter de la vie des autres hommes; tel récit que par exemple il enverrait aux siens d’un pays lointain […] » (Thoreau, Walden ou la vie dans les

bois, 7-8)

Une des raisons manifestes pour laquelle cet « apprentissage dans la Nature » que raconte Sharon Butala est inextricablement lié au récit de ses années vécues dans les prairies a trait, justement, à l’importance qu’elle accorde à ses propres expériences perceptives dans le développement de son rapport avec la Nature. Pour reprendre librement l’expression de Thoreau dans le contexte de l’écrit de Butala, disons qu’il s’agit de s’en remettre à sa propre expérience d’une réalité, plutôt qu’à ce que décrivent ou professent les discours officiels. Cette dimension de la relation au monde naturel – les perceptions ou

25 Publié en 1854, Walden, de Henry David Thoreau, est devenu un classique de la littérature américaine

ainsi qu’une œuvre fondamentale pour « l’imagination environnementale » (Buell, 1995) dans la culture de l’Amérique.

impressions subjectives, immédiates – est centrale dans The Perfection of the Morning. La narratrice se familiarise avec le paysage des Grandes Plaines durant une période de transition, où elle éprouve un difficile flottement entre les repères culturels, sociaux, économiques et affectifs de sa vie passée et ceux, encore mal connus, de sa nouvelle vie. (Nous verrons en quoi consiste cette transition au fil de notre lecture.) Il en résulte une grande confusion personnelle, à laquelle la narratrice tente de remédier par une attention aigüe à ses propres perceptions parmi l’immense paysage qui devient une véritable présence : « In a world that had stopped making sense I clung to my perceptions; I studied them; I felt these subtle forces acting on me. » (116, je souligne) Cette disposition de corps et d’esprit, cette disponibilité et cette attention aux expériences immédiates se trouvent au cœur du récit de Sharon Butala. De sa propre histoire et de ses propres apprentissages au cours des années vécues sur les prairies, la narratrice tirera des conclusions générales sur la possibilité, pour ses contemporains, de vivre un contact renouvelé avec le monde naturel – un contact qui ne serait pas entièrement ordonné par les catégories conceptuelles, culturelles, économiques ou scientifiques qui prévalent :

You have to be still and quiet for these things to happen; you have to release your expectations; you have to stop thinking you already know things, or know how to categorize them, or that the world has already been explained and you know those explanations. You know nothing. You understand nothing. You have only what

your own body tells you and only your own experience from which to make judgments. You may have misunderstood; you may be wrong. Teach me, is what

you should say, and, I am listening. (129, je souligne)

Le passage à la deuxième personne dans cet extrait du chapitre intitulé « Knowing » indique un mouvement qu’on peut reconnaître à plusieurs moments du texte : mouvement entre le récit autobiographique centré sur une réalité particulière, et une réflexion de portée plus large s’appuyant sur le récit, mais cherchant aussi à le dépasser dans un

dialogue espéré. En effet, à quelques reprises, la narratrice laisse entendre le souhait que d’autres voix s’ajoutent à la sienne pour tenter de dire les subtilités d’une relation avec la Nature qui ne sont que très peu articulées – et peu entendues – dans le contexte nord- américain contemporain. Par exemple, suite à une discussion au sujet de diverses formes de perception et de communication entre des humains et leur environnement naturel (nous reviendrons précisément à ces questions au fil de ce chapitre), la narratrice suggère :

But who knows what the old farmer […], or the devoted gardener, or even the occasional bird-watcher or ecologist might have experienced much to his/her surprise, when there was nobody around? And if someone like me says it out loud,

will more people try it, thereby changing themselves and, ultimately, the world?

(130, je souligne)

Bien que l’auteure admette clairement dans sa préface que l’écriture de ce livre sur les relations entre l’humain et la Nature soit devenue inséparable du récit de sa propre vie, elle apporte une nuance importante : « In writing what the world will call autobiography, I am torn between the facts and history and the truth of the imagination, and it is to the latter, finally, in terms of my personal history that I lean. » (xiv, je souligne) On percevra en effet tout au long du livre un tiraillement qui travaille non seulement le flot du récit, mais également – et plus fondamentalement – la façon d’approcher la réalité pour la représenter aux lecteurs. Nous nous pencherons, au cours de ce chapitre, sur la question des modes de connaissance et des différentes formes de savoir à travers lesquels s’élaborent nos rapports au monde naturel. Pour le moment, remarquons simplement que Sharon Butala oscille constamment entre deux réalités dans sa manière de relater sa propre histoire : une qui est sans doute plus familière à ses lecteurs – la réalité des faits vérifiables et des informations historiques – et l’autre moins

familière – la réalité des rêves et visions, de l’imagination et du mythe. L’auteure spécifie encore, dans sa préface : « What is true are thoughts, dreams, visions. » (xiv) En tenant compte de ses rêves et visions pour raconter son histoire, l’auteure s’approche peut-être de cultures anciennes de l’Amérique. Considérant les différentes postures culturelles à l’égard des discours sur la nature sauvage et des discours sur soi, l’écrivain américain Gary Snyder propose l’exemple des Amérindiens de Californie :

Malcolm Margolin, publisher of News from Native California, points out that the original people of California did not easily recount an « autobiography.» The details of their individual lives, they said, were unexceptional : the only events that bore recounting were descriptions of a few of their outstanding dreams and their

moments of encounter with the spirit world and its transformations. […] They told

of dream, insight, and healing. (Snyder, 1990, 23, je souligne)

La notion d’un récit de vie s’articulant autour de rêves exceptionnels et de rencontres avec le monde spirituel n’est certainement pas la norme autobiographique dans les cultures de l’Occident. Butala choisit néanmoins d’inclure de tels éléments à son propre récit autobiographique, et même de leur donner un rôle structurant. On verra plus loin dans notre lecture que l’auteure, partant de sa propre expérience, et s’appuyant sur des travaux concernant l’importance signifiante des rêves dans de nombreuses sociétés traditionnelles (notamment chez les Amérindiens des Grandes Plaines), s’intéresse aux rêves et visions en tant qu’instruments de connaissance émanant de la Nature elle-même. Butala raconte : « It was not until I moved into the country to live that my significant dreaming really began. » (88) Au fil du récit, des rêves seront décrits et commentés, et ils apparaîtront comme des guides, des enseignements, des leçons à déchiffrer. Ils occupent une place fondamentale non seulement dans la conception des rapports entre l’humain et la Nature mise de l’avant par la narratrice, mais également dans la structure et le dessein de son récit. En effet, le livre tout entier est placé sous le signe d’un rêve important – le

rêve de l’esprit coyote : « This book is my response to that emissary of Nature, the dream coyote, and to what I think was his message to me » (21).

Bien que The Perfection of the Morning soit axé sur l’apprentissage personnel de la narratrice, le texte comporte une imposante somme de renseignements concernant la région des Grandes Plaines où se situe le récit. L’auteure inclut des informations tant sur la géographie, l’écologie et le climat de cette région, sur l’histoire de son occupation par différents groupes (Cree, Assiniboine, Blackfoot, gouvernement canadien, colons européens, immigrants, ranchers, fermiers…) que sur l’influence des politiques économiques et agricoles sur les façons d’habiter et d’exploiter cette région au courant des dix-neuvième et vingtième siècles. Ces renseignements contribuent à situer l’histoire de l’auteure et de sa relation avec les prairies dans le cadre d’histoires plus larges. De plus, ces informations – témoignant de recherches qu’a effectuées l’auteure dans le but de mieux saisir, elle-même, divers aspects de cette région – donnent un aperçu de la complexité des réseaux de rapports sociaux, culturels, politiques, économiques et écologiques dans lesquels se trouvent inextricablement mêlée toute conception du rapport entre l’humain et la nature. Sharon Butala, en incluant une somme d’informations variées sur la région où se déroule son « apprentissage dans la Nature », met en lumière la situation particulière du point de vue qu’elle présente : ce point de vue résulte des interactions complexes entre une biographie unique (dont l’auteure livre des détails choisis) et maintes histoires touchant de près ou de loin ces prairies du sud-ouest de la Saskatchewan.

Dans la suite de ce chapitre, nous examinerons le récit de cet « apprentissage dans la Nature » depuis différents angles. D’abord, nous considérerons les contextes et

influences qui façonnent et transforment la conception des relations entre monde humain et monde naturel chez la narratrice. Puis, nous nous pencherons sur quelques caractéristiques de la forme, du style et de l’énonciation, en relevant les effets qu’ils produisent sur le discours au sujet de la Nature. Enfin, nous explorerons trois grands thèmes qui organisent la façon de raconter les rapports entre l’humain et la Nature dans le texte de Butala, soit : le retour à la Nature; le paysage physique et métaphysique; la parenté animale.

Histoires, environnements, visions du monde

Nous avons mentionné plus tôt la tension qu’affiche le récit de Butala, entre les faits vérifiables et « la vérité de l’imagination ». On pourrait avancer en outre qu’une semblable tension travaille, de façon générale, la représentation des relations entre l’humain et la Nature dans le texte. Cette tension n’est pas dissimulée, mais plutôt montrée et même parfois commentée. L’auteure raconte non seulement un apprentissage, mais aussi une transformation. En quittant un milieu urbain pour aller vivre dans un milieu rural immergé dans le paysage des Grandes Plaines, Butala s’expose à des expériences et des réalités nouvelles, ainsi qu’à des points de vue sur le monde avec lesquels elle n’est pas encore familière. C’est donc largement une perspective changeante et changée qu’elle présente aux lecteurs; ceci implique que son texte mette constamment en relation le point de départ de cette perspective avec les divers moments de sa transformation. Afin de mieux saisir cette caractéristique de The Perfection of the

récit, dans la mesure où ceux-ci donnent des indices sur la vision du monde de la narratrice, avant puis après son contact avec les Grandes Plaines.

En 1976, alors qu’elle a trente-six ans, la narratrice quitte Saskatoon pour aller s’installer sur le ranch de son nouveau mari, dans l’extrême sud-ouest de la Saskatchewan. Elle quitte sa vie de citadine ainsi que son emploi à l’université, pour arriver dans une petite communauté rurale de ranchers et de fermiers. Elle découvre là un vaste paysage de prairies, faisant partie de la région des Grandes Plaines. Elle s’étonne que ce paysage, couvrant un immense territoire de la province où elle a passé presque toute sa vie, lui fût jusque là inconnu. De la vie d’adulte que la narratrice laisse derrière elle en quittant Saskatoon, le récit nous apprend que, par ses études et son emploi, la narratrice évoluait dans un milieu académique (plus particulièrement les sciences humaines), et qu’elle participait à la première vague de féminisme des années 1960 et 1970. En rétrospective, elle résumera ainsi ce qui la caractérisait dans son existence urbaine : « In the city I had had an identity, or rather several identities : divorcée, single parent, career woman, graduate student, future academic. » (25)

Au sujet de son héritage familial, le récit livre les éléments suivants. Le père et la mère de la narratrice sont issus de familles de pionniers venues s’établir dans les prairies de l’Ouest canadien; ils ont tous les deux été élevés sur des fermes (homesteads) et ont grandi dans des communautés de fermiers. Le père restait plutôt silencieux sur son passé, alors que la mère dépeignait une enfance idyllique sur la ferme familiale dans le sud du Manitoba. La narratrice avoue avoir douté longtemps de la véracité des récits maternels à propos de la ferme prospère, ayant cru ces histoires fort embellies par sa mère; cependant elle n’en dit rien : « And a good thing, too, because long after her death, when I paid my

only visit there, I saw that they had all been true. » (9) Les souvenirs et histoires qui formaient la légende familiale lorsque la narratrice était enfant relataient en somme une « chute » : de la ferme prospère et quasi paradisiaque dans le sud du Manitoba, vers l’existence rude et difficile dans « la brousse 26» de la Saskatchewan. Sharon Butala

résume : « This is how it was that my sisters and I grew up with the notion of the farm as a mythic paradise from which we had been expelled, by drought and bankers, and could never return. » (5-6)

La narratrice elle-même est née dans « la brousse » du nord de la Saskatchewan, où elle a passé les quatre premières années de sa vie – dans une habitation plutôt rudimentaire au milieu d’une nature sauvage. Cette période de leur vie est toutefois réprimée dans la mémoire familiale, et n’affleure dans les conversations qu’avec une certaine horreur : « I did not want to go back to the bush, a place so terrible that my mother, once we were gone from there, wouldn’t even speak of it. » (9) Lorsque, rarement, ces années dans « la brousse » sont mentionnées chez eux, la mère insiste invariablement sur les épreuves et la rudesse presque désespérante ce cette vie. La famille a ensuite vécu dans des villages et petites villes, pour enfin s’installer dans la ville de Saskatoon; la narratrice avait alors treize ans. Donc depuis l’âge de treize ans, jusqu’à trente-six ans, l’auteure a vécu dans un milieu urbain; et les premières années de sa propre vie, ainsi que le passé de sa famille de fermiers pionniers, s’effacent dans son esprit pour laisser place à une vision du monde marquée surtout par une expérience urbaine : « In the years since the summer I turned thirteen and we moved to the city, I had become so urbanized that I knew nothing about farming, or about the daily life led by

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