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CHAPITRE II CADRE THÉORIQUE

2.3 PERCEPTION POLITIQUE DE L’ÉDUCATION

Dans sa conception de l’hégémonie culturelle traitant du maintien en place de l’État et de la classe dominante en utilisant les institutions culturelles, Gramsci reconnaissait bien l’étendue de la jonction entre le secteur éducationnel et les pressions internes et externes.

59 Nathanson, op. cit., 542

60 Suisheng Zhao, «A State-Led Nationalism: The Patriotic Education Campaign in Post-

Every relationship of ‘hegemony’ is necessarily an educational relationship and occurs not only within a nation, between the various forces of which the nation is composed, but in the international and worldwide field, between complexes of national and continental civilisations61.

Est-ce que l’État a davantage intérêt à former une personne qui priorise les enjeux nationaux ou humanitaires, un citoyen pacifique ou patriotique? Devrait-on mettre l’accent sur la loyauté ou l’accomplissement du développement intellectuel et critique des élèves dans l’éducation nationale dispensée? Ces deux visions semblent conflictuelles dans leur application, car certaines idéologies externes peuvent interférer avec l’intérêt national. L’éducation nationale présente une opportunité d’institutionnaliser un foyer de formation créant une unité nationale pour l’État. L’éducation est considérée comme extension du domaine politique, une instance organisationnelle, une structure régulatrice des normes et valeurs au profit de l’État qui :

[…] institue et inculque des formes symboliques de pensée commune, des cadres sociaux de la perception, de l’entendement ou de la mémoire, des formes étatiques de classification ou, mieux, des schèmes pratiques de perception, d’appréciation et d’action62.

Selon Bourdieu, l’ordre social établi par l’État moderne ne relève pas typiquement d’une méthode requérant ordres et contraintes, celui-ci s’en remet à « produire des structures cognitives incorporées qui soient accordées aux structures objectives et de s’assurer ainsi la soumission doxique à l’ordre établi63». Le terme éducation comporte des implications normatives, un processus qui émet des visées et des buts présume qu’il y a quelque chose méritant de s’efforcer à atteindre64. Au-delà de l’instruction

61 Antonio Gramsci. Antonio Gramsci, Selections from Political Writings (1910 - 1920). (New

York : International Publishers, 1977), 666.

62 Pierre Bourdieu. Méditations pascaliennes. (Paris : Le Seuil, « Liber », 1997), 253.

63 Ibid., 257.

64 Richard Stanley Peters. Ethics and Education. (Londres : Allen & Unwin, 1966); Tapio

Puolimatka. Kasvatus ja filosofia[Éducation et philosophie]. (Helsinki : Kirjayhtyma, 1995), 109; Poukka, op. cit., 57.

jadis réservée à l’élite, la responsabilisation de l’État dans le processus éducatif démontre l’établissement de directions, de prévisions ambitieuses étant projetées pour la collectivité. L’éducation possède deux fonctions principales, c’est-à-dire que l’individu assimile sa société et que la société assimile l’individu65. Or, la société reste composée de plusieurs sous-groupes, chacun éduquant leurs individus de manière distincte. Les apprentissages de ces différents sous-groupes peuvent être en conflit ou se coordonner et se soutenir. Au fil du temps, le processus de production et reproduction d’une idéologie se trouvant au sein d’un système d’éducation laisse peu de place au questionnement et à la contestation interne66. Cependant, des groupes en compétition vont rivaliser pour apporter des significations, des principes et des valeurs à l’avant-plan, offrant différentes visions compatibles avec les principes directifs en place de l’État. Il y a donc un certain niveau de compromis et de consensus débattu au sein même de l’idéologie dominante67. Reste qu’il existe un intérêt politique indéniable visant à garder une trame narrative qui valorise le groupe dominant, tout en faisant la promotion de l’unité de l’ensemble délimité en mettant l’accent sur les particularités qui les différencient des autres groupes68. Le choix et la validation du programme scolaire restent une perspective politique plutôt que purement pédagogique69.

L’action pédagogique est objectivement une violence symbolique […] les rapports de force entre les groupes ou les classes constitutives d’une formation sociale sont au fondement du pouvoir arbitraire qui est la condition de l’instauration d’un rapport de communication pédagogique, i.e. de

65 Michiya Shimbori, «The Fate of Postwar Educational Reform in Japan». The School Review, 68,

no 2 (1960) : 228

66 Michael W. Apple. Education and Power. 2e édition revisée. (New York : Routledge, 2011), 30.

67 Ibid., 30.

68 Lily Cole and Judy Barsalou, «United or Divide? The Challenges of Teaching History in

Societies Emerging From Violent Conflict». United Institute of Peace: Special Report, no 163 (2006) : 10

69 William F. Pinar, William M. Reynolds, Patrick Slattery & Peter M. Taubman. Understanding

Curriculum: An Introduction to the Study of Historical and Contemporary Curriculum Discourses.

l’imposition et de l’inculcation d’un arbitraire culturel selon un mode arbitraire d’imposition et d’inculcation (éducation)70.

La mémoire collective d’évènements historiques forge la conscience d’une nation. « Sans mémoire, il n’y a pas d’identité, sans identité, il n’y a pas de nation71. » Le fait d’archiver et d’enseigner l’histoire d’une nation permet à cette entité d’exister dans les écrits et dans les esprits. Une société peut institutionnaliser, négocier et transformer ses interprétations des récits nationaux à travers le contenu de ses manuels scolaires et de l’enseignement dispensé72. L’interprétation historique en milieu scolaire dépend toujours de la perspective politique; un changement gouvernemental peut entraîner une nouvelle direction dans la diffusion de la représentation nationale. L’État dispose du monopole de la validation du contenu éducationnel, il peut modifier la trame du passé, offrant aussi l’opportunité de modeler le présent et le futur73. Les livres utilisés par les institutions scolaires sont la version moderne des compteurs d’histoire dans les villages74. Les manuels scolaires peuvent paraître neutres et s’exposer comme une connaissance légitime, cependant ils sont fréquemment utilisés comme outils idéologiques faisant la promotion d’un système de croyances légitimant le maintien de l’ordre politique et social75. Ils peuvent aussi renfermer des influences potentiellement négatives sur la jeunesse et la société, notamment quant au nationalisme, au patriotisme, à la censure ou l’omission

70 Pierre Bourdieu & Jean-Claude Passeron. La reproduction – éléments pour une théorie du

système d’enseignement. (Paris : Edition de Minuit, 1970), 20.

71 Anthony D. Smith. The Ethnic Origins of Nations. (Oxford : Basil Blackwell, 1986), 383.

72 Elie Podeh, «History and Memory in the Israeli Educational System: The Portrayal of the Arab-

Israeli Conflict in History Textbooks (1948-2000) ». History and Memory, 1, no 12 (2000) : 68

73 Zheng Wang, «National Humiliation, History Education, and the Politics of Historical Memory:

Patriotic Education Campaign». China International Studies Quarterly, no 52 (2008) : 786 74 Howard D. Mehlinger, «International Textbook Revision: Examples From the United

States». Internationale Schulbuchforschung, 7, no 4 (1985) : 287

75 Michael W. Apple and Linda K. Christian-Smith. The Politics of the Textbook. (New York :

de faits historiques, à l’idéalisation de périodes historiques inexactes et à l’incitation de certaines idéologies sur la population ciblée76.

Pour Gellner, l’écriture et l’institution d’une graphie normalisée et permanente avaient pour objectif la possibilité de procéder à une accumulation, ainsi qu’à une centralisation cognitive et culturelle77. L’éducation reste considérée par Gellner comme l’investissement le plus précieux d’une personne, car en réalité elle lui confère son identité78. La croissance cognitive, productive et économique exige que les activités humaines, ainsi que les rôles sociaux deviennent des choix accessibles qui seront instrumentalisés79. Le droit à l’éducation représenta une valeur moderne et un idéal à atteindre lors de ce processus transitoire80. Le système éducatif a pour but d’être un véhicule linguistique oral et graphique indispensable, commun et normalisé81. Le mode de transmission du savoir évolua pour accéder au stade suivant, il s’opéra alors une institutionnalisation du mode de transmission du savoir. Les centres d’enseignements devaient alors être authentifiés par l’État pour valider les enseignements dispensés de manière standardisée, générique et de manière aussi impartiale que possible82. Pour former les citoyens selon les standards nationaux et internationaux, les pays misent sur leur système éducatif afin d’optimiser la contribution des ressources humaines disponibles à la cause nationale. Chaque pays insère des spécificités culturelles dans l’élaboration du parcours scolaire validé, bien que l’uniformisation mondiale de certaines disciplines, dont les résultats pourront servir à des fins comparatives, puisse persister. L’intégration d’un volet patriotique au système d’éducation se présente comme l’endroit idéal pour l’État de responsabiliser

76 Yōko Irie. Textbooks Are Dangerous. (Tōkyō: Iwanami Publishing, 2002); Kristoffer Hornburg

Bolton, «Moral Education in Japan: The Coming of a New Dawn, Abe’s New Moral Education». Mémoire de maîtrise. Oslo:Université d’Oslo, (2015), 29.

77 Gellner, Nations et nationalisme, 22.

78 Ibid., 58.

79 Ibid., 41.

80 Ibid., 47.

81 Ibid., 57.

sa population à un moment pertinemment opportun dans leur cheminement d’élève à citoyen83.

Bien que les nations démocratiques vantent souvent la liberté dont elles jouissent, la manière dont elles gèrent la dissidence dans leur système d’éducation révèle une tolérance moins reluisante en matière de liberté intellectuelle et de liberté d’expression. La culture d’un individu lui impose une vue déterminée du monde, il tend moins à voir le monde comme il est véritablement, mais plutôt comme sa culture va le lui présenter84. Pour Schoppa, l’importance historique peut avoir « less to do

with facts than with perceptions85. » Ernest Renan affirma que l’oubli, même l’erreur historique sont des facteurs essentiels de la formation d’une nation. L’envers de cette réalité demeure que le progrès des études historiques peut représenter un danger, une menace pour la construction de la nationalité86.

D’un point de vue éthique, l’enseignement de valeurs morales nécessiterait une argumentation ouverte à la critique pour valider la logique décisionnelle favorisée, s’il y a lieu87. Or, le jugement critique peut être un élément social constructif ou destructif88. Il sera perçu comme constructif dans un contexte privilégiant une approche démocratique, alors que dans un contexte autoritaire, le jugement critique est considéré comme potentiellement destructif. Westheimer a élaboré une typologie du patriotisme dans l’éducation à partir d’un modèle basé sur l’éducation américaine. Il classifie deux catégories de patriotisme, s’apparentant à la typologie de Staub, se posant comme des pôles antagoniques quant à l’approche patriotique privilégiée en

83 Takayama, op. cit., 136

84 Harry Triandis. Culture and Social Behavior. (New York : McGraw-Hill, 1994), 13. ; Poukka,

op. cit., 139.

85 Schoppa, op. cit., 38.

86 Ernest Renan. Qu’est-ce qu’une nation? (Paris : Pierre Bordas et Fils Éditeur, 1991), 7-8.

87 Poukka, op. cit., 28.

88 Poukka, op. cit., 89. ; Tapio Puolimatka. Kasvatuksen rajat ja mahdollisuudet. Minuuden

rakentamisen filosofia. [Les limites et possibilités de l’éducation. Philosophie de construction

éducation. Il différencie deux versions distinctes, soit le patriotisme autoritaire et le patriotisme démocratique89. Ces approches reflètent grandement l’évolution de la dynamique contextuelle de l’éducation patriotique au Japon.

Le patriotisme autoritaire en éducation exprime la supériorité inhérente d’un pays et du gouvernement qui le mène90. Il prône une loyauté sans questionnement, un respect inconditionnel de l’autorité, suivant l’exemple des meneurs tel un réflexe. Cette vision est définie par un aveuglement volontaire aux inégalités présentes et à la discorde sociale. Le conformisme reste la valeur à atteindre pour unifier la patrie, particulièrement en temps de guerre. Sa caractéristique principale est le dédain pour les opinions qui dévient de la position patriotique officielle. La dissidence est perçue comme un élément déstabilisant et dangereux pour le régime en place. L’opposition à une guerre dont son pays participe est considérée comme une trahison, une position antinationale pouvant soutenir le terrorisme 91 . L’idéologie jusqu’au-boutiste véhiculée par ce type de patriotisme est bien traduite par des slogans utilisés tels que « my country, right or wrong », « my country, love it or leave it » ou « you are either

with us or you are with the terrorists ». Les alliés du patriotisme autoritaire veulent

utiliser les établissements scolaires pour faciliter la diffusion d’un message national unifié, sanctionnant les éducateurs qui permettent ou offrent des perspectives dissidentes 92 . À l’inverse, le patriotisme démocratique tolère et invite le questionnement, la remise en question, la délibération, la critique, ainsi que le respect de la dissidence. Le patriotisme démocratique vise à assurer la liberté d’expression et la justice égale pour tous comme principe guidant les politiques et les lois. L’engagement du patriotisme démocratique n’est pas seulement à la nation, à ces symboles et ses chefs politiques, mais aussi à chaque citoyen et leur bien-être. Des

89 Joel Westheimer, «Politics and Patriotism in Education». Phi Delta Kappan, 87, no 8 (2006) :

610

90 Ibid., 610

91 Ibid., 610-611

slogans tels que « you have the right not to remain silent » ou « dissidence is also

patriotic» représentent ce type de patriotisme. Le cas américain étudié par

Westheimer inclus des exemples de patriotisme démocratique, notamment la protestation contre la guerre au Vietnam et contre celle en Iraq93.

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