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Comme le montre bien la proximité étymologique des mots grecs, la παιδιά n’est pas incompatible avec la παιδεία, bien au contraire ; dans la conception socratique ou dans celle de l’honnête-homme de La Bruyère, le rire est « un mode de philosopher » à part entière, pour reprendre l’expression d’Emmanuel Bury5. En effet, le sage ne

craint pas le « rire des insensés », qu’il s’agisse du philosophe antique :

Parler quand on n’est pas persuadé et que l’on cherche, comme moi en ce moment, est chose effrayante et dangereuse, non pas parce qu’elle expose au rire ‒ cette considération serait puérile ‒ [φοβερόν τε καὶ σφαλερόν, οὔ τι γέλωτα ὀφλεῖν ‒ παιδικὸν γὰρ τοῦτό γε ‒] mais parce qu’en glissant hors de la vérité on entraîne ses amis dans sa chute, en un cas où il importe au plus haut point de ne pas perdre pied6.

Ou du penseur classique :

Rire des gens d’esprit, c’est le privilège des sots : ils sont dans le monde ce que les fous sont à la cour, je veux dire sans conséquence7.

La réaction de ceux qui rient mal à propos est « puérile » et « sans conséquence ». Cependant, le rire est loin d’être banni absolument : il s’agit de distinguer les « mauvais » rieur, ceux qui se moquent et qui, par leur rire, discréditent radicalement la pensée qui l’occasionne d’une part, et les « bons » rieurs, ceux qui rient opportunément et dont le rire favorise le développement de la pensée d’autre part. Ainsi,

3 Voir par exemple : « Ainsi utilisera-t-on les jeux pour orienter les plaisirs et les désirs des enfants

[τῶν παιδιῶν ἐκεῖσε τρέπειν τὰς ἡδονὰς καὶ ἐπιθυµίας τῶν παίδων] dans la direction qu’ils doivent emprunter pour atteindre leur but. Ainsi d’après nous, pour l’essentiel, la bonne façon d’élever les enfants [παιδείας], est celle qui amènera le mieux possible l’âme de l’enfant qui s’amuse [παίζοντος] à aimer ce en quoi, une fois devenu un homme, il devra être passé maître, à savoir l’excellence dans l’occupation qui sera la sienne » (PLATON, Les Lois, op. cit., livre I, 643 c - d, p. 98).

4 Emmanuelle JOUËT-PASTRÉ, « Le Rire chez Platon : un détour sur la voie de la vérité », in M. Trédé

et P. Hoffmann (eds.), Le Rire des Anciens (actes du colloque international, ENS Rouen, janv. 1995), Paris, Presses de l'École normale supérieure, 1998, p. 273-280, 277.

5 Emmanuel BURY, « Le Sourire de Socrate ou peut-on à la fois être philosophe et honnête-

homme ? », op. cit., p. 211.

6 PLATON, La République, op. cit., livre V, 450 e - 451 a, p. 205. Nous soulignons. Voir également :

« Il ne faut pas craindre les railleries des plaisants [οὐ φοβητέρον τὰ τῶν χαριέντων σκώµµατα] » (Ibid., 452 b, p. 206).

tout est question de mesure, d’à propos et de justesse. Or, si les premiers abondent, les seconds sont plutôt rares :

L’on marche sur les mauvais plaisants, et il pleut par tout pays de cette sorte d’insectes. Un bon plaisant est une pièce rare ; à un homme qui est né tel, il est encore fort délicat d’en soutenir longtemps le personnage ; il n’est pas ordinaire que celui qui fait rire se fasse estimer8.

Là réside précisément le problème : il faut adhérer à la représentation traditionnelle du philosophe sérieux voire sévère pour être estimé comme tel. L’audacieux qui entend renverser les conventions figées se heurte à la résistance de ceux qui, engourdis par l’habitude, se font mauvais plaisants et retranchent du sage- rieur l’un ou l’autre de ses caractères, afin de le faire convenir avec les catégories ordinaires. Or, « la rhétorique ici mise en place sous l’égide de Socrate [...] renou[e] avec un autre précepte du même Horace, corriger les moeurs par le rire », écrit Christine Noille-Clauzade9. On voit ici poindre ce qu’elle appelle « le rire moral », rire des « bons

plaisants », porteur d’une force morale et soutien de la pensée dite « sérieuse ». Ainsi, la théorie silénique sous-tendue par la figure de Socrate enveloppe également la dialectique du rire et du sérieux : l’homme le plus sage est celui qui apparaît au premier abord comme le plus risible, celui qui affirme toute sa sagesse lorsqu’il la maquille. Cependant, si le rire ne constitue qu’un masque pour le sérieux, alors ces deux notions sont certes travesties, mais elles n’en demeurent pas moins opposées. Le renversement des valeurs opéré par la figure de Socrate est plus pénétrant : il s’agit de postuler la dimension toujours déjà rationnelle du rire. Celui-ci contient en effet en germe la prise de conscience morale qu’il prévient et devient ainsi une sorte de propédeutique à la sagesse.

C’est précisément ce qui est tangible dans le Phédon, dialogue qui s’installe pourtant dans la situation, apparemment, la moins propice au rire, puisqu’il rapporte les dernières paroles de Socrate dans sa prison, alors qu’il doit se résoudre à boire la cigüe. Curieusement ‒ et Phédon, qui en rend compte, se souvient qu’il « ressentai[t] des

8 LA BRUYÈRE, op. cit., « De la société et de la conversation », 3, p. 243. Il n’est pas étonnant que la

remarque précédant celle-ci traite de cet « à propos », de l’exigence de justesse dans la saisie d’une occasion (« C’est le rôle d’un sot d’être importun : un homme habile sent s’il convient ou s’il ennuie ; il sait disparaître le moment qui précède celui où il serait de trop quelque part »), et que celle qui lui succède approfondisse les traits de cet homme « habile », en insistant notamment sur sa capacité à demeurer léger (« Il a beaucoup d’esprits obscènes, encore plus de médisants ou de satiriques, peu de délicats. Pour badiner avec grâce, et rencontrer heureusement sur les plus petits sujets, il faut trop de manières, trop de politesse, et même trop de fécondité : c’est créer que de railler ainsi, et faire quelque chose de rien »).

choses très étonnantes »10 [θαυµάσια ἔπαθον] à ce moment-là ‒ la mort imminente de

Socrate ne suscite pas uniquement la peine que l’on attendrait :

J’étais envahi par un sentiment déconcertant [ἀτεχνῶς ἄτοπόν τί µοι πάθος παρῆν], curieux mélange où entrait certes du plaisir, mais aussi de la douleur [ἀήθης κρᾶσις ἀπό τε τῆς ἡδονῆς συγκεκραµένη ὁµοῦ καὶ ἀπὸ τῆς λύπης] [...]. Et nous tous qui étions présents nous trouvions à peu près dans le même état, tantôt riant, parfois pleurant [τοτὲ µὲν γελῶντες, ἐνίοτε δὲ δακρύοντες]11.

Cette situation est en elle-même atypique : Socrate semble capable de provoquer le rire de ses amis dans la circonstance la moins drôle de son existence. D’ailleurs, ses amis en question sont gênés par leur propre comportement qu’ils jugent déplacé :

Simmias, se mettant à rire [Καὶ ὁ Σιµµίας γελάσας] : « Par Zeus, Socrate, dit-il, jusqu’à maintenant je n’en avais pas précisément envie, et pourtant tu as réussi à me faire rire ! [οὐ πάνυ γέ µε νυνδὴ γελασείοντα ἐποίησας γελάσαι] »12.

Cette réaction de Simmias intervient alors que Socrate lui expose ce qui, selon lui, constitue l’essence de la philosophie (« Tous ceux qui s’appliquent à la philosophie et s’y appliquent droitement ne s’occupent de rien d’autre que de mourir et d’être morts »13). Socrate n’a donc pas occasionné ce rire pour égayer ses amis ; celui-ci est

directement corrélé à la pensée « sérieuse » que vient d’énoncer le philosophe. Le rire n’est pas complètement débridé et signe d’un laisser-aller au divertissement mais est dominé par celui qui l’a produit : « Pour un moment, celui du rire, Simmias est dépossédé de la maîtrise de lui-même. [...] [Cependant, son rire] reste mesuré, et le philosophe ne le provoque pas involontairement [...] mais dans une intention délibérée, afin d’amener Simmias à une maîtrise supérieure de lui-même. Ce rire dispose favorablement à la pensée », souligne Emmanuelle Jouët-Pastré14, commentant ce

passage. Dès lors, le rire n’est plus incompatible avec la sagesse, bien au contraire : le véritable sage est celui qui sait « l'accommoder », le maîtriser, et le mettre au service de sa pensée.

10 PLATON, Phédon, trad. fr. M. Dixsaut, Paris, Flammarion, 1991, 58 e, p. 203. 11 Ibid., 59 a, p. 203.

12 Ibid., 64 a - b, p. 212. Cité par E. Jouët-Pastré in « Le Rire chez Platon : un détour sur la voie de la

vérité », op. cit., p. 277.

13 Ibid., 64 a, p. 212.

14 Emmanuelle JOUËT-PASTRÉ, « Le Rire chez Platon : un détour sur la voie de la vérité », op. cit.,

Un homme qui n’a de l’esprit que dans une certaine médiocrité est sérieux et tout d’une pièce ; il ne rit point, il ne badine jamais, il ne tire aucun fruit de la bagatelle ; aussi incapable de s’élever aux grandes choses que de s’accommoder, même par relâchement, des plus petites, il sait à peine jouer avec ses enfants15.

La pensée est comme enrichie par la παιδιά, elle se déploie sur un champ plus large et ne demeure pas « tout d’une pièce » dans les hautes sphères de la science mais sait s’abaisser aux réalités humaines.