• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1 : Une affaire de passionnés ?

B. Insaisissables engagements : de quelques pièges terminologiques

2. Des passions à l’engagement

En conséquence, ces développements laissent à penser qu’il n’existe sans doute pas de terme neutre pour parler des nuances « affectives » associées aux créations dérivées et pour décrire simplement leur « nature ». Aussi n’évoquerons-nous qu’en passant les critiques, nombreuses, à l’égard des « passions », autres façon de qualifier ce qui se joue derrière les créations dérivées : la référence biblique inévitable, ajoutée aux piques des philosophes du XVIIe siècle et ceux des Lumières, mine déjà le terrain. De ce fait, nous essaierons de reprendre le moins possible ce terme ou le verbe et le participe qui s’y réfèrent (« se passionner », « passionné »), car l’individu passionné est le plus souvent considéré comme un être passif – celui qui n’est pas maître de ces passions –, et comme quelqu’un qui se laisse aller aux excès de la passion. Nous verrons que cela ne correspond qu’à une mince partie des individus concernés, et qu’insister sur cette minorité dans la minorité (des récepteurs les plus enthousiastes) ne contribuerait qu’à faire ressurgir les caricatures contre lesquelles les fan

studies, entre autres, ont tenté de lutter, pour asseoir leurs objets d’étude. De plus, rester du

côté des passions risque de tirer le propos vers des dimensions psychologiques qui ne nous intéressent pas ici et surtout que les méthodes choisies ne permettent pas d’atteindre…

Comme nous l’avons fait implicitement jusqu’à maintenant, nous privilégierons donc le terme d’engagement pour étudier les créations dérivées, afin de rappeler qu’elles partent bien d’un acte délibéré et qu’elles représentent, dans tous les cas, un degré d’implication supplémentaire et durable dans l’acte de réception. Cela n’est pas sans poser problème en sociologie où les chercheurs manient la notion d’engagement depuis longtemps, mais en la réservant aux causes « nobles », tel l’engagement politique ou humanitaire, ce qui supposerait une différence de nature avec l’engagement autour d’un ou plusieurs produits médiatiques. Pourtant, cette distinction et la fausse division du travail qui en découle (entre la sociologie politique ou les sciences politiques d’un côté, et la sociologie de la culture et des médias de l’autre) ne tiennent pas dès lors que l’on s’attarde sur des cas concrets : l’étude des répertoires d’action des plus si « nouveaux mouvements sociaux » par exemple montre que des causes on ne peut plus sérieuses recourent à des détournements de produits médiatiques existants,

40 d’affiches ou encore de vidéos, pour faire passer leurs messages, procédés qui peuvent s’apparenter à des créations dérivées (Neveu, 2002 : 66-74 ; Céfaï & Pasquier, 2004). À l’inverse, comme souvent en matière de culture, les enjeux politiques sont sous-jacents, et les créations dérivées, par les thèmes abordés explicitement ou par les enjeux qu’elles renferment sous leur apparente futilité, peuvent être subversives et tenter de participer au changement des mentalités sur certains sujets.

Enfin, Howard Becker montre – même s’il insiste sans doute plus sur le sens passif (« être engagé ») que le sens pronominal (« s’engager ») du terme – qu’un usage approprié du concept d’engagement en sociologie consiste à expliquer les « trajectoires d’activités cohérentes » des individus. Cependant, pour éviter les apories des théories du contrôle social ou des croyances en des « valeurs culturelles communément partagées » d’une part28, le risque de tomber dans le psychologisme ou encore les explications tautologiques d’autres part29, il soutient que l’explication de l’engagement peut se trouver indépendamment de l’objet ou de l’activité qui suscitent eux-mêmes l’engagement. Le chercheur américain propose alors une clé d’interprétation avec l’idée de « pari adjacent » (Becker, 2006 [1970]) : un individu se retrouve engagé car des actions antérieures le lient à d’autres personnes, externes à la présente action, et le fait qu’il ait d’une certaine façon « misé » sur la cohérence de son comportement fait que certaines opportunités d’action deviennent trop coûteuses pour rompre l’engagement pris. Nous ne reprendrons pas tel quel ce modèle, aux accents étonnamment économicistes pour Becker – et que n’aurait peut-être pas renié son homonyme Gary30 –, mais nous en

retiendrons la nécessité de regarder les engagements, et en particulier les engagements médiatiques que sont les créations dérivées, en ne restant pas figé sur l’objet qui suscite l’engagement, c’est-à-dire ici les contenus culturels originaux ici. Si Harry Potter ou les autres sources de créations dérivées soulèvent des enjeux particuliers, cela n’interdit pas d’échafauder, ou tout du moins de commencer à échafauder une théorie plus générale des engagements médiatiques. Au passage, ces remarques théoriques de Becker permettent déjà de se familiariser avec son approche sociologique que nous qualifions de « méso-sociale », pour ainsi la distinguer d’éventuelles micro- ou macrosociologies. Le point de départ de la

28 Les premières insistent sur l’existence de sanctions explicites pesant sur l’individu qui ne suivraient pas un

engagement, mais ne s’appliquent sans doute pas à tous les domaines aussi simplement ; les secondes permettent de se passer des sanctions, mais ont toutes les difficultés à définir ces valeurs communes.

29 Becker pense à celles où le comportement de l’individu engagé est précisément expliqué par son

engagement préalable, où « la nature de [ses] acte[s] ou le degré d’engagement n’est pas spécifié, l’un comme l’autre étant considérés comme allant de soi ou compréhensibles intuitivement ».

30 Gary Becker est un économiste américain né en 1930 : il est connu en particulier pour avoir appliqué à des

domaines qui ne relevaient pas a priori de l’économie (la criminalité, la formation des couples, etc.) les principes du choix rationnel pour expliquer les comportements humains et surtout leurs résultats.

41 réflexion n’est ni l’individu, ni la société dans son ensemble, mais ce qui permet de les relier, à savoir leurs interactions et en particulier leurs sociabilités : dans ce cadre, les engagements des individus qui naissent de leur relations interpersonnelles ont en effet des conséquences qui portent même sur le fonctionnement global des sociétés, en instaurant des obligations et parfois des institutions…

Dès lors, c’est en partant de l’engagement des créateurs, en essayant de distinguer leurs motivations et en observant les différentes concrétisations de leur engagement dans certaines créations dérivées, que nous allons commencer à porter un regard plus prudent sur ces formes d’activité et sur les publics médiatiques qui les pratiquent. Nous voulons ainsi éviter de porter sur elles un regard normatif en leur donnant a priori une valence, positive ou négative, tandis que l’usage commun du vocabulaire lié à ces activités est souvent porteur d’un imaginaire ou de préjugés qui faussent l’analyse : les multiples précautions que nous avons soulevées ici ne sont pas nouvelles – nous aurons l’occasion de les retrouver par d’autres biais – mais permettent déjà de dépassionner l’enquête et ses résultats, alors que « nouvelles » technologies et « nouvelles » pratiques représentent un perpétuel appel d’air pour dénicher la « révolution » ou le phénomène qui rebattraient radicalement les cartes des rapports entre les amateurs et les professionnels.

Documents relatifs