• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 3 PREMIÈRE ÉTUDE DE CAS : L’ATELIER DE CUIR DON LUIS

3.4. PARTICIPATION POLITIQUE

Dans le cas qui nous occupe, la division entre travail rémunéré et lutte politique est beaucoup plus claire et facile à délimiter. Malgré cela, pendant la dictature, l’Atelier a servi de point de rencontre et de lieu d’échange d’informations. Pendant plusieurs années, les propriétaires recevaient à la maison et à l’atelier des jeunes récemment exclus du marché du travail et du système d’éducation à cause du nouveau contexte politique et économique en vigueur. Ils leur apprenaient le métier de cordonnier, mais informellement et sans appui d’organisations, les responsables de l’atelier de cuir discutaient aussi avec les jeunes de thèmes politiques pour que tous comprennent mieux la situation dans laquelle ils étaient plongés. Lors des derniers mois de la dictature, les propriétaires distribuaient des tracts en faveur du départ des militaires à partir de l’Atelier. L’Atelier de cuir, de même que plusieurs autres micro-entreprises locales ont eu, pendant tout le régime militaire une forme de résistance tacite, en tentant, par divers moyens d’aider les voisins qui en avaient besoin ou en boycottant les commerces tenus par des gens en faveur du régime militaire :

La meilleure façon, c’était de ne pas acheter. Y’a plein de formes de luttes qui ne se voient pas. Y’a des gens, favorables à la Junte, pinochetistes convaincus, qui avaient des boutiques. Là-bas, je n’achetais pas. Mon amie non plus, ni mon autre voisine. Y’a plein de façons de travailler qui sont silencieuses. Claudia, Entrevue C., p. 9.

De plus, un des propriétaires de l’entreprise est fondateur d’une association qui tente de regrouper les artistes et artisans de la commune dans le but de trouver des espaces de commercialisation pour les produits. Leur objectif n’est pas de produire à grande échelle ni d’exporter, mais bien de dénicher au sein de la communauté des endroits où les artisans pourraient enfin avoir pignon sur rue et offrir leurs produits. Des démarches sont présentement

en cours avec la Municipalité de Macul pour que celle-ci accorde un espace aux membres de l’association.

D’ailleurs, à l’atelier de cuir Don Luis, on valorise beaucoup les associations de micro-entrepreneurs. On reconnaît quand même quelques problèmes de ce côté-là, le premier étant le peu d’intérêt que suscitent ces organisations chez les petits entrepreneurs locaux. On explique cela par de la petite corruption de bas étage, qui discrédite les mouvements organisés auprès des membres potentiels. Ceux-ci ont l’impression qu’ils y perdraient leur temps car de toute façon, tout est arrangé d’avance et fonctionne par patronage, clientélisme et corruption.

De plus, la représentativité de la CONUPIA, association nationale de micro-entrepreneurs, est souvent remise en question par les participants de l’étude. On critique le fait qu’elle regroupe des micro-entrepreneurs avec beaucoup de moyens, probablement les gens les mieux nantis du secteur et qui ne peuvent pas représenter réellement les intérêts de la majorité qui ne partagent pas les mêmes conditions socio-économiques. On s’entend cependant pour dire que plus de coordination dans le secteur donnerait un grand coup de main aux micro-entrepreneurs qui pourraient enfin peser sur quelques mesures liées aux politiques économiques mises de l,avant par le gouvernement. Encore ici, l’hétérogénéité qui caractérise le secteur de l’économie populaire joue contre ses acteurs. Les membres des associations représentent divers secteurs de l’économie et il est difficile que les intérêts de tous convergent.

Le représentant d’une ONG a aussi souligné une nette tendance à l’individualisme qui fait en sorte que les gens ne veulent pas s’impliquer et n’y voient pas d’intérêt. Pour certains, le

néolibéralisme met de l’avant et priorise avant tout les initiatives individuelles, les règles du marché qui prône la compétition à outrance font en sorte que les gens peuvent difficilement collaborer. D’ailleurs certains programmes de l’État ont des succès mitigés : ils ont pour but de favoriser la collaboration et la formation d’associations et octroient des subventions exclusivement aux micro-entrepreneurs qui travaillent en commun, soit dans des coopératives ou ateliers solidaires, soit par le biais d’associations sectorielles mises sur pied dans un but de commercialisation. Or, l’État a de la difficulté à distribuer les fonds disponibles pour ce programme car les gens ne sont pas disposés à travailler ensemble. Ainsi, même si la situation économique de certains micro-entrepreneurs n’est pas plus enviable qu’à l’époque de la dictature, les gens n’ont plus tendance à se regrouper pour lutter. Le directeur d’une des ONG explique que la situation était différente pendant la dictature justement parce que les gens avaient tous le même objectif : en finir avec le régime de terreur. Les organisations d’aujourd’hui n’ont plus vraiment d’ennemi commun contre lequel elles peuvent se battre concrètement. La pauvreté pourrait être un élément intéressant et un obstacle à surmonter s’il n’était pas aussi diffus et impersonnel. En d’autres mots, il était plus facile de lutter contre les militaires. Ceux-ci avaient des noms et des visages. Avec la transition vers la démocratie, les choses sont beaucoup moins claires, les gens savent moins à quelle porte aller cogner pour exiger le respect de leurs droits et les changements qui leur seraient bénéfiques.

Dans le cas de l’Atelier de cuir Don Luis, on remarque un grand sentiment de méfiance et de frustration face à la politique en général, et à la politique chilienne en particulier. Pour les gens de l’Atelier Don Luis, le retour de la démocratie n’a pas signifié de réel changement. Nous expliquons leur déception au plan politique principalement par l’impunité qui règne encore au

Chili. Les propriétaires nous ont beaucoup parlé du problème des détenus-disparus qui, selon eux, est un des problèmes principaux qui empêche le retour de la démocratie et de la paix véritables :

Quand les militaires ont commencé à parler des détenus-disparus… Ils disaient qu’ils allaient rendre des comptes. C’était juste des mensonges. Comment il peut y avoir une réconciliation? C’est impossible! Ceux qui ont commis toutes ces atrocités s’arrangent toujours pour que les choses tournent en leur faveur. Ils mentent, mentent, mentent, mentent. Ils disent qu’ils [les disparus] ont été tirés dans la mer mais ils apparaissent proche d’ici [elle fait ici référence au fait que les corps de certains disparus ont été retrouvés près de leur quartier, loin de la mer] (…). J’avais une voisine qui avait je ne sais pas si c’était 7 ou 8 enfants. Son mari était l’ami de mon mari. Une nuit, ils sont venus le chercher. Il est disparu. Ma voisine l’a cherché partout. On n’a jamais su ce qui était arrivé avec lui. Elle est allée à la prison et elle leur a dit : « Donnez-moi mon mari, je sais que c’est vous qui l’avez. Si vous l’avez tué, dites-moi-le». Rien. Tous les jours elle allait frapper partout, dans les prisons, dans les hôpitaux, à la morgue, partout. En plein hiver, en caleçons, devant ses enfants, ils sont venus le chercher. Comment on peut oublier ça? Claudia, Entrevue C, p. 11.

Pour qu’il y ait la paix ici, il faut qu’on sache la vérité. Les parents des détenus disparus par exemple. Ils ne veulent pas juste savoir la vérité, ils veulent aussi qu’on leur rende justice. Mais ils ne l’ont pas. Ce gars-là…Pinochet se promène à Valparaiso mort de rire. Aussi longtemps qu’on ne sait pas la vérité et qu’il y a pas de justice, il n’y a pas de paix non plus. Angel, Entrevue A, p. 15.

INSERTION SOCIALE

En ce qui concerne l'Atelier de cuir Don Luis, les apports au plan de l'insertion sociale sont moins évidents que dans le cas autres des monographies présentées dans cette étude. Les revenus générés par cette entreprise sont minimes et ne permettent qu'une survie difficile. Or, nous croyons que l'entreprise a tout de même eu la capacité d'éviter la marginalité pour les promoteurs et de préserver une certaine dignité en donnant tout de même accès à denrées de base et à un travail créatif qui permet de maintenir des relations sociales satisfaisantes et de conserver

une bonne estime de soi. Dans ce contexte, les activités économiques ont permis d'empêcher l'anomie et la désintégration sociale en plus de réussir à maintenir la capacité de vivre en société des promoteurs, ce qui est non négligeable.