Chapitre I : Une disparition souhaitée I : Une survie nécessaire
PARTICIPATION EXCEDENTAIRE D ’ UN DES CONJOINTS
357.Le travail bénévole d’un conjoint au profit de l’entreprise de son époux n’est pas rare. Il peut être plus ou moins important et ira de la simple aide pour faire la comptabilité à un véritable travail à plein de temps de secrétariat. La reconnaissance de ce travail peut, dans certains cas, être fondamentale. En effet, pour l’épouse qui aura travaillé toute sa vie bénévolement pour son mari, la prise en considération de cette activité pourra signifier, d’une part, le paiement de tous les salaires qu’elle n’a pas perçus mais également une certaine assurance pour l’avenir puisque n’ayant pas été salariée déclarée et donc, par conséquent, n’ayant pas cotisé à un régime de retraite, elle n’a droit à aucune rente. Ceci est d’autant plus problématique lorsque l’entreprise appartient en propre au conjoint enrichi et que l’époux qui a travaillé bénévolement ne pourra en aucune façon bénéficier de cet enrichissement par le biais d’un partage de communauté ou des acquêts. L’équité impose alors que son travail soit reconnu. Une des solutions possibles, et certainement celle qui aurait le plus de valeur tant au niveau du droit social que du droit civil, serait de reconnaître l’existence d’un contrat de travail entre les conjoints.
358.Pendant de nombreuses années en droit français, on a opposé à une telle reconnaissance701 qu’un lien de subordination ne pouvait exister entre les conjoints et que, de plus, un tel travail pouvait être considéré comme une manifestation du devoir d’assistance entre époux702. La situation ne pouvait toutefois perdurer puisque, à la fin des années 1970, on estimait que 300 000 à 600 000703 conjoints travaillaient bénévolement dans l’entreprise de leur époux. Le législateur français est alors intervenu avec la loi du 10 juillet 1982 relative aux petites et moyennes entreprises704 et la Loi d’orientation agricole du 4 juillet 1980705 et a instauré trois régimes possibles pour le conjoint du commerçant ou de l’artisan : le statut d’artisan ou de commerçant associé, celui de conjoint salarié, et enfin celui de conjoint
701
Pour un état des lieux du contrat de travail entre époux en droit français voir Quétant Guy-Patrice, « A propos du contrat de travail entre époux », Rép. Def. 2005, art. 38130 p. 486 et s.
702
Julien Pierre, Les contrats entre époux, Ed. LGDJ, 1962, p. 52 et s.
703
Les chiffres étaient en effet difficiles à évaluer comme nous l’explique Randoux Dominique, « Le conjoint du chef d’une entreprise artisanale ou commerciale : collaborateur, salarié ou associé (Loi n°82-596 du 10 juillet 1982) », JCP 1983 I 3103.
704
Loi n°82-596 du 10 juillet 1982, voir pour le commentaire de cette loi Randoux Dominique, op. cit.
705
170 collaborateur706. La loi du 2 août 2005707 pour les entreprises commerciales, artisanales et libérales et la loi du 5 janvier 2006708 pour les entreprises agricoles, ont rendu le choix entre l’un de ces trois statuts obligatoire. Les conjoints de commerçants et artisans peuvent donc désormais bénéficier d’un régime de protection légale avec toutefois certaines limites, puisque dans le cas du conjoint collaborateur, l’article R. 121-1 du Code de commerce709
impose qu’il n’y ait pas de rémunération pour ce conjoint collaborateur et que celui-ci ne soit pas associé au sens de l’article 1832 du Code civil. De plus, si la loi prévoit depuis 1989710
la possibilité d’un salaire différé pour le conjoint collaborateur qui a travaillé bénévolement pendant plus de 10 ans dans l’entreprise de son conjoint décédé, rien n’est en revanche prévu en cas de divorce ou de séparation. Sa situation est alors similaire à celle du conjoint sans statut social en ce qui concerne sa rémunération711. Malgré les modifications récentes apportées au statut de ce conjoint collaborateur, aucune loi n’a encore abrogé cette interdiction de rémunération. Certains considèrent qu’au vu de la situation actuelle et de l’égalité des époux, le plus simple serait de conserver le statut de conjoint collaborateur, fondé sur l’égalité entre époux, et de supprimer celui de salarié, qui sous-entend une idée de subordination, tout en imposant un salaire obligatoire pour le conjoint collaborateur712.
359.Au Québec, la question du contrat de travail entre conjoints ne semble pas avoir été aussi problématique et très tôt il est apparu que l’incapacité de la femme mariée ne s’opposait pas à la reconnaissance d’un lien de subordination entre conjoints713
. Tant la jurisprudence714
706
Voir Colomer André, « Le statut des conjoints d’artisans et de commerçants travaillant dans l’entreprise familiale », Rép. Def. 1982, Art. 32954 p. 1393. Voir Quétant Guy-Patrice, « A propos du contrat de travail en époux », Déf. 2005, p. 486.
707
Loi n°2005-882 du 2 août 2005 relatives aux petites et moyennes entreprises.
708
Loi n°2006-11 du 5 janvier 2006 d’orientation agricole.
709
Art. R. 121-1 C. com. : « Est considéré comme conjoint collaborateur le conjoint du chef d’entreprise commerciale, artisanale ou libérale qui exerce une activité professionnelle régulière dans l’entreprise sans percevoir de rémunération et sans avoir la qualité d’associé au sens de l’article 1832 du Code civil. »
710
Loi n°89-1008 du 31 décembre 1989 relative au développement des entreprises commerciales et artisanales et plus particulièrement l’article 14 de la Loi.
711
En effet, le conjoint collaborateur, contrairement au conjoint sans statut social bénéficie d’une protection sociale et d’une assurance vieillesse s’il le désire. Voir Colomer André, « Le statut des conjoints d’artisans et de commerçants travaillant dans l’entreprise familiale », Rép. Def. 1982, Art. 32954 p. 1400 et s. Voir également Chalvignac François, « Les incidences du choix du régime matrimonial sur la gestion du fonds de commerce », JCP N 1999, p. 322.
712
Raffi Rémy, « Statut de conjoint collaborateur : évolution récente et difficultés d’application », Petites affiches, 5 août 2009, p. 6.
713
Marceau Louis, De l’admissibilité des contrats entre époux dans le droit privé de la Province de Québec, Wilson et Lafleur, 1960, p. 198.
714
Marchand c. Trakas et Dame Preden, (1919) 55 C.S. 543, voir également Bank of Montreal c. Besner et Dame Gross, (1947) 43 B.R. 148, en l’occurrence la Juge en chef de la Cour du Banc du Roi avait considéré que « la prohibition expresse des donations et des ventes entre époux ne va pas jusqu’à leur interdire la rémunération de services qui, comme le louage d’ouvrage, n’ont rien de matrimonial ».
171 que la législation715 reconnaissaient ainsi la possibilité d’un contrat de travail entre conjoints. Le droit québécois, sur ce point, était donc avant-gardiste par rapport au droit français. Par contre en l’absence d’un réel contrat de travail, comme nous le verrons, la jurisprudence refusait toute compensation de l’épouse pour le travail fourni bénévolement à son conjoint.
360.Le travail fourni peut aussi ne pas être professionnel et c’est ainsi qu’une épouse, par exemple, peut organiser de façon régulière les dîners d’affaire pour son conjoint et aller au- delà de la simple contribution aux charges du mariage tout en permettant à son conjoint de développer ses relations professionnelles et sa carrière. Dans ce dernier exemple, toute convention de travail est exclue mais ce n’est pas pour autant que cette participation ne mérite pas d’être compensée.
361.La jurisprudence se fondant sur l’équité peut alors permettre une telle compensation (I). Cette réponse apparaît d’ailleurs souvent comme la plus adaptée puisqu’il s’agit souvent de régler des cas particuliers que seuls les juges sont en mesure d’apprécier et de corriger. Mais devant l’inertie des juges dans ce domaine, il a paru nécessaire que le législateur intervienne et à ces réponses jurisprudentielles sont alors venues s’ajouter des réponses législatives adoptées en faisant référence expressément à l’équité (II).