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Parler d’avenir sans prédire, une influence sans engagement

Dans le document Penser le risque de schizophrénie (Page 87-91)

2. L’AMBIVALENCE DES PSYCHIATRES A L’EGARD DU PRONOSTIC

2.4. Parler d’avenir sans prédire, une influence sans engagement

« Je ne suis pas Monsieur Météo » : l’interdit de prédire

S‟ils décrivent des situations où ils communiquent leurs attentes à leurs patients, l‟emploi du mot prédiction est largement condamné par les psychiatres que j‟ai interrogés. Prédire consiste non seulement à « dire ce qu’on prévoit devoir arriver, par raisonnement ou par

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conjecture », mais à « annoncer d'après des règles certaines qu'une chose doit arriver » ou « annoncer qu'une chose qui est future adviendra » (Littré). Les psychiatres estiment que le mot prédiction ne correspond pas à leurs pratiques de communication, et lui attribuent une valence péjorative. Prédire consiste ainsi à énoncer une attente en dépit de l‟incertitude de l‟avenir, exposant le psychiatre à un risque d‟erreur inconsidéré et engageant de manière imprudente sa responsabilité.

« Est-ce que on peut dire prédiction ? Alors je prends votre mot parce que c’est le vôtre. Moi je n’aurais pas osé pour moi dire que j’ai un travail prédictif à ce moment-là. Ce n’est pas cela. Mais il y a indéniablement le souci de l’avenir.» (5)

« *…+ J’avais une anticipation positive… et … il a décroché quand même. … Mais ce n’est pas une prédiction. J’insiste.

- D’accord. Alors, est-ce que vous pourriez m’expliquer ce qui fait que c’est une anticipation, mais

pas une prédiction ?

- Ce mot ne convient pas pour notre discipline.

- Alors… Est-ce que vous pourriez m’expliquer…Comment ? Pourquoi ?

- Parce que prédiction, c’est comme si c’était écrit. Et quand on reçoit des enfants et des adolescents avec l’idée que la suite est déjà écrite, ce n’est pas une bonne idée. *…+ La responsabilité que l’on a, en prédisant ce qui va se passer, elle est énorme. Et franchement pour le faire, il faut vraiment être sûr de soi. Enfin, les généticiens ne le font plus, hein ! *…+ Et Dieu sait si eux ont les molécules sous le nez et tout le reste. Nous, on n’a pas tout ça.» (6)

Dans mes entretiens, le mot « prédiction » est employé pour dénigrer les modalités de communication sur l‟avenir employées par des collègues, lorsque les psychiatres se montrent en désaccord avec celles-ci. Leur divergence porte soit sur le contenu de l‟attente formulée, soit sur le choix de communiquer cette attente au patient. Ainsi, « prédire » est un acte désapprouvé par la communauté des psychiatres et consiste à exprimer à un collègue une vision jugée trop précise de l‟avenir d‟un patient.

« La sécu m’a appelé en disant ‘’Est-ce qu’on passe en invalidité ?’’. J’ai dit ‘’Ecoutez, il reste encore quelques mois. Il est en hôpital de jour, ça va un peu mieux avec l’hôpital de jour, il passe des concours administratifs. Je voudrais quand même qu’on aille au bout des trois années avant d’inscrire l’invalidité’’ [...]. La collègue a l’assurance maladie a dit ‘’D’accord, j’attends. Mais vous savez que… Voilà’’. Alors elle, elle était en prédiction ! » (5)

Prédire est également condamnable lorsqu‟il s‟agit de révéler au patient une attente estimée pertinente mais trop alarmante pour lui être communiquée.

« Le terme de prédiction est complètement à côté de la plaque pour ce genre de pathologie. Parce que ce n’est jamais la guérison qui est visée ! » (6)

« On en voit maintenant, des enfants qui ne se développent pas très bien, avec des troubles des apprentissages, et pour lesquels les mères avaient entendu au moment de la grossesse, de la part de l’échographe ‘’Oh la la, mais votre bébé il y a quelque chose qui ne va pas etc, etc’’. Mais sans

89 pouvoir dire. Mais ça, ils parlent de prédiction là aussi. Et il y a des mères qui n’en décollent pas ! *…+ C’est… traumatique. Traumatique, traumatique. » (6)

Si communiquer une attente pronostique comporte une dimension prophétique, les médecins n‟identifient jamais leur rôle à celui d‟un prophète (Christakis, 2001). Ainsi, dans les situations où les psychiatres expriment leur incertitude pronostique à leurs patients, ils sont à même d‟évoquer la divination (devin, boule de cristal), pour mieux en distinguer le rôle qu‟ils estiment être le leur.

« C’est même [les parents] qui te le disent : ‘’J’ai vu que ça pouvait évoluer comme ça, qu’est-ce que vous en pensez ?’’… Heu… Moi, je ne suis pas Monsieur Météo encore une fois…

- Comment est-ce tu leur dis, du coup ?

- Je leur dis que je ne suis pas devin ! Je leur dis que je ne suis pas devin ! » (8)

« Je dis toujours mon point de vue tout en disant que je n’ai pas une boule de cristal.» (11)

« Donner son point de vue » : influencer sans s’engager

Si la « prédiction » désigne ainsi selon les psychiatres l‟énonciation imprudente d‟une attente pour l‟avenir engageant leur responsabilité, ils sont néanmoins à même de décrire d‟autres modes de communication pronostique permettant de limiter l‟engagement de leur responsabilité en cas d‟erreur. Se distinguent ainsi de la prédiction deux modalités d‟expression d‟attentes pronostiques: la communication évasive, et la communication d‟une attente précise jointe à un aveu d‟incertitude, qualifiée de « donner son point de vue ». La communication évasive permet d‟exprimer une attente dont le contenu demeure vague et indéterminé, allant jusqu‟à se limiter à une préoccupation, une inquiétude pour l‟avenir du patient. Ainsi une psychiatre distingue la prédiction de l‟expression d‟une appréhension floue, dont le contenu imprécis ne saurait engager sa responsabilité en cas d‟erreur. Elle souligne de plus la pratique consistant à communiquer ses attentes uniquement aux collègues, et non aux principaux intéressés, à savoir les patients et leurs familles.

« - Est-ce que tu penses que les psychiatres doivent donner le pronostic au patient ? Faire des

prédictions ?

- (rire) Faire des prédictions !! (rire)

- Oui, je dis prédiction exprès (je ris). Au sens où c’est un pronostic, que tu ne fais pas juste pour

toi, mais qui est partagé avec le patient. Est-ce que tu penses que ça doit faire partie du travail des psychiatres ? Et est-ce que toi, tu le fais ?

90 - Partager… Aux parents ou à l’équipe ? Parce que, à l’équipe, oui, je partagerais. Par exemple, le fait d’être pessimiste, de, enfin, en équipe de pouvoir dire « mais comment ça va se finir cette histoire ? », mais dans quelque chose d’un peu flou aussi. Sans être extrêmement précis. Sans se dire, « il va finir à la rue forcément », enfin bon. Mais « prédiction aux parents » alors ça, moi je n’en fais pas (éclate de rire). Je ne me mouille pas sur les prédictions faites aux parents !» (12)

Au contraire « donner son point de vue » consiste à exprimer des attentes précises permettant d‟influencer les choix par anticipation des patients tout en évitant que ces décisions ne leur apparaissent imposées. Face à l‟incertitude pronostique, le psychiatre limite l‟engagement de sa responsabilité en cas d‟erreur. Ce mode de communication révèle une tension entre le devoir d‟alerter les patients sur leur avenir, et le degré de contrainte exercé par le psychiatre, qui engage de manière proportionnelle sa responsabilité. Exprimer une incertitude pronostique fonctionnelle lui permet alors de d‟ajuster le degré de contrainte exercée au degré de responsabilité qu‟il souhaite assumer.

« Je peux faire des mises en garde et donner mon point de vue, parce que je pense que si on ne

le fait pas on ne fait pas notre travail. *…+ Je me permets cela quand j’ai matière d’avant qui me fait imaginer que cela pourrait mettre en danger le jeune. *…+ Après c’est à nous d’assurer, et de recoller les morceaux *…+. Avec le temps j’ai pris la mesure que, de quelle place on peut dire à quelqu’un ‘’ne fais pas ci, ne fais pas ça’’ ? Par contre *…+ je dis toujours mon point de vue tout en disant que je n’ai pas une boule de cristal.» (11)

« Il y a des médecins très interventionnistes qui vont dire ‘’Non ! Ça ce n’est pas possible !’’. *…+ Moi je … je ne me sens pas de faire ça, souvent. C’est-à-dire que je ne suis pas … on peut être sollicité en tant que conseil et tout ça… Mais je ne suis pas dans la toute-puissance de l’anticipation. On peut donner notre point de vue. *…+ Il y a de la prévention, mais de là à avoir des positions très tranchées en disant ‘’Là ça ne va pas être possible !’’, en tout cas moi, personnellement, cela m’est difficile. *…+ Cela rejoint un peu la question de la contrainte.» (7)

Alerter sans alarmer : contrôler l’émotion d’autrui

Enfin, les psychiatres se disent attentifs à alerter sans alarmer. Lorsque les attentes pronostiques sont de nature à susciter le désarroi, ils soulignent une tension entre la nécessité de communiquer ces attentes et celle de gérer les réactions de détresse subséquentes.

« J’étais extrêmement préoccupé sur la façon dont j’allais pouvoir l’annoncer aux parents. *…+ J’étais hyper-stressé avant l’entretien en disant ‘’Mais comment je vais le dire ? Et comment je vais amener ça ? Et il ne faut pas que je sois trop alarmiste’’. » (8)

La communication pronostique peut ainsi s‟apparenter à une tâche ingrate. Lorsqu‟elle lui apparait indispensable, le psychiatre ne peut s‟y soustraire. Néanmoins, dès lors que l‟annonce d‟attentes pronostiques pessimiste peut être déléguée à d‟autres interlocuteurs du jeune patient, le psychiatre se sent délivré d‟une pénible responsabilité.

91 « Ce qui l’intéresse c’est de travailler avec des enfants, et elle, elle, enfin moi je pense qu’elle n’est pas capable de s’occuper de petits enfants. *…+ Ses parents lui ont déjà dit que ce n’était pas possible. Les éducateurs aussi. Donc c’est vrai que je ne me suis pas mouillée d’avantage. Je n’en ai pas remis une couche. Enfin, si ses parents avaient dit, oui, tout à fait, je me serais un peu plus positionnée.» (12)

Un psychiatre souligne la tension issue de la nécessité d‟alerter ses interlocuteurs sans les alarmer. Il divulgue ainsi de manière partielle ses attentes pronostiques afin d‟éviter de susciter des réactions de détresse chez ses patients ou leurs familles.

« Je pense que c’est parfois compliqué de tout dire. Qu’il faut trouver une façon de dire sans… alarmer. » (8)

2.5. Le soin précoce en psychiatrie : une culture

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