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Chapitre 1. Pourquoi aborder l'accès au marché à l'emploi via la file d'attente : de Becker à

1. Les parcours en théorie

1.2. Les parcours en réalité

Qu’il s’agisse de la théorie du capital humain et/ou des théories du signal et du filtre, l’hypothèse d’un équilibre sur le marché ou d’ajustement vers l’équilibre sur le marché conduit

24 à une adéquation entre offre (formation) et demande (emplois) qui trouve sa source notamment via les « anticipations rationnelles » des individus, fussent-elles en informations imparfaites. Or, la distance à cet équilibre théorique est telle qu’elle remet en question l’hégémonie pourtant réelle de ces théories. Les hypothèses du capital humain selon lesquelles les individus font tous face au même rendement salarial de l’éducation et qui nient l’influence de la demande sur ce rendement sont invalidées par les données empiriques.

Dans les faits, les différentes études internationales et européennes parfois anciennes qui ont été menées pour estimer le taux de rendement de l’éducation montrent que les variances de salaires peuvent croître, décroître ou n’avoir aucune relation avec l’éducation ou l’expérience suivant le pays et la période d’analyse (Hartog, Van Ophem et Badjechi, 2004), mais également pour un même pays entre deux périodes d’analyse (Harmon, Walker et Westergaard-Nielsen, 2001). Les rendements salariaux peuvent également varier selon le sexe (Trostel, Walker et Woolley, 2002). Hartog, Van Ophem et Badjechi (op. cit.) en arrivent à la conclusion que la décision d’investissement en capital humain dépend du taux de rendement de l’éducation anticipé dans une fonction de gains à la Mincer, mais comporte un fort degré d’incertitude lié à la poursuite d’études et à la variabilité des taux de rendement salariaux. Dans une étude récente, Bonnard et al. (2013) montrent par exemple que les étudiants ont plutôt tendance à surestimer leurs salaires futurs. Ainsi selon Gurgand (2005, p.10), « la théorie du capital humain, et de façon plus

générale l’économie de l’éducation, est suspecte de véhiculer une vision naïve et trop matérialiste de réalités complexes dans lesquelles les dimensions non économiques et le cadre institutionnel joue un rôle prépondérant ».

1.2.1. Expansion scolaire et dévalorisation des diplômes

La question de la valorisation des diplômes devient particulièrement prégnante en phase d’expansion scolaire d’une part et d’autre part, en périodes de fluctuations conjoncturelles importantes. L’expansion scolaire via la hausse du niveau d’éducation demeure un objectif majeur des politiques européennes d’éducation et d’emploi pour favoriser la compétitivité au niveau international, maintes fois réaffirmé en France4. Pour les tenants de la croissance

endogène, la hausse du niveau d’éducation a des effets bénéfiques à long terme sur la croissance

4 L’objectif de 50% d’une classe d’âge diplômée de l’enseignement supérieur (HCEE, 2006) a été réévalué à 60%

25 et l’éducation (Aghion et Cohen, 2004). Cependant, l’expansion scolaire produit également des effets négatifs, en particulier sur le déclassement à court terme (Lemistre, 2009) et sur les inégalités (Chauvel, 1998, 2006 ; Duru-Bellat, 2006). Le déclassement fait référence à une situation d’emploi où une personne est surqualifiée par rapport au poste qu’elle occupe. Selon la théorie du filtre, le déclassement est une situation sous-optimale pour la collectivité puisque le potentiel productif des salariés n’est pas pleinement exploité. D’une manière générale pour les théoriciens du capital humain, les situations de déclassement restent exceptionnelles et ces déséquilibres sont temporaires (Freeman, 1976). En effet, les individus vont ajuster leur investissement en capital humain en regard des évolutions des rendements salariaux. Les entreprises ajustent quant à elles leur organisation productive.

S’appuyant sur des études empiriques (Chauvel, 2006 ; Peugny, 2013), d’autres auteurs considèrent en revanche que le déclassement n’est pas seulement un phénomène de court terme et peut être durable et massif et évoquent une « inflation scolaire » (Duru-Bellat, op.cit.) ou une inflation des diplômes (Green et al. 2000). La logique sous-jacente est que les diplômes se dévalorisent en se multipliant, les niveaux d’éducation s’élevant à un rythme plus soutenu que les positions sociales. Ce déséquilibre entre offre et demande de travail conduit les individus à accepter des emplois en dessous de leur niveau de compétence, comme alternative à des situations de chômage, ce qui a comme conséquence de faire baisser la valeur marchande des diplômes (Duru-Bellat, op.cit.).

Le débat sur l’incidence de l’expansion scolaire est particulièrement vif au cours des années 2000 et oppose les partisans d’un certain malthusianisme scolaire (Duru-Bellat, Chauvel, op.cit.) à ses détracteurs (Maurin, 2007). Pour pouvoir trancher ce débat et acter d’une potentielle dévalorisation des diplômés, il convient de distinguer les effets de l’expansion scolaire à court et long terme à l’aune des théories présentées précédemment. En effet et selon Lemistre (2010), la dévalorisation des diplômes est la composante structurelle du déclassement, les diplômes se dévalorisant si les individus sont déclassés à long terme. Selon Éric Maurin, les effets positifs à long terme de l’expansion scolaire l‘emportent sur les effets de court terme. « L’accroissement

vertigineux du nombre de diplômes en circulation sur le marché du travail ne s’est pas accompagné de leur dévalorisation, mais plutôt d’un renforcement des avantages statutaires auxquels ils donnent accès » (Maurin 2007, pp.54-55) L’auteur justifie son argumentation par la

probabilité plus importante d’occuper un emploi de cadre ou profession intermédiaire pour des jeunes nés dans les années 1990 plutôt que dans les années 1960. En outre, l’expansion scolaire aurait réduit les inégalités d’accès aux emplois qualifiés via la hausse du taux d’emploi des

26 individus issus de milieux modestes. Enfin, Maurin (op.cit.) avance un argument implacable, la protection offerte par le diplôme contre le risque de chômage a tendance à se renforcer lorsque le taux de chômage augmente. Si le deuxième argument présenté ici a été vérifié maintes fois dans les travaux du Céreq (pour la période récente, se référer à Calmand et al. 2015), les autres justifications avancées par Maurin pour réfuter la théorie du signal apparaissent nettement plus contestables. Dans l’optique du capital humain, la dévalorisation des diplômes peut être effective, mais seulement si la baisse de la sélectivité induite par l’expansion scolaire a pour corollaire une diminution de la plus-value en termes de productivité c’est-à-dire une baisse du rendement salarial associé à une année d’études supplémentaire. Tel ne fut pas le cas selon Maurin pour les lycéens passant le bac en 1968, nettement plus nombreux que leurs prédécesseurs et successeurs à obtenir leur diplôme, sans qu’ils n’aient eu à subir de pénalités salariales. Pour la théorie du signal, la dévalorisation résulte d’une modification dans la hiérarchie des diplômes puisque la valeur associée à un diplôme est définie relativement à celle des autres diplômes (Lemistre, 2003, 2010).

De fait, la dévalorisation semble avant tout salariale (Lemistre, op.cit.). En effet et dans le cas français, la hausse du niveau d’éducation s’est traduite par une baisse du rendement de la formation initiale (Baudelot et Glaude, 1989 ; Goux et Maurin, 1994 ; Lemistre, op.cit.). Baudelot et Glaude constatent une plus grande dispersion salariale à diplôme donné, pour un diplôme obtenu dans la voie générale en comparaison de la voie professionnelle, mais également, une corrélation entre le développement de carrière et le niveau de diplôme de sortie de formation initiale.

Pour ce qui est du lien formation-emploi, les études internationales ne sont pas parvenues à trancher le débat sur l’incidence du déclassement. Si un certain consensus se dégage sur un fort déclassement à court terme chez les jeunes (Battu et al. 1999 ; Dolton et Vignoles, 2000), les effets dans le temps sont nettement plus discutés. Certaines études montrent une certaine persistance du déclassement à long terme, son ampleur au cours de la vie active tendant à décroître significativement (Rubb, 2003). Suivant les pays, nombre d’études arrivent en revanche à la conclusion d’un déclassement structurel, Battu et al. (op.cit.) pour le Royaume- Uni, Bauer (2002) pour l’Allemagne, etc. Il ressort des différentes études qu’un déclassement à long terme dépend largement du pays d’analyse, des niveaux d’études envisagés, mais surtout, de la méthodologie mise en œuvre qui sous-tend toujours un cadre théorique privilégié autour de la mesure retenue (Lemistre, 2007, 2010).

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1.2.2. Quelle mesure du déclassement adopter, pour mesurer quoi ?

En France, les travaux précurseurs d’Affichard inaugurent l’ « entreprise délicate » décrite par Nauze-Fichet et Tomasini (2002), par la construction d’une norme de correspondance entre diplôme et professions via l’utilisation d’une grille de qualifications. Toutefois, l’approche normative résiste mal au temps et ignore une potentielle dévalorisation des diplômes. Cette norme est alors actualisée au gré des travaux (Giret et Hatot, 2001 ; Giret, 2005 ; Lemistre, op.cit.) pour tenir compte a minima de cette dévalorisation.

L’approche statistique proposée par Forgeot et Gautié (1997) permet de contourner le problème d’actualisation de la mesure normative, via la construction d’une table de correspondance entre diplôme (8 niveaux distingués) et qualification d’emploi (7 catégories différentes). Les individus sont considérés ici comme déclassés si les combinaisons diplôme-emploi et emploi-diplôme ne sont pas celles normalement observées statistiquement. Dans l’exemple de Forgeot et Gautié, la part des diplômés de BTS et DUT occupant un emploi de technicien est légèrement supérieure à celle des employés qualifiés. Ces derniers seront donc considérés comme déclassés puisque les titulaires de ce diplôme sont très largement minoritaires parmi les employés qualifiés, alors qu’au contraire ce niveau de diplôme est modal parmi les techniciens. Cette norme a malgré tout également ses inconvénients. En plus de poser des problèmes d’interprétation et de comparabilité dans le temps du fait de la variabilité de la mesure (Nauze-Fichet et Tomasini, op.cit.), la norme statistique fait fi de tout a priori sur la relation niveau de diplôme et niveau d’emploi, ignorant l’approche normative ou institutionnelle du déclassement (Lemistre, op.cit.). Ce parti pris n’est pas sans conséquence, la norme statistique pouvant conduire à une sous- estimation du déclassement (Groot et Maassen Van den Brink, 2000 ; Lemistre, op.cit.), mais également potentiellement à une surestimation dans le cas d’une étude longitudinale qui serait basée sur une table de correspondance ancienne (Nauze-Fichet et Tomasini, op.cit.). Enfin, la norme statistique ignore également le rôle de la spécialité de formation sur l’accès à un emploi « adéquat » puisque différentes spécialités à diplôme donné ne mènent pas nécessairement aux mêmes qualifications et aux mêmes emplois, ou plus largement aux mêmes secteurs d’activités (Lemistre, op.cit.).

Une autre mesure possible est le déclassement subjectif. Cette approche a été popularisée par les travaux de Sicherman (1991). La mesure subjective a pour avantage de refléter la perception du jeune sur son propre emploi et ainsi de pouvoir prendre en compte un contexte d’emploi

28 spécifique (Lemistre, op.cit.) ou un segment spécifique de marché (Dolton et Vignoles, op.cit.). Cet avantage est également un inconvénient puisque deux personnes occupant le même emploi et titulaires d’un même diplôme n’auront pas nécessairement le même sentiment de déclassement à l’égard de leur emploi.

En regard des limites des différentes mesures du déclassement, plusieurs tentatives ont été menées afin de proposer une mesure combinant les différentes approches. L’analyse du lien entre dévalorisation et déclassement est en effet rendue possible par la comparaison des mesures subjectives et institutionnelles dans le temps (Giret et Lemistre, 2004). La principale conclusion de cette étude est la hausse du déclassement institutionnel et la baisse du déclassement subjectif, ce qui tendrait à montrer selon les auteurs que les jeunes ont anticipé et intériorisé le fait que leur diplôme ne pourrait peut-être leur offrir le niveau de qualification dans l’emploi escompté par la norme de correspondance traditionnelle. Dans des travaux ultérieurs, Lemistre (2010) propose de confronter les approches subjectives, statistiques et institutionnelles. Pour ce faire, il mobilise une table de correspondance plus détaillée, tenant compte du niveau, du diplôme et de la spécialité de formation. La nouvelle matrice ainsi créée comprend désormais 18 catégories de diplôme et 29 catégories d’emplois. À l’aune du croisement des différentes mesures, le taux de déclassement observé apparaît nettement revu à la baisse. Surtout, la spécialité ou la filière de formation discrimine les situations de déclassement pour des emplois supposés de même niveau de qualification. En outre, le déclassement dépend également des caractéristiques de l’entreprise où les emplois sont occupés (Giret et Hatot, 2001).

En résumé, la question autour du déclassement qui s’est posée ici était d’essayer de savoir si ce phénomène ne résultait pas d’une évolution de la norme diplôme-emploi, consécutivement à l’expansion scolaire. L’approche proposée par Lemistre (2007, 2010) permet de montrer que les théories de l’offre souffrent de certaines limites pour pouvoir expliquer les nouvelles formes de déclassement mises en évidence. En effet, celles-ci « ne permettent pas d’envisager de sous-

utilisation significative ou durable des compétences individuelles sur le marché du travail »

(Nauze-Fichet et Tomasini, op.cit.). Pour pouvoir envisager de telles situations et prendre en compte le rôle différencié de la spécialité du diplôme, de la filière, des caractéristiques de l’emploi et du chômage, il convient d’explorer les théories qui intègrent la demande de travail et ses déterminants.

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