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Le Parcours des paysages proustiens dans les écrits de jeunesse de Marcel Proust

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CHAPITRE Ier

Les Paysages proustiens dans les premiers écrits de Marcel Proust

Nous envisageons d’éclairer dans ce chapitre l’évolution de la description de paysage chez Proust à chaque stade de ses années de formation. Notre corpus comprendra ses écrits jusqu’en 1894. Ce sont les textes qui constituent principalement Les Plaisirs et les jours, recueil de nouvelles et de poèmes1. Les écrits critiques et la correspondance fourniront également des matières à l’analyse.

Nous tenterons également de montrer quelles sont les sources littéraires du paysage chez le jeune Proust. Il va de soi qu’il est alors sous l’influence de mouvements contemporains : la Décadence et le Symbolisme. C’est en effet en 1886 que Jean Moréas fait paraître dans Le

Figaro un manifeste du Symbolisme2. Il se trouve pourtant que Proust critique ces modes littéraires, notamment dans la correspondance avec ses camarades. Le Banquet et La Revue

blanche, revues auxquelles Proust a contribué, prennent leurs distances vis-à-vis de ces

modes littéraires et revendique un éclectisme littéraire et politique. Mais Proust était-il complètement fidèle à cet « éclectisme » qui se voue à l’avant-garde littéraire ?

Pour étudier l’évolution de la sensibilité et des opinions de Proust à propos du paysage, nous adoptons la méthode chronologique. Les devoirs et les notes du lycée seront d’abord mis à contribution (§ 1). Après quoi nous examinerons chaque description de paysage de-puis les débuts littéraires en précisant la date d’écriture. Puis, nous observerons l’évolution de la fonction poétique du paysage de 1891 (Proust est alors âgé de 20 ans) à 1894. Nous tiendrons compte des revues auxquelles chaque année il participe : 1891 : Le Mensuel (§ 2) ;

1 Gide y observe la « persuasion du paysage ». André Gide, « En relisant Les Plaisirs et les jours », Nou-velle Revue française, nouNou-velle série, 10e année, no 112, 1er janvier 1923, p. 124. Voir aussi la parole de L. Smith en 1923 : « [...] la plupart des thèmes, et souvent les situations mêmes de l’œuvre future sont non seulement esquissés, mais très heureusement exposés : [...] beauté des paysages, des arbres, des haies fleuries, de la mer, [...] ». Lorgan Pearsal Smith, « Le ‘‘ Petit Proust ’’ [1923] » [traduit de l’anglais par M. C. K. Scott Moncrieff], Hommage à Marcel Proust, Gallimard, « Les Cahiers de Marcel Proust », no 1, 1927, p. 264.

2 Jean Moréas, « Un manifeste littéraire. Le Symbolisme », Le Figaro, supplément littéraire, 18 septembre 1896, p. 2.

24 1892 : Le Banquet (§ 3) ; 1893 : La Revue blanche (§ 4).

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§ 1. Les Tentatives de description du paysage dans les écrits de jeunesse

Proust entre au Lycée Condorcet en octobre 1882 à l’âge de onze ans et achève ses études secondaires en 1889. Les manuscrits appelés Papiers scolaires1 comprennent les textes écrits durant ces études au lycée. Transcrits et recueillis par André Ferré dans son ouvrage

Les Années de collège de Marcel Proust, ces écrits sont intitulés « Devoir de français », « Exercice

de français », « Exercice français », etc. Ils sont destinés à l’évaluation scolaire. Dans un texte composé en 1882-1883, lorsqu’il était en cinquième, il commence par décrire un site qu’encadre un paysage rural :

L’air est embaumé des senteurs qu’exhale un frais lilas. Le soleil se lève gaiement. Il dore la campagne de ses rayons : enfin c’est un radieux matin de mai qui nous oc-cupe. Là-bas dissimulée sous l’aubépine est une vieille chaumière enfumée que De-nis Revolle a acheté [sic] lors de son mariage2.

Voilà une mise en scène de la narration de l’écolier. Il est à noter que le décor de lilas et d’aubépine apparaît dès l’incipit de la première écriture.

Dans la « Composition en français » intitulée par l’éditeur « Gladiateur mourant », nous découvrons l’image du pays lointain, pays natal du héros mourant. Le regard du narrateur se focalise sur la vision intérieure du héros et représente le phénomène de l’hallucination panoramique. Quand le gladiateur est au seuil de la mort,

Il […] porte [ses dernières pensées] là-bas, bien loin sur les rives fleuries du Da-nube, vers une cabane sauvage qu’il entrevoit dans son esprit comme une douce et cruelle image de sa vie passée. Le lierre en couronne le toit. [...]3.

C’est la première description du paysage imaginaire chez Proust. L’mage du pays natal au lointain compose le décor psychologique du mourant.

« L’Éclipse », signé « Mars 1886 », est un récit ayant pour thème la quatrième navigation de Christophe Colomb au Nouveau Monde (1502-1504). La scène se déroule en Jamaïque. Sa flotte étant échouée depuis quelques jours, il se trouve face à des Caraïbes qui se rebel-lent contre lui. Proust décrit ici un paysage exotique, sous l’influence, comme le remarque

1 N. a. fr. 16611 (Manuscrits appelés « Proust 39 »).

2 André Ferré, Les Années de collège de Marcel Proust, Gallimard, 1959, p. 100 (EA, 321-322). 3 Ibid., p. 115 (EA, 327). Ce texte est signé « 1er octobre 1894 ».

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Marie Miguet-Ollagnier, du Chateaubriand du Génie du Christianisme et du Flaubert de

Sa-lammbô1 :

La lune brillante et claire au milieu d’un ciel pur et constellé d’étoiles épandait sur les plaines fertiles de l’île de larges bandes de lumière pâle et mystérieuse. C’était une de ces belles nuits pures et sans nuages qui n’étendent que sur les contrées équatoriales leur calme et leur majesté. Et tous ces corps nus et cuivrés, armés de lames brillantes, ce vieillard à la longue barbe blanche qui regardait le ciel, cette végétation luxuriante et extraordinaire de la Jamaïque, enfin au fond la mer unie, silencieuse, azurée, ce ta-bleau poignant et poétique prenait sous cette diffusion de lumière céleste des teintes étranges et féeriques2.

Après avoir ainsi présenté statiquement ce paysage serein de la nuit tropicale, le narrateur parle du phénomène astrologique de l’éclipse lunaire : « Bientôt un petit nuage noir glisse comme une tache dans l’azur brillant et immaculé du ciel ; il approche de la lune et entame bientôt le disque argenté. Puis peu à peu le globe brillant disparaît tout entier sous [un] voile noir et épais »3. La description est mêlée aux événements et temporalisée par le phé-nomène naturel.

Le paysage appraît encore plus élaboré dans une composition intitulée « Nuage », rédigée vers 1886-1887. Elle entend montrer que « Toujours l’homme a dû y deviner les êtres ima-ginaires ou réels qui occupaient son esprit »4. On reconnaît ici l’esthétique symboliste qui consiste à projeter sur le paysage sa propre âme. Proust décrit les nuages au moment cré-pusculaire : « Le soir, quand le soleil vient de disparaître à l’horizon, que ces reflets pour-prés en formes bizarres sont amoncelés au couchant »5. À cette heure, l’imagination du narrateur est à son comble :

[…] l’homme religieusement ému par le calme majestueux et solennel de cette heure poétique, aime à contempler le ciel ; il peut y découvrir alors dans les nuées des géants et des tours et toutes les fantaisies de son imagination exaltée. Ces belles couleurs de pourpre et d’or donneront à son rêve un éclat magnifique et grandiose

1 Marie Miguet-Ollagnier, « Christophe Colomb, héros mythique d’un apprenti écrivain », Études françaises, t. 28, no 2-3, automne 1992-hiver 1993, p. 184. Sur les cours de Georges Colomb, voir aussi : André Ferré, « Georges Colomb, dit Christophe et Marcel Proust », L’Éducation nationale, 13e année, no 3, 17 janvier 1957, p. 19.

2 André Ferré, Les Années de collège de Marcel Proust, p. 127 (EA, 327). 3 Ibid., p. 127-128 (EA, 327).

4 Ibid., p. 138 (EA, 327). 5 Ibid., p. 139 (EA, 327-328).

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plutôt que charmant et gracieux : et pourtant dans les vapeurs légères et roses qui voltigent çà et là dans le ciel, on peut saisir les contours poétiques d’un chœur dan-sant de jeunes filles [Nous soulignons.]1.

L’ « imagination exaltée » est avivée par « un éclat magnifique et grandiose » des nuages. Contemplant le paysage, le narrateur s’absorbe dans son for intérieur, dans « le pays des rêves éclatants »2 , et recherche ainsi la lumière vive tant en lui-même que dans le ciel. Puis, il théorise la relation de l’homme à la nature. Les « méditations philosophiques »3 se dérou-lent comme suit :

[…] l’homme a dans son cœur comme un fil secret et étroit qui le relie si bien à toutes les parties de la nature que quand il en voit quelqu’une il se sent en proie à une émotion qui varie à l’infini mais qui existe presque toujours. Il aime à confier ses peines de cœur au ruisseau qui murmure, à l’arbre près duquel il a coutume de s’asseoir. Que de fois, délicieusement ému, j’ai raconté mes peines aux feuilles et aux oiseaux, croyant ouvrir mon cœur à des êtres vivants qui me comprenaient, mais en même temps à des êtres supérieurs et divins qui me fournissaient de poé-tiques consolations [Nous soulignons.]4.

Proust souligne le contraste entre l’imagination des « pays des rêves » et les « méditations philosophiques ». À travers les méditations, il découvre un nouvel aspect dans le paysage qu’offrent les nuages du soir. On peut rechercher la consolation, affirme le narrateur, au-près des nuages comme auau-près des « feuilles » et des « oiseaux ». Les nuages sont des « êtres supérieurs et divins qui [lui] fournissaient de poétiques consolations ». Le narrateur consi-dère les nuages comme autant de confidents : « O beaux nuages, combien vous avez enten-du d’aveux que vous n’avez pas répétés, […] »5. Plusieurs lignes plus loin : « Ô beaux nuages, merci de toutes les consolations que vous avez données aux malheureux »6. La reprise de l’apostrophe aux nuages les personnifie comme les témoins des tristesses et des désespoirs des hommes. Un miroir dans lequel se projette l’état d’âme du sujet, telle est la fonction

1 Ibid., p. 139 (EA, 328). André Ferré y remarque le ressouvenir de la lecture de « L’Enfant » dans Les Orientales de Victor Hugo (v. 4-6) : « Chio, qui dans les flots reflétait ses grands bois, / Ses co-teaux, ses palais, et le soir quelquefois / Un chœur dansant de jeunes filles ». Voir aussi Juliette Has-sine, Essai sur Proust et Baudelaire, Nizet, 1979, p. 20-22.

2 Ibid., p. 140 (EA, 328). 3 Id. (EA, 328).

4 Id. (EA, 328-329). 5 Id. (EA, 329). 6 Id. (EA, 329).

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principale du paysage dans les années de collège de Marcel Proust.

Paysage des années scolaires de rhétorique et philosophie.

Durant l’année scolaire 1887-1888, Proust est en Rhétorique au Lycée Condorcet, et se trouvait parmi des camarades qui publient une petite revue écolière : Le Lundi. Revue littéraire

et artistique. Dans les Écrits de jeunesse 1887-1985, Anne Borrel et Pierre-Edmond Robert

présentent deux textes de Proust destinés à cette revue. Un de ces textes, sans signature, s’intitule « Causerie littéraire ». Proust y rend compte de l’article de Ferdinand Brunetière « Théophile Gautier », paru dans La Revue des deux mondes le 1er décembre 18871. Nous y lisons :

En pleine décadence nous vivons, la France se fait byzantine Ŕ vous vous en alar-mez ? Point Ŕ rien de plus charmant que la décadence : c’est l’idéal, le farniente d’idées, on crayonne appuyé sur un coude, du bout de son pinceau, on cherche des tournures […]2.

Proust semble alors avoir un faible pour la Décadence que favorise son professeur de rhé-torique au Lycée Condorcet, Maxime Gaucher3. Un épisode le confirme, raconté dans une de ses lettres à son ami Robert Dreyfus : Proust, qui se reconnaît « décadent », pastiche l’écriture décadente dans ses devoirs. En deux mois, toute la classe de rhétorique imite son style décadentiste, d’où la colère du professeur Victor Cucheval, qui succède à Maxime Gaucher après la mort subite de ce dernier4.

Daniel Halévy fonde, dès la rentrée scolaire 1888-1889, deux revues littéraires successives. De La Revue Verte, qui a une vie très courte, nous ignorons le contenu. Mais La Revue Lilas, qui la remplace, dure quelques mois. Présentons un morceau destiné à cette revue et intitulé « 11 heures du soir. Octobre »5, où Proust déploie sa technique de description du paysage

1 Ferdinand Brunetière, « Théophile Gautier », La Revue des deux mondes, 1er décembre 1897, p. 693-704.

2 EJ, 106.

3 Pour ce qui concerne l’influence de ce professeur de rhétorique au Lycée Condorcet, voir Pyra Wise, « Une source négligée de la boutade de Gautier sur Racine », Bulletin d’informations proustiennes, no 32, 2001, p. 9-21.

4 Corr., t. I, p. 105-108. Lettre à Robert Dreyfus datée du [28 ? août 1888]. 5 EA, 333.

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bolique, dès l’age de dix-sept ans. Il s’agit de « minces filets de lune entrés par l’imperceptible écartement des tentures rouges » [Nous soulignons.]1. « J’entrouvre, dit-il, la fenêtre pour revoir une dernière fois la douce face fauve, bien ronde, de la lune amie » [Nous soulignons.]2. Puis Proust décrit l’image visuelle et sonore aperçue de la fenêtre, qui sert de cadre au paysage :

J’entends comme l’haleine très fraîche, froide, de toutes les choses qui dorment Ŕ l’arbre d’où suinte de la lumière bleue Ŕ de la belle lumière bleue transfigurant au loin par une échappée de rues, comme un paysage polaire électriquement illuminé, les pavés bleus et pâles. Par-dessus s’étendent les infinis champs bleus où fleuris-sent de frêles étoiles... [Nous soulignons.]3.

Chaque élément noté (« lune », « arbre », « lumière bleue ») vient contribuer dans l’espace au tableau nocturne. La vue nocturne du jardin se transfigure en « paysage polaire », en paysage séparé du monde ordinaire et aussi figé que le désert4.

Suivent des observations : « Les choses usuelles, comme la nature, je les ai sacrées, ne pouvant les vaincre. Je les ai vêtues de mon âme et d’images intimes ou splendides »5. Selon J. Hassine, le paysage devient « un pur miroir ». Il va sans dire que le paysage n’existe que dans l’esprit du lycéen qui ose dire : « Je vis dans un sanctuaire, au milieu d’un spectacle. Je suis le centre des choses et chacune me procure des sensations et des sentiments magni-fiques ou mélancoliques, dont je jouis. J’ai devant les yeux des visions splendides »6. Cette déclaration est révélatrice du solipsisme de Proust sous le régime du Symbolisme qui met le moi au centre du monde. Elle coïncide avec l’idée vulgarisée par l’enseignement philoso-phique, influencée par le néo-kantisme, au lycée et à l’université à cette époque.

1 EA, 334.

2 Robert Dreyfus, Souvenirs sur Marcel Proust, accompagnés des lettres inédites de Marcel Proust, Grasset, « Cahiers verts », 1926, op. cit., p. 58 (EA, 334).

3 Robert Dreyfus, op. cit., p. 58 (EA, 334).

4 La lune représente « la sensibilité décadente ». Elle est d’ailleurs « un symbole d’un monde pétri-fié » dans la littérature fin de siècle. Proust aurait été sous l’influence de Jules Verne en parlant du « paysage polaire ». Voir Jean Pierrot, L’Imaginaire décadent (1880-1900), Publications des Universités de Rouen et du Havre, 1977, p. 63 et 274-275.

5 Robert Dreyfus, op. cit., p. 58 (EA, 334). 6 Robert Dreyfus, op. cit., p. 58-59 (EA, 334).

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L’Enseignement d’Alphonse Darlu.

L’enseignement d’Alphonse Darlu (1849-1921), le professeur de philosophie au Lycée Condorcet, semble avoir sinon déterminé, au moins orienté la pensée philosophique de Proust. Et pour ce qui est de la notion de paysage, nous ne pouvons négliger l’influence de ce « grand philosophe dont la parole inspirée, plus sûre de durer qu’un écrit, a, en moi comme en tant d’autres, engendré la pensée »1. André Ferré récapitule cette pensée suscitée dans un élève en disant : « ce que nous appelons le monde est d’abord dans l’esprit, ne peut être appréhendé qu’avec l’esprit et en fonction de lui »2. André Ferré transcrit un texte de Marcel Proust pour le cours d’Alphonse Darlu, sous le titre : « La Spiritualité de l’âme ». Il s’agit d’une dissertation en trois parties sur la prédominance de l’âme par rapport à la ma-tière et au corps. Apparaît de prime abord une hypothèse qui sera débattue plus loin : « Un cerveau n’est pour nous qu’un système de sensations du toucher et de la vue organisé par notre esprit et localisé par lui dans les formes de l’espace et du temps ». La doctrine soute-nue recoupe le spiritualisme :

[…] les sensations sont des faits de conscience. Les lois qui les unissent sont les lois de l’esprit et quant à la forme de l’espace et du temps, c’est par elle-même un cadre vide, qui ne saurait répondre en rien à l’idée de substance, cadre qui déter-mine les données de la connaissance quand l’esprit vient le remplir, mais qui de soi ne peut rien produire, n’existant pas antérieurement et n’étant qu’un principe d’ordre et de relation [Nous soulignons.]3.

L’espace et le temps équivalent ici au paysage comme le montre la comparaison de leur « forme » à un « cadre », image prise à la peinture. Proust établit ainsi comment l’esprit peut percevoir les matières et constituer la réalité. Ainsi, la première partie de la dissertation té-moigne d’une bonne affirmation de la philosophie kantienne comme le remarque Roland Sauvignet4.

1 PJ, 8. Marcel Proust, « À mon ami Willie Heath » (avant-propos pour Les Plaisirs et les jours). 2 André Ferré, op. cit., p. 222.

3 Ibid., p. 225.

4 Roland Sauvignet, « Proust, lecteur de Kant ou le problème de la connaissance dans À la recherche du temps perdu », Bulletin d’informations proustiennes, no 28, 1997, p. 127-136. Pour ce qui concerne la doctrine de Kant enseignée dans le cours d’Alphonse Darlu, voir : A. André-Brunet, « À propos d’un cahier de philosophie de Xavier Léon », Bulletin de la société des amis de Marcel Proust et des amis de

Combray, no 31, 1981, p. 415-419. Pour ce qui est de la formation philosophique de Marcel Proust au

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La deuxième partie développe comment le mécanisme de l’intuition saisit le monde. Cela peut s’appliquer ainsi à l’idée du paysage. On peut observer en effet que cette intuition est équivaut au regard porté sur la nature : « Ce que nous saisissons, c’est précisément ce qui se trouve sous la prise de notre connaissance, c’est-à-dire ce qui est dans le temps, ce qui est passager et particulier »1. Si « l’âme » est l’esprit qui regarde, le paysage résulte des « phé-nomènes unis par la pensée ». Puis est mise en lumière une théorie de la mémoire : « pour que la mémoire, pour que la conscience même attribuent à moi ce phénomène, il faut que la pensée connaisse l’unité et l’identité du moi »2. Le paysage peut être également soutenu par « l’unité et l’identité du moi » et par là transposé dans le domaine de la mémoire.

La troisième partie expose cette théorie de l’unité de moi. Nous y lisons : « […] cette substance est simplement la pensée, l’esprit. Nous l’appelons bien le moi. Mais c’est dans notre individualité physique, le sujet de nos jugements universels ; c’est la pensée rationnelle et universelle »3. La conclusion, à propos de « l’existence d’une substance de l’esprit », re-vient à l’individualisme. D’abord cette doctrine en doute : « [Nos actes] sont une partie infime d’un acte immense dont toutes les autres parties déterminent celle-là. Chaque vie humaine est une vague dans la mer »4. Mais il renverse dynamiquement cette idée comme suit :

Que nous participions dans une certaine mesure à la raison universelle, cela est bien certain ; et c’est sur cette unité même que sont fondées et la possibilité de la science et aussi l’obligation de la charité. Mais cet universel, c’est individuellement que nous avons à le réaliser5.

Cette dialectique de l’individuel et de l’universel était bien la préoccupation du professeur Darlu. Il défendra l’individualisme dans La Revue de métaphysique et de morale, contre l’universalisme de Ferdinand Brunetière, quand ce dernier s’exposera dans « Après le

Megay, « An unknown source of Proust’s Psychology », Modern Language Quarterly, vol. 39, no 1, mars 1978, p. 38-49 ; « Élie Rabier : source importante de la psychologie proustienne », Bulletin de la société des amis de Marcel Proust et des amis de Combray, no 30, 1980, p. 232-236 ; no 31, 1981, p. 407-414 1 André Ferré, op. cit., p. 226.

2 Ibid., p. 227. 3 Id.

4 Ibid., p. 227-228. 5 Ibid., p. 228.

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cès », article qui paraîtra dans La Revue des deux mondes le 15 mars 18981. Brunetière, en criti-quant l’Intelligence, dénonce « l’Individualisme » qui est « la grande maladie du temps pré-sent ». Darlu rétorque que l’individualisme n’est pas égoïsme mais velléité pour la « justice ». Selon André Ferré, les idées développées dans cette dissertation se font l’écho de ce que professe Alphonse Darlu dans ses cours au Lycée Condorcet. Ce professeur, opposé au matérialisme positiviste tainien, ne supporte pas davantage le mysticisme en vogue à ce moment dans l’école symboliste2. Henri Bonnet souligne que Darlu valorise la morale laïque. Dans Alphonse Darlu (1849-1921) : le maître de philosophie de Marcel Proust, le critique

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