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Chapitre 3 : Les développeurs et le jeu vidéo

3.2 Parcours

À l’époque, rien ne laissait croire que l’on pouvait faire sa vie dans l’industrie du jeu vidéo : il n’y avait pas de formation spécialisée et peu de médiatisation quant à l’employabilité (sauf peut-être au niveau du logiciel avec l’émergence de nouveaux millionnaires de la Silicon Valley). Ce faisant, la plupart des personnes interviewées racontent leur arrivée dans le milieu comme un coup de dés, comme une possibilité qu’ils n’avaient pas directement envisagée. Comme l’affirme Luke :

It never occurred to me that these were things you did as an adult and it still [sic]; the interesting part is it still didn’t occur to me to go make games. That was like fantasy.

On retrouve deux scénarios communs dans les récits de vie des employés : le pre- mier est l’arrivée liée à une spécialisation technique connexe et le second, que l’on retrouve surtout dans les métiers de design, l’apprentissage sur «le tas» et la montée dans les échelons. Dans le premier cas, on retrouve beaucoup de programmeurs, d’artistes38, managers et autres métiers techniques qui avaient exercé des profes- sions dans leur domaine et qui ont joint l’industrie par hasard ou par intérêt direct par la suite. Ces derniers ont été recrutés pour leurs compétences et se sont adaptés au champ vidéoludique par la suite. Prenons comme exemple le parcours de Jordan, qui était déjà employé dans le monde de l’imagerie 3D lorsque le secteur du jeu vidéo a commencé à se développer à Montréal; ce dernier a été engagé pour ses qualités de programmeur, mais aussi parce qu’il travaillait dans un secteur connexe.

38 Ceux et celles que l’on nomme artistes, bien que la plupart des disciplines au sein de l’entreprise comportent un aspect artistique, sont ceux qui créent l’aspect visuel des per- sonnages et environnements qui composent le jeu. La nuance est importante puisqu’il est aussi possible de séparer les programmeurs des artistes en général (tous y passent : desi- gners, dessinateurs, level designers, etc.).

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Notons qu’aujourd’hui, ce scénario s’applique de moins en moins alors que le jeu vidéo est devenu un lieu de travail convoité notamment chez les programmeurs qui s’y disputent les stages d’études. Il faut donc étudier dans un programme dédié au jeu vidéo pour pouvoir y travailler, ou du moins, devenir développeur (que je sépare ici avec les métiers liés à la production). Dans le second scénario, on retrouve sou- vent des gens qui ont gravi les échelons de par la motivation et les compétences qu’ils ont prouvées dans différents projets. Beaucoup sont entrés comme testeurs de jeux et n’avaient pour armes que leur passion et ont su faire profiter leurs em- ployeurs de leurs idées, mais surtout de leur créativité. Le test, ou ce qu’on appelle dans l’industrie le QA (pour quality assurance) est le département qui requiert le moins de qualification et c’est pourquoi il fut la porte d’entrée pour de nombreux employés. Le cas de Sam illustre bien ce passage alors qu’il a débuté comme testeur de jeux et s’est fait reconnaître pour sa créativité alors qu’il créait des maps (pour cartes, donc espace où se déroule le jeu; le terme anglais est utilisé dans le métier) et en faisait profiter ses collègues. C’est par la suite qu’on a reconnu ses compé- tences en lui proposant une promotion vers un poste de création.

Cela fluctue évidemment avec l’âge et l’expérience des répondants, mais puisque la plupart de mes informateurs sont des gens avec plusieurs années d’expérience dans le milieu, il s’en suit que très peu d’entre eux visaient initialement leurs postes res- pectifs.

Ça fait vraiment partie de notre société alors qu’à l’époque non, c’était caché en fait encore et on ne voyait pas faire sa vie là-dedans. Alors que maintenant c’est devenu un vrai métier, le jeu vidéo est une grosse part dans la société de consommation de loisir et divertissement et ça a une visibilité que ça n’a jamais eu auparavant. Alors du coup les gens se disent c’est possible, c’est accessible, je peux gagner ma vie, c’est sûr que là y’a beaucoup plus de personnes qui veulent entrer dans cette industrie main- tenant. -Sam

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Une véritable valorisation de l’industrie s’est en effet enclenchée au Québec suite à l’arrivée d’Ubisoft, laquelle nous discuterons dans le chapitre suivant. Plus encore, la possibilité de joindre l’utile à l’agréable était possible alors que des jeunes ayant développé un grand intérêt pour le médium se faisaient désormais miroiter la possi- bilité d’y gagner sa vie. Il faut noter que ces parcours types décrits ci-haut tendent donc à changer à mesure que le domaine devient contingenté puisque de plus en plus de jeunes veulent travailler dans l’industrie. Toujours selon Sam :

Et vu que y’a beaucoup de personnes qui veulent rentrer dans l’industrie ben il faut canaliser tout ça et comment tu canalises, ben c’est en faisant la sélection, et comment tu fais la sélection, c’est en formant les gens et en établissant des compétences en disant : tu as assez de compétence pour pouvoir renter. Et puisque ça brasse beaucoup d'argent et que les budgets sont de plus en plus serrés aussi ben tu ne fais pas rentrer n’importe qui non plus.

En ce sens, les gens nouvellement employés sont de plus en plus formés et spéciali- sés pour le jeu vidéo, comme en atteste l’étude de Technocompétences sur l’Emploi dans l’industrie du jeu électronique au Québec (op. cit., 2012). En 2012, le seul poste embauchant une main-d’œuvre ayant un diplôme secondaire était le contrôle de la qualité; pour les autres, on retrouve une prédominance des formations spécia- lisées et collégiales dans les métiers de conception et artistiques, et universitaires au niveau de la production, mais aussi de la programmation. Si une partie des employés avaient une formation technique lors de leur arrivée, cela n’exclut pas le fait que les autres avaient la plupart du temps poursuivi des études supérieures. Plusieurs d’entre eux ont débuté des études universitaires pour se rendre compte qu’ils se voyaient ailleurs et ne vouaient aucune passion à ce qu’ils faisaient. À cet effet, le jeu vidéo est souvent apparu comme un plan B, notamment en se faisant engager pour faire de l’assurance qualité. C’est le cas par exemple d’Adam qui travaillait à temps par- tiel comme testeur de jeux jusqu’à ce que :

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[…] un jour ils m’ont proposé de travailler à plein temps pour être lead QA donc je me suis dit je vais prendre un break pour ma maîtrise, je ne savais plus trop si je voulais continuer l’université; je me suis dit je vais prendre une année sabbatique et puis je vais amasser de l’argent et puis tu vois, ça fait maintenant 16, bientôt 17 ans que je fais ça.

Ce scénario est apparu à quelques reprises autant lorsqu’on comparait ses précé- dentes expériences de travail au poste présentement occupé que lorsqu’on parlait d’un changement de cap radical comme c’est le cas ci-haut. Cette nouvelle perspec- tive d’emploi apparaissait comme une voie d’émancipation pour plusieurs de mes informateurs vis-à-vis un travail moins motivant.