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par Norbert Czarny

Dans le document Derniers jardins avant l’été (Page 37-41)

ÉCRIVAIN, FÊTARD ET BAROUDEUR

Mais l’expérience fondatrice, pour lui comme pour beaucoup d’autres, a eu lieu : c’est la guerre de 14. Comme Blaise Cendrars, Moïse Kisling ou Guillaume Apollinaire, nés ailleurs, il s’engage très tôt. À tout juste seize ans, il est d’abord infirmier à Nice. Puis il risque sa vie comme observateur à bord d’un avion. De cette expérience naitra en 1923 L’équipage, roman de la fraternité entre les aviateurs, dont on trouvera l’écho dans les trois films qui en sont tirés, comme dans La grande illusion, de Renoir, parce que le lien entre Boieldieu et Rauffenstein nait de cette chevalerie-là, la dernière qui existe, au milieu des carnages des tranchées. Et puis, hasard amusant, il se lie avec Roland Toutain, l’aviateur de La règle du jeu.

L’aviation, donc. Kessel écrit Vent de sable, quand Saint-Exupéry relate l’épopée de l’Aéro-postale. Tous deux sont amis de Mermoz, dont Kessel écrit la première biographie. L’avion fait partie de ces promesses de l’époque. Il symbo-lise l’aventure, modifie la perception que nous avons de la distance, de l’espace, et il incarne bien sûr la puissance de la technique.

Les épreuves personnelles que connait l’écrivain le forment et le forgent. Kessel n’est pas seule-ment un fêtard et un baroudeur. C’est un homme complexe dont les contradictions s’expriment grâce à la transposition romanesque. Ainsi lira-t-on Belle de jour, roman ambigu que Buñuel mé-tamorphose sur l’écran, ou La passante du Sans-Souci, inspiré par son voyage dans l’Allemagne pré-hitlérienne, également adapté au cinéma, dernier film d’une Romy Schneider au bout du rouleau. Kessel entretient des relations très fortes avec ses frères, et le suicide de Lazare au début des années 1920 le marque. Puis Sandi, sa première épouse, est enfermée dans un sanato-rium où elle meurt de la tuberculose. Un roman relatera cette expérience, Les captifs.

Mettons sur le compte de cette complexité ou ambiguïté quelques fréquentations que nous ne pourrions comprendre autrement, en nos temps simplificateurs, réducteurs, volontiers anachro-niques. Ses premiers reportages dans l’Irlande traversée par la guerre civile, en 1920, il les fait avec Henri Béraud. Dans les années 1930, il fonde avec Horace de Carbuccia et Georges Suarez le journal pamphlétaire et très droitier Gringoire. Il fréquente le préfet Chiappe et Sta-visky, rencontré en 1932 : il explique comment

i l s s e s o n t c o n n u s d a n s «  L’ e m p i r e d’Alexandre », paru dans Marianne, le journal dirigé par Emmanuel Berl. Toutes ces fréquenta-tions, il les assume de façon innocente. Mais il rompra avec Béraud, Carbuccia et Suarez, qui seront collabos dès 1940 et dont les journaux ont viré à l’extrême droite dès le milieu des an-nées 1930.

Kessel ne s’intéresse guère au contexte politique français. Son échelle est autre. Il ne se trompe pas quand la guerre civile éclate en Espagne et pas davantage, on l’a dit, quand les nazis enva-hissent la France et quand Pétain collabore.

Après la guerre, il écrira, pour l’essentiel, dans le France-Soir de Pierre Lazareff, et contribuera à sa collection « L’air du temps » aux éditions Gallimard, pour La piste fauve, La vallée des rubis et trois autres « reportages littéraires ».

Faut-il ranger Kessel sur une étagère en particu-lier ? Surtout pas ! Romancier, reporter, conteur, il est tout cela à la fois, et tout le temps. Guitton et Rostand, autres opposants à son entrée à l’Académie française, disaient de lui : « il n’est qu’un journaliste, un reporter ». Outre que la restriction est des plus méprisantes, elle fait bien peu de cas de son talent de romancier, de son

Kessel passe sans cesse du reportage au roman, selon un principe de réemploi que Serge Linkès, maitre d’œuvre de cette belle édition, résume en deux termes : stylisation et fictionnalisation. Si le reportage doit pour le journaliste « informer, convaincre, émouvoir  », l’œuvre romanesque exige un autre travail, davantage porté sur le re-portage auquel se mêle le rere-portage social, l’in-vestigation, sans oublier une dimension poé-tique puisque rêve et réalité sont étroitement imbriqués. Kessel ou plutôt son narrateur (les deux se ressemblent souvent) voyage dans les deux villes au milieu des années 1950. Il dé-couvre un univers dantesque, une sorte d’enfer au milieu duquel émergent quelques figures sin-gulières. Harry Ling, son guide à Hong Kong, et

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Manoel, qui le mène dans Macao, lui racontent, l’un la vie de Jardine ou de Aw Boon Haw, l’in-venteur du baume du tigre, l’autre celle de Mon-sieur Fu, qui tous ont fait fortune dans ces cités désormais chinoises. Une femme fait fortune en développant, par anticipation, la gestation pour autrui. Une autre se perdra d’amour pour un cer-tain Enrico. Kessel joue du récit dans le récit ; l’art du conteur y est souverain. Si le lecteur joue le jeu du romanesque, il est conquis. Quant aux fameux casinos de Macao, qu’on aille voir ce qu’il en est. Après tout, c’est bien là l’art du feuilletonnage.

Kessel appartient pleinement à cet art de la « lit-térature industrielle » né au XIXe siècle, qui at-teint son apogée dans l’entre-deux-guerres. Il vit de sa plume et gagne très bien sa vie. Il qualifie ses notes de frais d’« appui financier et moral nécessaire ». Il bénéficie de gros tirages et la mise en page de ses articles joue beaucoup sur le sensationnel, avec gros titres attirants ou aguicheurs, goût de l’exotisme ou du stéréotype parfois discutable ou douteux. Son style journa-listique n’est pas celui qui prévaut aujourd’hui : il use de phrases souvent longues, multiplie les adjectifs, apprécie les images, les métaphores poétiques.

Cette presse populaire pratique ce que Theodor Adorno et Walter Benjamin appellent de façon péjorative « le pacte sériel », cette technique du

« à suivre », qui privilégie l’émotion, les effets d’attente, négligeant donc la réflexion. «  Le style, c’est un organisme à crémaillère » : la phrase est de Kessel, et Hitchcock dialoguant avec Truffaut l’emploiera pour ses films.

Chaque paragraphe, comme chaque plan, ap-porte sa « dose » de tension, chaque chapitre – ou séquence – ajoute au précédent. Une autre formule pourrait résumer la vision du métier ou l’éthique de Kessel : « Tu as de la chance de voir ce qui n’est pas donné à tant d’autres. Tu es là à cause d’eux et pour eux. Tu dois leur rendre choses, décors et gens, comme tu les as toi-même reçus. » Précisons : à travers un regard sur les plus humbles, comme chez son maitre Tolstoï.

Mais Kessel ne se réduit pas aux stratégies de ses patrons. Il a un modèle, Albert Londres, il est le contemporain du Gide du Voyage au Congo, qui dénonce l’exploitation coloniale ; Marchés d’esclaves met en lumière ce qui se pré-curseur. Ainsi, entre La passe du diable en 1955 et Les cavaliers en 1967, il passe du film au ro-man. Le film annonce un mouvement qui se dé-veloppera dans les années 1960. Pierre Schoen-doerffer, futur réalisateur de La 317e section, et Raoul Coutard, le chef opérateur de Godard, l’accompagnent. Quant au roman, il sera adapté pour l’écran par John Frankenheimer. Le réem-ploi vaut plutôt dans un autre sens : reportage chez les Unterwelt de l’Allemagne pré-nazie puis Passante du Sans-Souci ou Marchés d’es-claves évoquant Henry de Monfreid, qui devient Mordhom dans Fortune carrée. Les ressem-blances sont nombreuses, voire les reprises de passages ou de chapitres, le style fait le reste, et donc l’essentiel.

En exergue à sa préface, Serge Linkès cite un extrait d’entretien avec un journaliste de L’Ex-press, en 1969 : « Qui êtes-vous Monsieur Kes-sel ? Un journaliste ? Un romancier ? Un aca-démicien ? Un aventurier ?  Ou un mythe ? – Je années 1930 (et d’aujourd’hui). J’apprécie l’au-teur de Belle de jour mais peut-être pour Cathe-rine Deneuve et Michel Piccoli. La passante du Sans-Souci rappelle l’atmosphère des romans durs de Simenon et c’est un gage de qualité.

Makhno et sa juive, nouvelle éminemment po-lémique, est une réécriture moderne du récit biblique mettant en scène Esther et le roi Assué-rus. Hollywood ville miracle, que rééditent les éditions du Sonneur, démonte le mythe holly-woodien. Mais si je ne conservais qu’un seul texte de Kessel, ce serait son éloquent pied de nez à monsieur Pierre Gaxotte, dans son dis-cours de réception à l’Académie française. C’est le Kessel qu’on peut chanter, parmi bien des « étrangers ».

Susie Linfield

The Lions’ Den. Zionism

and the Left from Hannah Arendt to Noam Chomsky

Yale University Press, 400 p., $ 32,50

Comment expliquer le changement d’attitude de la gauche à l’égard d’Israël, après qu’elle se fut pro-noncée en faveur de sa création en 1948 ? Pour-quoi se dire sioniste provoque-t-il désormais un malaise parmi les intellectuels américains ? La réponse qui vient à l’esprit de tous et de Susie Lin-field elle-même est, bien sûr, l’occupation des ter-ritoires palestiniens. Mais la gauche n’aurait-elle pas changé, passant de l’antifascisme fondateur des années 1930 à l’anticolonialisme et au tiers-mondialisme des années 1960 et, plus tard, au sou-tien à la cause palestinienne, laquelle aurait pris la place qu’avait occupée le Vietnam ?

Ce changement d’attitude de la gauche (entendue au sens large) aurait été, selon Linfield, antérieur à l’occupation des territoires à l’issue de la guerre des Six Jours en 1967 et n’aurait fait que s’accen-tuer depuis. L’évolution de la politique israé-lienne, à propos de laquelle elle dit partager la réprobation de la gauche, ne serait pas, soutient-elle, la seule raison : « À mes yeux, Israël fonc-tionne encore comme le prisme à travers lequel le changement des valeurs de la gauche peut être le plus clairement vu. Israël est le test Rorschach de la gauche. » Tel sera le fil conducteur de l’exa-men du rapport au sionisme des huit figures étu-diées  : Hannah Arendt (1906-1975), Arthur Koestler (1905-1983), Maxime Rodinson (1915-2004), Isaac Deutscher (1907-1967), Albert Memmi (1920-2020), Fred Halliday (1946-2010),

Izzy Stone (1907-1989) et Noam Chomsky (né en 1928).

Dans ce portrait de groupe, « l’intrus » est Fred Halliday, le seul non-Juif. On ne comprend pas très bien sa présence dans la mesure où il est clair que Linfield entend faire le lien entre l’ambiva-lence supposée de ces intellectuels vis-à-vis d’Is-raël et leur identité juive, revendiquée ou non.

Mais au moins The Lions’ Den fera-t-il découvrir cet universitaire irlandais dont la connaissance du Moyen-Orient pourrait être comparée à celle d’un Henry Laurens en France. De même, le choix de Maxime Rodinson et surtout d’Albert Memmi, tous deux intellectuels français, présentera l’avantage de les faire connaître au public anglo-phone. De ce groupe, seul Noam Chomsky est encore vivant, Albert Memmi venant de mourir.

Memmi est d’ailleurs de loin celui qui trouve le plus grâce aux yeux de Linfield. Il faut dire que cet intellectuel juif tunisien s’est toujours déclaré sioniste – sioniste critique sans aucun doute, mais sioniste – et que quiconque a lu Portrait du colo-nisé, publié en 1958 et préfacé par Jean-Paul Sartre, et plus encore son roman autobiogra-phique La statue de sel, publié en 1953, ne peut qu’éprouver de la sympathie pour leur auteur.

Contrairement à Rodinson (et naturellement à Hallyday), tous ces intellectuels ont été un jour, ne serait-ce que brièvement, sionistes. S’étant éloignés de ce que j’appellerais le sionisme

« réel » – comme on a pu parler du socialisme

« réel » pour marquer la distance entre le projet et sa pratique –, ils se seraient tous, au fil du temps et des événements, mus en sionistes de plus en plus critiques, voire en antisionistes militants.

Pour Linfield, cette évolution dans la trajectoire de chacun d’eux demeure entachée de contradic-tions. À vrai dire, la tâche consistant à relever des

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