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par Maïté Bouyssy

Dans le document LA SYRIE EXISTE (Page 43-46)

LES DERNIERS TRAITS D’UMBERTO ECO

L’omniprésence de ce qui passe pour des crises, vraies ou artificielles, le tracasse par-delà leur apparence, les absurdités et le propos de comp-toir. L’offre publique de ces bouffonneries parfois tragiques appartient à la quête d’audience mais

cela ne doit pas se résoudre dans quelque désen-chantement blasé. Nul mieux que lui ne sait rap-peler avec humour les horreurs du passé, le ridi-cule de nos mythes majeurs et les vraies impos-tures des siècles fondateurs de l’Antiquité tar-dive. Son apport, et pour solde de tout compte, 


Umberto Eco © Jean-Luc Bertini

LES DERNIERS TRAITS D’UMBERTO ECO

suppose une réalité aménageable qu’il est aisé de dédramatiser, car l’auteur n’abdique pas sa foi dans un irénisme à conquérir par l’intelli-gence des choses, et il se refuse à réduire nos conventions à un arbitraire absolu.

Ces dernières années, il s’est donc moins in-quiété de la crise actuelle de l’État (italien, mais de tous les États, dirait-on tout aussi bien), une affaire devenue insaisissable tant sa « liquéfac-tion » rend les symptômes protéiformes – au même titre que le chat, bien sûr, « liquide », puisque sa souplesse infinie lui permet de s’ac-commoder et de remplir tous les espaces (selon la rhéologie provocatrice du très compétent Marc-Antoine Fardin qui étudie la déformation des corps solides). Umberto Eco se réfère plus sérieusement à Zygmunt Bauman, qui vient éga-lement de disparaître ; parti d’un marxisme po-lonais hétérodoxe, ce sociologue, qui a ensuite enseigné à Leeds, s’est penché sur les sociétés postmodernes de toutes les « flexibilités », celles où rien ne doit résister, celles où l’indivi-du – très macronien – est aussi sans attache et jetable (La vie liquide, Le Rouergue-Chambon, 2006).

Sans jamais en rester aux jeux des dérives sans rivage, Eco passe au peigne fin l’évolution de la vie politique au travers de son spectacle et des perturbations du langage qui accompagnent la transformation des usages du monde. L’incon-gruité permet d’épingler la télévision, ses talk-shows aux empoignades attendues, la télé-réali-té, les pratiques du journalisme people et, bien sûr, l’incontournable Berlusconi, mais les em-ballements de l’homme de la rue ne sont pas moins passés au crible. Le   castigat ridendo d’Umberto Eco décrit en professionnel gourmand ces riens qui se font passer pour ma-jeurs et qui demain seront oubliés ; de là ses discrètes leçons relativistes, une éthique de la modération et un sens de la complexité qui lui firent prendre en 1980, avec Le nom de la rose, les voies de la fiction pour dire la complexité des êtres et des choses sans se perdre en décons-tructions appuyées et sans avoir l’air d’y tou-cher.

Umberto Eco jouait de son âge et des époques autant que des circonstances et des lieux qui lui revenaient en mémoire pour nous obliger à considérer ce que nous savons, et ce que nous savons d’ailleurs du fait que la sémiologie est

descendue dans la rue. Pour autant, l’inquiétude n’est pas superfétatoire. Si l’audiovisuel qui s’estompe de jour en jour reste un peu daté car l’image se propage autrement, ce que Eco avait repéré, il reste que les médias, qu’il épluche professionnellement jusque dans les sites com-plotistes, créent l’individu en quête de son quart d’heure de célébrité et que la recherche de l’au-dience reste le butoir de toute intervention pu-blique, politique ou pas. Pour autant, sa culture, bimillénaire pour le moins, ne se livre pas à la mélancolie, elle est une ressource absolue contre toute tendance nostalgique. Ces chroniques nous rappellent notre quasi-présent, qui est déjà notre passé, et pas seulement du fait de la disparition de l’observateur qui a écrit L’île du jour d’avant (1996), où le naufragé du siècle d’or hollandais rencontre un vaisseau fantôme et n’a en face de lui que l’irréductible passé de l’île inabordable.

Le début de notre XXIe siècle fait déjà partie de ce passé. L’ère Berlusconi/Sarkozy n’est déjà plus la nôtre, et cela fait réfléchir à la contin-gence de nos irritations comme à la facticité des thèmes et signes si rapidement démodés ; seuls subsistent les enjeux, et le décalage italien donne un filtre à nos propres obsessions et craintes. L’écart fait office de loupe grossissante ou de miroir réducteur. L’exercice n’en est que plus aimable et le sel des références, tourbillon-nantes, plus séducteur. À chacun d’y puiser l’anecdote qui, colportée, réjouira son entourage et distillera, sans les travers de l’esprit de sé-rieux, ce qui n’arrête pas de nous être servi comme fait et cause sans autre but que de don-ner forme au permanent spectacle de l’aveugle-ment, ce qui n’en est pas moins très sérieux.

L’exercice réalise l’idéal de la conversation à la française : ne pas lasser l’auditeur, en jouant la surprise et la variété des sujets. Le rhétoricien s’en repaît et se fait patelin, mais moins débon-naire qu’il n’y paraît. On sait les inquiétudes per-sistantes du vieux maître, son dernier opuscule en français s’intitule Comment reconnaître le fas-cisme (Grasset, 2017).

Signalons une très bonne synthèse que Mohamed Bernoussi, enseignant à Meknès, a consacrée à Umberto Eco en retraversant gaillardement tous les pans de son œuvre : Umberto Eco, sémioticien et romancier (Mimésis, 180 p., 18 €).

Dominique Eddé


Edward Said, le roman de sa pensée
 La Fabrique, 227 p., 15 €

Said est surtout connu, et parfois détesté, en France pour son livre L’orientalisme, qui marque un véritable tournant dans la pensée occidentale et inaugure ce que l’on a appelé depuis la pensée postcoloniale. Pendant longtemps les éditeurs ont hésité à traduire et à publier les ouvrages d’un auteur « hérétique », – comme il l’écrivait lui-même à propos de Fanon – , critique impitoyable de la colonisation dans ses aspects non seulement politiques mais également culturels. Très peu d’ouvrages lui ont été consacrés, à la différence de ce qui s’est passé dans beaucoup d’autres pays. La parution du livre de Dominique Eddé répond donc à un vrai besoin et à une véritable attente.

Intellectuel critique, dans la lignée d’un Julien Benda, Edward Said avait comme principe éthique et politique de « dire la vérité au pouvoir ». Et il ne s’en est jamais privé. Toutefois ce n’est pas à ce Said-là, mais davantage au théo-ricien de la littérature, que Dominique Eddé nous fait accéder. Elle contourne ce monument, peut-être trop et trop mal visité, qu’est L’orientalisme.

C’est autour de la lecture attentive de quelques très grands écrivains ou théoriciens, Conrad, Proust, Valéry, Swift, Vico, Auerbach, Fanon, Foucault, Orwell, Camus, Cioran et d’autres en-core, que se déroule une longue conversation au cours de laquelle l’auteur confronte sa lecture, ses propres interprétations et ses propres

préfé-rences, à celle de son interlocuteur, imaginaire puisque mort, mais tellement présent.

À l’exception de ses essais réunis dans Réflexions sur l’exil, aucun des grands textes que Said a consacrés à la littérature, n’est accessible en fran-çais, pas plus que sa thèse sur Conrad, Joseph Conrad and the fiction of Autobiography, son ouvrage Beginnings, qui pose la différence entre origine et commencement, et son recueil d’essais, The Word, the Text and the Critic. Dominique Eddé reprend ces textes et nous donne accès à eux. En cela, déjà, son livre est extrêmement pré-cieux. Mais elle ne se contente pas de citer, lon-guement. Elle ne s’efface jamais, relit ces ana-lyses, les discute, et ; en familière de la psycha-nalyse et notamment de l’œuvre d’André Green, elle établit des liens entre un Edward intime, que nous connaissions déjà par ses mémoires, et Said qui écrit, théorise et s’engage.

Dans ce cheminement, Joseph Conrad, « le com-pagnon secret » de Said, occupe une place toute particulière et lui offre « simultanément la fuite et le retour au passé » (page 36). Dominique Eddé voit dans Said tout comme dans Conrad, marin et écri-vain, un « homo duplex », dont la dualité s’est dé-clinée sur presque tous les plans : la littérature et le monde des idées, la musique et la politique, la car-rière universitaire et la rébellion personnelle. Tout le livre se décline sur ce thème de l’entre-deux, du double, de l’écart. « Notre lieu de retrouvailles, c’était l’entre-deux. L’aéroport. La salle de concert.

L’hôtel. Les voitures de location. Les endroits où il se trouvait des livres, des arbres, une cheminée, un piano. La mer. Les jardins » (page 160).

Dans le document LA SYRIE EXISTE (Page 43-46)