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par Dominique Goy-Blanquet

Dans le document Voix de Syrie (Page 41-44)

SHAKESPEARE AVEC RIMES ET RAISON

actuelle, alors que les poèmes narratifs ont été plusieurs fois réédités de son vivant. Depuis, les positions se sont inversées, les poèmes narratifs ne sont plus en vogue, alors que les sonnets ont déjà connu une vingtaine de traductions depuis le début du XXIe siècle, sans compter les innom-brables spéculations sur l’identité des protago-nistes – le jeune homme blond, la dame brune, dont le poète se dit épris.

Pour François-Victor Hugo, le premier à publier la série complète, le sonnettiste avait pour mis-sion impossible de courir sans relâche après son mètre et sa maîtresse, « avec cette condition de toujours manquer la belle et de ne jamais man-quer la rime ». Tâche encore plus complexe chez Shakespeare, tiraillé entre un jeune aristocrate blond, « maître maîtresse de ma passion », qui l’entraîne vers les hauteurs spirituelles, et une femme brune qui l’attire au plus noir du désir charnel. Edmund Spenser détournait la tradition de l’amor de loins pour célébrer les joies du ma-riage dans un « Épithalame » offert à son épouse le jour de leurs noces, Shakespeare effectue un nouveau pas de côté en adressant les Sonnets non à une belle lointaine mais à un beau éloigné par la distance sociale et à une brune lascive trop proche. En déclarant qu’« avec cette clef / Sha-kespeare ouvrit son cœur », Wordsworth allait ouvrir surtout la voie aux lectures autobiogra-phiques des Sonnets, voire aux corrections mora-lisantes de cette aventure triangulaire, qui rem-placent  « fair friend » par « madame ».

Loin de ces hypothétiques révélations, l’introduc-tion d’Anne-Marie Miller-Blaise montre avec une remarquable sûreté de trait qu’aux subversions sexuelles suggérées correspondent des boulever-sements épistémologiques féconds : c’est « de chasse évoque à la fois l’amour et le désir de tuer.

La petite mort, Shakespeare l’incarne violemment dans le personnage d’Adonis qui repousse la déesse Vénus et finit dans l’étreinte érotique d’un sanglier, ou dans le sort tragique de Roméo et Ju-liette qui littéralement, non plus métaphorique-ment, se meurent d’amour. Le poème, qu’il soit lyrique ou dramatique, célèbre la force du souffle de la vie, ce « mouvement sensible et chaud » que Claudio pleure de perdre dans Mesure pour

me-sure, qui garde son intensité jusque dans l’âge mûr du Conte d’hiver. Shakespeare est le premier à donner longuement la parole à Lucrèce, dont le suicide doit proclamer bien haut le viol infligé à sa vertu, mais aussi à Tarquin le violeur, tourmenté entre son désir et le souci de sa gloire.

Mais pourquoi écrire cent cinquante-quatre son-nets, plus que tous ses prédécesseurs, alors que la mode est passée depuis longtemps, et qu’il a lui-même tourné cette forme en dérision ? Sur scène, les élans pétrarquistes des jeunes amoureux sont moqués sans merci par leur entourage. « Vous embrassez en érudit », reproche Juliette à Ro-méo, le bouffon Pierre de Touche parodie crû-ment les méchants vers d’Orlando, les gentils-hommes de Navarre qui avaient fait vœu d’abju-rer la compagnie des femmes sont pris sur le fait en train de leur composer des sonnets. Chacune résiste à ces idéalisations de l’amante dans les-quelles la société voudrait les enfermer, Rosa-linde s’emploie à guérir Orlando en l’arrachant à ses illusions de rêveur. Shakespeare le déclare d’emblée : « Les yeux de ma maîtresse ne sont pas des soleils », et, loin d’être une déesse, elle marche sur le sol.

À vrai dire, ce n’est pas tant par la forme que Shakespeare innove, trois quatrains et un distique final formant un bloc sans espace entre les strophes. Les sonnettistes français ont cherché des variantes au modèle de rimes italien (l’octave suivi d’un sizain) avec une préférence pour trois quatrains et un distique dont la position varie avant que les règles du groupe de la Pléiade ne le fixent à la suite du deuxième quatrain. Ainsi, il est parfois final chez Saint-Gelais, Louise Labé, ou dans L’Olive, par exemple ; or c’est pendant cette période d’expérimentation que Thomas Wyatt et le comte de Surrey, les premiers sonnet-tistes anglais, visitent le continent et en rapportent le modèle en Angleterre. L’innovation de Shakes-peare en la matière, c’est son usage particulier de la volta finale qu’il transforme en retournement caus-tique, amer ou pensif, de la majeure du poème : alors que chez ses précurseurs où seule la rime lui donne du relief, il prolonge en général sans rupture l’idée ou l’image des vers précédents.

Shakespeare parcourt toute la gamme des conven-tions, postures, modèles rhétoriques, thèmes et topoi classiques, métaphores, antithèses, concetti, blasons, les interroge et les bouscule. La forme contractée du sonnet donne parfois le sentiment qu’il devrait être lu sur une portée musicale, har-monisant, nuançant ou opposant des sens

SHAKESPEARE AVEC RIMES ET RAISON

multiples, ce qui permet à ses interprètes d’en ex-traire le discours qu’ils pensent (souhaitent ?) en-tendre. Comme le dit fort justement Anne-Marie Miller-Blaise, « l’éventail des multiples sens pos-sibles ne se déplie pas à la première lecture. Ce n’est qu’au terme d’une deuxième ou d’une troi-sième lecture que le lecteur reconstitue toute la réversibilité signifiante ». Son introduction méri-terait elle aussi plusieurs lectures tant elle est dense de savoir, tant sa connaissance de sources hétérogènes, de leur contexte historique et de leur portée philosophique, sa maîtrise de l’anglais (sa langue natale), servent une remarquable profon-deur de pensée.

Autant d’obstacles à franchir pour le traducteur, auxquels s’ajoute la concision inimitable en fran-çais de la langue anglaise, qui permet à un Sidney de résumer son art poétique en un vers de douze monosyllabes : « Fool, said my muse to me, look in thy heart and write. » Depuis les premiers tra-ducteurs, les positions en matière de métrique et de prosodie s’affrontent, vers ou prose, qu’ils énoncent. Selon ses critères, Robert Ellrodt (auteur d’une très belle notice sur Lear dans le volume II des Tragédies) « offre une version de référence, ni archaïsante ni modernisante, qui associe un appareil critique d’une grande perti-nence et un texte alliant précision et justesse tout en restant poétique ». Au fait, sa « terre gaste » n’est peut-être pas un clin d’œil anachronique à T. S. Eliot, qui l’avait lui-même emprunté à la légende arthurienne médiévale. Line Cottegnies salue cependant les qualités de traductions comme celles de Bonnefoy ou Darras qui donnent une interprétation plus personnelle des Sonnets, « convaincus pour leur part de l’impos-sibilité de toute traduction objective », et font tous deux « œuvre de poètes pour créer une expé-rience poétique peut-être comparable, mais non équivalente, à celle de l’original, chacun dans sa langue propre ».

C’est bien parce qu’il ne peut y en avoir de lec-ture définitive que tant de poètes sont tentés de relever le défi, qu’il soit aventure solitaire, dia-logue intime avec le poète, ou disputatio avec leurs devanciers. Les consignes que s’était don-nées Déprats pour traduire les œuvres théâtrales,

dont la recherche d’appuis pour l’acteur, peuvent-elles s’appliquer aux poèmes ? s’interroge-t-il.

Certes les frontières ne sont pas étanches, il y a de la théâtralité dans les Sonnets, peut-être une intrigue dramatique, tout comme on entend des sonnets entiers sur scène, partagés entre les voix de Roméo et Juliette, déclamés sur un champ de bataille, chantés par Ariel ou par des bouffons musiciens. Les exigences, nous l’avons vu, sont multiples et contradictoires. Sans autre guide que

« l’écoute d’une voix dont il cherche à trouver l’inflexion », Déprats entend ici, même si la lec-ture orale est peu passée dans nos mœurs, «  re-créer en français leur énergie phonatoire et vo-cale tout en respectant la contrainte de la conci-sion ». Reste à tenir à la fois les contraintes for-melles, le déploiement des images, les jaillisse-ments de la pensée, les strates de sens, les précio-sités et les rudesses de la langue… Cherchant un compromis entre les multiples approches pos-sibles et les écueils de l’entreprise, il travaille à remplacer la rime par une structure plus discrète d’échos internes destinés à rythmer le vers. Pre-mier objectif, faire entendre la voix de Shakespeare, devenue trop souvent inaudible dans des versions françaises qui, « confuses à la première lecture, le restent à la deuxième ou à la troisième et qui semblent confondre obscurité et profondeur ».

La traduction de Jean-Michel Déprats devient elle-même un dialogue avec sa première lectrice, Anne-Marie Miller-Blaise, dont  l’exigence de complexité, la sensibilité aux polysémies de la langue élisabéthaine, ont fait contrepoids à une recherche de clarté qui aurait pu le pousser à simplifier. Ce serait arrogant de juger leur per-formance, sinon pour dire qu’ils ont l’un et l’autre, comme l’ensemble des contributeurs du volume, magistralement rempli leur contrat, jus-qu’à la prouesse quand Suhamy traduit  de bout en bout en alexandrins réguliers, et suit stricte-ment le schéma de rimes de l’original, ababcc pour Vénus et Adonis, ababbcc  la « rhyme royal » de Chaucer pour Lucrèce, Déprats et Richard se des chercheurs venus de tous les coins du monde célébrer le quadricentenaire de la mort de Sha-kespeare se sont rassemblés dans l’église de Tri-nity Church où il est enterré pour écouter ses Sonnets traduits en douze langues, modèle idéal d’un concert des nations.

Leonardo Sciascia Portrait sur mesure

Trad. de l’italien et présenté par Frédéric Lefebvre Nous, 188 p., 18 €

Les textes ici rassemblés datent des années 1960.

Ils sont tous inédits en français. Ils ont été choisis et ordonnés de manière à mettre en lumière les grands thèmes chers à Leonardo Sciascia. Ils sont suivis d’une postface éclairante de son traducteur, Frédéric Lefebvre. Ce sont les lignes de force parcourant ses écrits, réparties en six sections, des clés donnant accès aux romans et aux essais de cette œuvre sans doute encore assez mal connue en France où l’attention à propos de la Sicile s’est davantage portée sur Luigi Pirandello et sur le roman Le guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa.

Dans un texte consacré à son contemporain Elio Vittorini, l’auteur de  Conversation en Sicile, Sciascia évoque le différend intervenu entre eux :

« Il considérait mon choix de rester en Sicile comme une sorte d’exhibitionnisme  : tant lui semblait incroyable la possibilité d’une vie intel-ligente, d’une vie consciente, au sein d’une réali-té qu’il imaginait asséchante, définitivement et désespérément réfractaire. » Ce choix, Sciascia l’a fait très tôt, il l’assume pleinement et il s’en explique dans un autre texte tout en montrant quelle ambition l’animait : « Nous les Siciliens, nous sommes condamnés (le mot est de Gaetano Trombatore) à écrire sur la Sicile (en vérité, dans

cette condamnation je me sens très libre) : et j’en ai toujours eu conscience. Alors pourquoi s’en déraciner, avec le risque de la transformer en mémoire et en nostalgie, en fable et en mythe ? Sans mentionner le fait que, de façon plus géné-rale, il est tout à fait de bon sens que l’écrivain vive dans l’environnement humain qu’il connaît le mieux, qu’il donne témoignage d’une réalité à laquelle il est lié par le sentiment, la langue, les habitudes, et dont aucun mouvement, aucun pli, aucune nuance ne lui échappe. »

Donc, ni nostalgie, ni fable, ni mythe, mais une exploration lucide et sans concession des arcanes de cet environnement humain, dont Sciascia n’a cessé de scruter la réalité, de creuser les causes et les effets des drames qu’étaient la misère du peuple, le pouvoir de l’aristocratie et de la mafia, dont il connaissait mieux que quiconque les re-doutables mécanismes, les magouilles politiques alors à l’œuvre entre le parti communiste, auquel il appartint, et la démocratie chrétienne, ce que l’on a appelé le « compromis historique ». Toute son œuvre peut être comprise comme la longue bataille, menée d’une plume ironique et précise, contre les distorsions de la vérité, les oppressions et les corruptions : un travail d’analyse de la so-ciété et de la mentalité sicilienne, lesquelles ont la particularité d’être le fait d’un peuple maintes fois envahi, soumis au joug de l’envahisseur, ayant su développer une civilisation qui synthé-tise toutes ces influences venues de l’extérieur en une culture et un mode de pensée spécifiques, particulièrement raffinés et subtils ; une psycho-logie unique dont il reconnaît le visage dans un portrait d’Antonello de Messina : « l’antique

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