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C L ’ ORLANDO DE L ’ ARIOSTE

E. P OUR UNE ESTHÉTIQUE DE LA FUREUR

Comme l’affirme Jean-Claude Vuillemin, « la mise en scène de la folie à l’époque baroque, en dépit de ses affinités physiques et sémiologiques avec la médecine, demeure […] beaucoup plus esthétique et symbolique que pathologique137. » Il semble en effet – et la récurrence des scènes de fureurs en témoigne – que la folie soit un dispositif dramaturgique offrant de nombreux avantages structuraux. En bien des endroits, l’épisode furieux constitue un quiproquo idéal. Il s’agit d’une méprise, d’un jeu entre le vrai et le faux qui rejoint bien le sens étymologique quid pro quod (littéralement « un quoi pour un ce que »), et qui ne requiert aucunement l’intervention de divinités, de magiciens ou de machines spectaculaires pour motiver son enclenchement ni son aboutissement. Bien que plusieurs dramaturges préfèrent user de ces intervenants extérieurs, des justifications physiologiques et psychologiques peuvent facilement être mises en place pour rendre compte des éclats véhéments. Par ailleurs, cet épisode, qui se pose véritablement comme une péripétie centrale puisque tout ce qui le précède converge vers sa réalisation et tout ce qui suit en ressort, appelle nécessairement un dénouement et une conclusion heureuse, dans laquelle sera célébré le juste retour des choses et de la raison. Il est, pour ainsi dire, le point d’équilibre de toute la pièce. Cette particularité structurelle de la fureur dramatique est d’ailleurs soulignée par M. Foucault, dont nous reprenons ici l’interprétation :

En elle [la scène de folie] s’établit l’équilibre, mais elle masque cet équilibre sous la nuée de l’illusion, sous le désordre feint; la rigueur de l’architecture se cache sous l’aménagement habile de ces violences déréglées. Cette brusque vivacité, ce hasard des gestes et des mots, ce vent de folie qui, d’un coup, les bouscule, brise les lignes, rompt les attitudes, et froisse les draperies […] – c’est le type même du trompe-l’œil baroque. La folie est le grand trompe- l’œil dans les structures tragi-comiques de la littérature pré-classique138.

Trait d’esthétique baroque qui continue de coexister avec l’esthétique classique, la scène de fureur est un désordre réglé, un point d’ancrage bien pesé, masqué par l’ampleur et le faste de sa représentation. En arts visuels, le trompe-l’œil est souvent révélé par un détail qui peut sembler fort banal, en l’occurrence un rideau qui créé l’illusion d’un tableau au sein du tableau. En scène, la folie agit au même titre comme indice d’un moment de théâtre dans le théâtre. En effet, en présentant l’illusion dont est victime le furiosus devant un premier public constitué des personnages témoins, le dramaturge recrée cet effet de trompe-l’œil, de jeu baroque, pour le second et véritable public qui occupe le reste de la salle de théâtre.                                                                                                                

137 Vuillemin, loc.cit., p. 190-191. 138 Foucault, op.cit., p. 51-52.  

Parmi les atouts de ce procédé dramatique inhérent à la représentation de la fureur se trouve la possibilité de conditionner le deuxième public, dont les réactions sont relayées par celles du premier. En effet, le vrai public sera d’autant plus ému si les témoins scéniques (qu’ils soient des témoins directs ou rapportés) sont eux-mêmes bouleversés. Citons à cet effet Tecmesse, suivante d’Ajax, qui annonçait déjà chez Sophocle ce processus d’amplification de la douleur et de la pitié : « Maintenant c’est passé, il respire après cet accès; mais il n’est plus qu’un bloc de sombre désespoir, une épave – et nous tout comme lui, sans que rien nous ait soulagés. N’est-ce pas là la double misère après la simple misère139? »

Enfin, la scène de folie, en tant que moment paroxysmique des passions qui occupent le théâtre, permet au dramaturge de démontrer toute l’étendue de son talent, de même que celui de ses acteurs. En effet, il est attendu que cet épisode (si le sujet en contient un) soit des plus spectaculaires. Aussi, espère-t-on pour ce passage de puissantes images, des hyperboles enlevantes et d’autres figures bien choisies, qui permettront de transmettre la fureur et de souligner l’illusion et l’artifice, tout en demeurant vraisemblables. D’une certaine façon, la scène de folie constitue un morceau de bravoure (tant pour le poète que pour l’acteur qui le présente!), toujours susceptible de figurer dans les anthologies. Rappelons, sur ce point, ce que disait Furetière dans son dictionnaire : « Furieux se dit de ce qui cause l’admiration140. » Quoi de plus admirable, en effet! À ce sujet, Pierre Corneille avoue que ce type de scène plaisait tant au public qu’il ne se résignait point à le retrancher de certains de ses textes, comme dans Mélite : « Je la [la scène de folie] condamnais dès lors en mon âme; mais comme c’était un ornement de Théâtre qui ne manquait jamais de plaire, et se faisait souvent admirer, j’affectai volontiers ces grands égarements, et en tirai un effet que je tiendrais encore admirable en ce temps141 ».

Ce mot, ornement, peut surprendre. Comme un bijou bien taillé, la fureur relève la trame dramatique et s’y distingue en bien des endroits. La scène de furor est un double artifice, d’abord parce qu’elle propose une illusion, puis parce qu’elle est elle-même artificielle, c’est-à-dire stylisée, travaillée, esthétisée. Jean-Yves Vialleton le dit ainsi : « la fureur est dangereuse au même titre que le monologue, le sang versé ou l’envol d’un homme en l’air : elle est une “merveille” folle, où la poésie avoue qu’elle est poésie142. »                                                                                                                

139 Sophocle, op.cit., p. 375. 140 Furetière, op cit., non paginé.

141 Corneille, « Examen [de Mélite] », Théâtre complet, Paris, Garnier, s.d., tome I, p. 7-8. 142 Vialleton, op.cit., p. 614.

Il semble enfin qu’il faille mettre en lien la fureur et la question du sublime, qui se dissimule dans toute l’expression dramatique de l’Âge classique. Tous les grands dramaturges y tendent et le sublime constitue, en quelque sorte, le summum de l’expression économisée, créant le plus grand effet avec le moins de moyens. Il agit en rhétorique à titre d’argument suprême, servant indirectement le discours, car il dépasse la parole même. Son éloquence est ainsi plus grande que tout ce qui peut être dit.

D’une certaine façon, rien ne s’oppose plus clairement au sublime que la représentation de la fureur. Il est vrai que celle-ci demande beaucoup de temps et de mots. Rarement suggérée, elle est plutôt racontée ou présentée avec beaucoup de détails, et c’est cette netteté de la représentation qui suscite à coup sûr l’émotion du spectateur. La fureur est un discours réalisé en scène, parfois souligné par la gestuelle, la musique ou le décor. Toutefois, force est de constater, dans les textes dramatiques du XVIIe siècle français à tout le moins, que la représentation de la fureur de Roland tend à l’expression sublime. Le dialogue est de plus en plus réduit, on cherche à évoquer davantage avec moins de mots, les figures sont mieux choisies et suggèrent beaucoup plus qu’elles ne pointent directement les traits du furiosus.

Cela étant dit, le sublime est également ce qui, dans le discours, emporte la victoire, ce qui ravit magnifiquement, sans effort presque. Il est difficile de défaire son effet, ou d’expliquer sa structure, car celle-ci n’est ni précise ni constante. Son mouvement reste sensiblement toujours le même et Boileau l’explique ainsi : « [le Sublime] ne persuade pas proprement, mais il ravit, il transporte, & produit en nous une certaine admiration meslée d’estonnement & de surprise, qui est toute autre chose que de plaire seulement, ou de persuader143. » Ne reconnaît-on pas là certaines définitions de la fureur? Le transport du furiosus emporte sa raison et du même pas celle du public, et ce furieux spectacle cause cette

admiration dont parlait Furetière.

Dans un article portant sur Longin et le sublime, Francis Goyet propose une intéressante réflexion sur le verbe latin « mouere », dont les sources étymologiques s’apparentent à celles de la fureur à travers une notion dont nous avons traité en première partie de ce chapitre, l’ekstasis :

                                                                                                               

mouere a un sens très fort : non pas émouvoir au sens moderne – qui est faible – mais

remuer, bouleverser ou, comme on dira au XVIIe siècle, toucher. Le but est de “faire

couler les larmes, provoquer la colère”, […] de “ravir”, de “transporter”. Ou, comme le retraduit Longin en grec, de faire sortir l’auditeur hors de lui-même, ek-stasis. “Ex-tase” vient du verbe ex-istèmi, qui signifie comme mouere ou son équivalent ex-citare “dé- placer”, “trans-porter”, bref : “émouvoir”144.

De ce fait, émouvoir semble être le mouvement propre à la fureur. Comme si, être furieux, c’était d’abord être ému, et réciproquement. Pour reprendre les mots de Belinda Cannone, « si “le paradoxe du sublime consiste à unir dans la même expérience la reconnaissance du terrible et l’appréhension du beau”, le mythe de Roland nous invite sans nul doute à éprouver le sublime145. » La représentation de la fureur devient ainsi une sorte d’expérience sublime, qui illustre d’une certaine manière le geste du sublime. Ici, ce n’est pas l’expression qui est sublime, c’est le transport.

                                                                                                               

144 Francis Goyet, « Le pseudo-sublime de Longin », Études littéraires, vol. 24, no 3, hiver 1991-1992, p. 108. 145 Belinda Cannone, « Sublime Roland », dans Belinda Cannone et Michel Orcel (dir.), Figures de Roland, Paris,

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