« Il y avait un dessin humoristique d’un syndicaliste à l’époque qui montrait le groupe
comme un porte-container avec les sociétés comme containers et le bateau c’était
Snecma. Il y a une société puissante, c’est Snecma avec un très beau parcours et qui
est la société motrice qui veut entraîner tout le monde. La raison de cette organisation
en boîtes, c’est que dans le monde aéronautique, les fournisseurs d’équipements avion
étaient dédiés par morceau d’avion : un morceau du train – même pas le train en
entier, le moteur, la nacelle… C’est les normes ATA
40qui sont divisées en sections.
Snecma était organisé comme ça, en sociétés cloisonnées. » (Ancien dirigeant de
Safran issu de Sagem)
En effet, outre l’historique de Snecma et des entreprises qu’elle avait progressivement
absorbées, ce type d’organisation est l’institution dominante dans l’aéronautique du fait de la
norme aéronautique et de la position des avionneurs comme systémier principal. La
certification se fait par équipement, puis par « sous-systèmes », selon la subdivision appelée
« chapitres ATA » issue de la FAA :
« Depuis des générations, l’industrie aéronautique est organisée en silos, les fameux
« chapitres ATA », qui découpent un avion en plusieurs morceaux quasiment
indépendants : trains, roues et freins ; conditionnement de la cabine ; moteurs, etc.
Avec l’électrification plus poussée des systèmes, il va falloir renforcer les passerelles
entre ces différents systèmes, notamment en mutualisant l’utilisation des électroniques
de puissance entre les différents utilisateurs. C’est une révolution technologique
majeure. Prenons le cas d’un avion qui va décoller… A l’avenir, les mêmes éléments
d’électronique de puissance alimenteront successivement les moteurs des roues, puis
le démarreur électrique des moteurs principaux de l’avion, puis les actionneurs de
rétraction des trains d’atterrissage, puis les actionneurs de rétraction des becs et
volets, enfin les compresseurs électriques de pressurisation de la cabine. »
40 « Les Chapitres ATA ou le système ATA sont définis par l'ATA pour « Air Transport Association of America » […]. Ces chapitres permettent de regrouper les systèmes aéronautiques dans des rubriques. La dénomination est commune pour les différents acteurs de l'aéronautique tels que l'ingénierie, la maintenance et l'entretien, les pilotes ainsi que pour les manuels de vol et ce pour tous les fabricants tels qu'Airbus ou Boeing. » (Wikipedia, consulté le 9/01/2015)
PREMIERE PARTIE: Piloter et construire Safran.
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Hadrien Coutant – « Un capitalisme d’ingénieurs » – Thèse IEP de Paris – 2016
François Godart, Directeur de Safran Innovation, interview du 24 août 2012,
ParisTech Review)
Pour reprendre les termes indigènes, cela consiste à passer à une compétence
« système ». Ce changement a plusieurs dimensions. Tout d’abord, c’est une façon de
contrôler le marché en se positionnant non plus sur le marché de chaque équipement mais
plutôt sur un marché unique pour tout l’avion. Sur ce point, la relation entre les avionneurs et
leurs fournisseurs est un élément à la fois explicatif et potentiellement conflictuel. En effet,
d’un côté, les avionneurs cherchent globalement à réduire leur nombre de fournisseurs pour
simplifier leur politique d’achat et leur supply chain en fabrication, ainsi que pour avoir des
fournisseurs capables financièrement et industriellement de participer aux programmes en
développement et aux niveaux élevés de production au niveau mondial. Mais d’un autre côté,
le métier des avionneurs est précisément la compétence système d’intégration de différents
équipements. Safran risque par conséquent de rentrer en conflit avec les avionneurs qui se
réservent la compétence système. Ce jeu en tension avec les avionneurs est décrit par deux
anciens dirigeants du Groupe :
« X : Les avionneurs avaient cette responsabilité système. Mais sur le KC 390
d’Ambraer
41, on a cette responsabilité système.
Y : Les avionneurs ont décidé de réduire leur nombre de fournisseurs, ce qui a aussi
obligé à ce type de réflexions. […] L’avion était tronçonné et quand on passe au plus
électrique, vous êtes obligés au transverse et à avoir un raisonnement système. La
lacune, c’est de se considérer comme un équipementier. Alors que l’avion plus
électrique, c’est un raisonnement système : à telle phase de vol, l’aérofrein génère de
l’énergie pour la batterie, etc. C’est un raisonnement système parce que c’est au
niveau de l’avionneur. On savait qu’il y aurait une contrainte parce que la direction
disait qu’on était équipementier et pas systémier : ils étaient prudents avec Airbus en
disant « sous-système »… Mais le groupe a évolué dans cette démarche. » (Deux
anciens dirigeants du Groupe)
L’avion plus électrique implique une transformation de l’organisation interne du
Groupe. Même si ses différentes sociétés demeurent largement autonomes sur leurs marchés
respectifs d’équipements, l’ambition système de l’avion plus électrique permet à la direction
du Groupe de centraliser un budget de Recherche et Technologie et l’a amené à créer de
41 Avion de transport militaire développé par l’avionneur brésilien Ambraer. Safran Power a été sélectionné en 2011 pour en produire les systèmes de distribution électrique primaire et secondaire ainsi que l’intégration du système électrique complet de l’avion.
CHAPITRE 2 : Le motoriste réformateur.
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Hadrien Coutant – « Un capitalisme d’ingénieurs » – Thèse IEP de Paris – 2016
nouvelles entités mutualisées pour le Groupe. Un programme de recherche et technologie
pour l’ensemble du Groupe, le programme « Ampères » ainsi centralisé et redistribué un
budget auparavant exclusivement géré par les sociétés :
« Il était interdit de ponctionner les sociétés mais il fallait un impôt pour développer
en en injectant dans le projet. Ça a été décidé par Herteman : le projet Ampères. »
(Ancien dirigeant de la R&T de Safran)
Ce programme représente un investissement important, de l’ordre de 150 millions
d’euros sur 6 ans (Usine Nouvelle, 4 mars 2011). Si on est loin des milliards d’euros d’un
nouveau moteur, c’est une somme importante au niveau du Groupe. Par la centralisation
d’une part de la Recherche et Développement, l’avion plus électrique joue un rôle dans
l’intégration du Groupe après la fusion de 2005, rompant avec la décentralisation forte des
premières années du Groupe :
« Dans l’ancien modèle en silo, chaque division d’un groupe aurait sans doute créé
son offre électrique, avec beaucoup de redondances et de gaspillages. Le nouveau
modèle rationalise. Chez Safran, nous avons créé deux entités baptisées Safran Power
et Safran Electronics, qui ont pour missions de concevoir respectivement les futures
électroniques de puissance et de commande/contrôle, au bénéfice des différents
utilisateurs du groupe. C’est sur ces entités que repose la transversalité indispensable
à l’électrification. Safran Power et Safran Electronics fournissent des solutions à
toutes les sociétés du Groupe et cette transversalité, c’est-à-dire la confrontation à
toutes leurs demandes spécifiques, enrichissent les compétences de ces deux pôles. »
(Didier-François Godart, Directeur de Safran Innovation, interview du 24 août 2012,
ParisTech Review)
La création de deux entités mutualisées en 2009 affirme et participe de cette
transformation : Safran Electronics et Safran Power. Safran Power est créé au sein d’Hispano
Suiza. C’est cette entité entièrement nouvelle qui est explicitement en charge de mettre en
œuvre l’avion plus électrique par des compétences en électronique de puissance.
La division Safran Electronics de Sagem est l’autre mise en œuvre de l’avion plus
électrique. L’ambition de mutualisation et d’intégration du Groupe y est explicite. La division
regroupe des équipes de R&D et fabrication d’électronique de différentes sociétés du Groupe,
pour différents équipements : roues et freins, moteurs, avionique… Ces activités électroniques
préexistaient dans le Groupe mais la création de la division affirme une centralisation de ces
PREMIERE PARTIE: Piloter et construire Safran.
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Hadrien Coutant – « Un capitalisme d’ingénieurs » – Thèse IEP de Paris – 2016