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Orientation des travaux sur l’énigme antique

Les traitements approfondis du sujet dans le domaine des études classiques sont rares 132.

Les travaux de référence spécialement consacrés aux énigmes grecques sont encore ceux de

Konrad Ohlert (1886) et de Wolfgang Schultz (1909-1912) 133. Les deux auteurs se donnent

pour tâche de recueillir et d’expliquer l’ensemble d’une tradition, dans deux perspectives différentes, qui sont intimement liées aux orientations des sciences de l’Antiquité de leur époque. Le premier vise la connaissance « des mœurs et des représentations [Sitten und

Anschauungen] » du peuple grec 134, tandis que le second entend contribuer en philologue aux

progrès de la mythologie 135. Ils procèdent néanmoins par une même méthode, largement

implicite chez Ohlert et plus nettement inscrite par Schultz dans la structure de son projet. Il coup, pourrait-on dire, plus positif que celui sous lequel il a été envisagé par les logiciens et les philosophes dont la préoccupation majeure était apparemment de trouver les moyens de l’exclure, et en particulier de l’exclure de la philosophie » (BOUVERESSE 2002, p. 5 ; le chapitre en question s’intitule « Le non-sens, le jeu, l’ironie et la philosophie », p. 237-263). Il y insiste sur le pouvoir décisoire que l’on exerce en déclarant inacceptable un énoncé (p. 245) : « Si on voit les choses à la façon de Wittgenstein, il n’y a pas d’expressions qui soient par elles-mêmes dénuées de sens ou auxquelles nous ne puissions pas donner un sens. Il y a seulement des expressions auxquelles nous ne voulons pas donner de sens. » Les mots de L. Wittgenstein lui-même (cité p. 246) étaient les suivants : « Dire “Cette combinaison de mots n’a pas de sens” l’exclut du champ du langage et circonscrit par là le domaine du langage. Mais lorsqu’on trace une limite, cela peut avoir des raisons de différentes sortes. […] cela peut avoir pour but de ne pas laisser sortir ou entrer quelqu’un ; mais cela peut aussi faire partie d’un jeu […] ; ou bien elle peut indiquer où finit la propriété d’une homme et commence celle d’un autre, etc. Si donc je trace une limite, il n’est pas encore dit par là pourquoi je la trace. » L’étude influente de A. Jolles qui proposait de voir l’énigme comme une « forme simple », au nombre des formes fondamentales de l’expression, suggérait déjà cette intrication en évoquant, notamment, la solution comme « le mot de passe » donnant accès à « un groupe lié par le savoir » (JOLLES 1972 [1929], p. 109-110).

132. Pour une orientation générale, les articles de l’OCD (WEST 1996) et de la Neue Pauly (GÄRTNER & BÖCK 1997) peuvent être complétés par SCHNARR 1971 et KÖNIG 1992.

133. OHLERT 1886 (voir également OHLERT 1894 et OHLERT 1898) et SCHULTZ 1909-1912 (que reprend son vaste article de synthèse de la Realencyclopädie, SCHULTZ 1914 ; sur les énigmes byzantines, on peut encore

consulter SCHULTZ 1913-1914). Avant ces études, on peut signaler que W. A. Becker mentionnait les énigmes en leur qualité de jeux du banquet dans ses Tableaux des mœurs de la Grèce ancienne (voir BECKER 1840, t. I, p. 473-476, ainsi que la version augmentée du texte, BECKER & GÖLL 1877 [1840], t. II, p. 363-366).

134. La déclaration de cette intention passe dans l’avant-propos par une référence à J. Herder : K. Ohlert approuve l’idée, exprimée dans HERDER 1782-1783, que l’esprit d’un peuple — Geist et Witz sont ici indissociablement mêlés — se révèle dans ses jeux. L’auteur prétend cependant mettre cette quête du génie singulier d’une langue et d’une culture au service d’un but plus fondamental. Selon lui, l’imagination populaire (« Volksphantasie ») constitue un socle commun et invariable à l’ensemble du genre humain. Mettre en valeur l’unité des formes d’expression qui appartiennent à l’enfance des peuples est le but du comparatisme qu’il pratique ponctuellement dans son étude. Si le rapprochement avec les énigmes latines de Symposius est courant, ses parallèles notamment indiens et allemands sont une particularité de l’ouvrage ; on notera que la seconde édition (OHLERT 1912 [1886]) omet la plupart des parallèles modernes de la première.

135. Dans le long avant-propos qui expose sa méthode, W. Schultz insiste fortement sur une approche nouvellement mise au point et qui lui semble essentielle à la compréhension des énigmes et de la mythologie anciennes : la symbolique numérique (Zahlensymbolik). Celle-ci consiste à justifier l’emploi de mots clefs par le calcul des NO/0%, c’est-à-dire par l’addition des valeurs numériques que les lettres doivent à leur place dans l’alphabet. Le nom de Pythagore se trouve ainsi représenter le nombre 99, soit 9 P 11 en 9 lettres. D’une façon privilégiée, ce sont les nombres symétriques (333, 606, 101), les carrés (121, 144, 169) et les puissances élevées (128 = 27) qui servent de principe explicatif. L’application systématique de cette méthode grève largement les

s’agit en effet de recueils commentés qui s’efforcent de classer les témoignages conservés en étendant par analogie les groupements déjà constitués, tout en retranchant ce qui ne leur paraît pas pertinent dans nos sources. Nous indiquons ci-dessous le plan de ces études.

La thèse que soutient Konrad Ohlert dans la première partie de son livre est résumée dans le titre « Le jeu des énigmes s’enracine dans les mœurs et les coutumes du peuple grec » (l’énigme représentant une épreuve dans des compétitions, dans des luttes sanctionnées par la survie ou par la mort, ou bien dans les fêtes, rubrique sous laquelle le critique range aussi bien les célébrations en l’honneur des dieux et les oracles que les cérémonies matrimoniales et les banquets). L’auteur étudie ensuite « L’énigme dans la poésie » (poésie épique, poésie lyrique, tragédie, comédie et épigramme), « Les espèces de l’énigme grecque » (énigme jouant sur le sens, énigme visuelle, énigme numérique, énigme jouant sur les mots, énigme jouant sur les lettres, anagramme, acrostiche 136) et enfin, plus particulièrement, « Le griphos », mot par

lequel il désigne à la fois une question ou une réponse facétieuses et un jeu de société.

Wolfgang Schultz expose dans la première partie de son ouvrage « La tradition de l’énigme » (A), en donnant une traduction de « La présentation synthétique d’Athénée » (I), puis en recueillant les énigmes et les « formes semblables à l’énigme [rätselähnliche

Gebilde] » (II) sous les rubriques suivantes : énigmatique (populaire, ancien, littéraire, élaboré

d’une façon artistique [Erkünsteltes], mantique, gnomique (inscriptions, symboles anciens, symboles hésiodiques, symboles de l’école pythagoricienne, apophtegmes et questions populaires), grammatical (explication de l’alphabet, formes des lettres, énigmes qui présupposent l’écrit), mathématique (mathématique mantique, paralogismes de Zénon, équations diophantiennes, symbolique numérique du nom, énigmes comportant des NO/0%). La seconde partie (« B. Explications sur la tradition de l’énigme ») cherche à resituer cette tradition dans un cadre littéraire, mythique et rituel (« III. Les énigmes dans la tradition littéraire », « IV. Les énigmes anciennes et le mythe » et « V. La poésie énigmatique et le rite »).

En pratique, chaque auteur prend position sur la valeur heuristique de la compilation effectuée par Athénée et ajoute, selon des critères plus ou moins strictement définis, des matériaux ne se trouvant ni dans Les Deipnosophistes ni dans l’Anthologie grecque. L’ampleur et la précision de la collecte des matériaux grecs expliquent que ces ouvrages conservent leur utilité. Il serait toutefois souhaitable de mettre à jour leurs informations afin

136. Ces rubriques sont en allemand les suivantes : Sinnrätsel (mot qui lui semble une traduction adéquate de l’expression 40-%&Q1 -.(/01 que l’on trouve chez Athénée), Bilderrätsel et Zeichenrätsel, Rechenrätsel (glosé par le grec 40-%)$%&Q# 7.3R4SE+), Worträtsel, Buchstabenrätsel, Anagramm, Akrostichon.

de disposer d’un répertoire complet. En outre, il est évident que les méthodes d’analyse sociologique et mythologique mises en œuvre ont à peu près perdu leur acuité et appellent une refonte de ces projets. Ici, notre but sera plutôt de mettre en valeur le caractère problématique de l’objet que ces savants tentaient de reconstituer d’après des données lacunaires.

Les contributions récentes les plus substantielles s’inscrivent dans des perspectives philosophiques et culturelles spécifiques. Elles ne touchent pas directement à notre propos et nous les mentionnerons donc brièvement.

Les travaux de Giorgio Colli et de Pietro Pucci ont en commun d’associer d’une façon essentielle l’énigme à la pensée de la Grèce archaïque et à la cruauté tragique d’une parole divine incompréhensible pour les hommes. L’énigme occupe une place centrale dans la vision

des origines sapientiales de la philosophie qui était celle de Giorgio Colli 137. Le premier tome

de son recueil des témoignages sur « la sagesse grecque » comporte une section sur les énigmes. À travers la présentation commentée d’une trentaine de fragments, les étapes d’une périodisation apparaissent : l’humanisation et la laïcisation progressives de l’énigme accompagne l’évolution de la pensée grecque. Selon l’auteur, l’époque archaïque est tout entière placée sous le signe de l’énigme, comme le montrent le mythe de la Sphinx, la compétition des devins ou les textes d’Héraclite ; la figure du sage et l’arrière-plan religieux

habitent encore l’époque classique, tandis que le IVe siècle avant notre ère atteste une

réduction de l’énigme à un jeu de société et à un moyen éducatif. Les traits caractéristiques de l’énigme archaïque seraient son caractère allusif et sa violence : elle indique son objet d’une manière voilée et suscite une lutte pour la connaissance qui fait courir un péril mortel. En perdant son caractère sacré, l’énigme prendrait la forme typique de l’antithèse ou de la contradiction. Giorgio Colli propose pour preuve supplémentaire de son schéma les affinités entre la terminologie employée pour évoquer l’énigme et la terminologie dialectique, qui

serait issue de cette transformation de l’énigme originelle 138. Un essai incisif de Pietro Pucci

propose de regarder sous l’angle postmoderne de la perte du sens les témoignages archaïques sur l’énigme ; cette dernière est reliée à deux autres « dispositifs linguistico-rhétoriques »

137. Cette conception s’exprime principalement dans COLLI 1975 (en particulier au chapitre IV, « La sfida

dell’enigma », p. 47-57), ouvrage dans lequel le philosophe décrit la rupture qui conduit de la sagesse à la

philosophie. Il va sans dire que les racines de l’interprétation de G. Colli se trouvent dans la pensée de F. Nietzsche, dont les Œuvres complètes ont commencées d’être éditées sous sa direction.

138. COLLI 1995 [1977-1980], p. 339-369 (textes) et 435-440 (commentaire). Le recueil de témoignages sur

avec lesquels elle partagerait un « air de famille » : l’oracle et le secret, destinés comme elle à occulter leur objet en vue de mieux le révéler 139.

On ne sera pas étonné que Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant aient fait allusion à la parole énigmatique dans leur enquête sur les « ruses de l’intelligence » que les Grecs associaient au terme EO$%1. Les auteurs ne s’intéressent cependant à l’énigme que pour la rattacher au schème très général de l’efficacité d’une action indirecte maniant « le cercle et le lien », selon le titre de leur conclusion : l’énigme, en raison de l’étymologie de -.(/01 et du vertige qu’elle crée chez l’auditeur afin de le déstabiliser, est comme un filet de mots entre les mains des êtres rusés que sont par exemple la Sphinx ou Cléobuline. Il est difficile de réduire

à l’unité sa signification pour circonscrire et maîtriser ses formes changeantes 140.

Pour sa part, en proposant d’interpréter les récits de colonisation comme des métaphores culturelles par lesquelles les Grecs ont pensé le rapport qu’ils entretenaient avec l’acte de prendre possession d’un territoire étranger, Carol Dougherty a exploité de plusieurs manières le paradigme de l’énigme. Cette référence lui était suggérée par la tradition littéraire reliant à l’énigme les oracles, et tout particulièrement les oracles de colonisation. C’est en réalité l’ensemble de la geste coloniale que l’auteur regarde, par extension, comme analogue à l’énigme : la sentence divine qui incite à l’expédition crée une confusion, dans les mots et dans les faits, que la fondation résout en rétablissant l’ordre intellectuel et le pouvoir légitime du conquérant 141.

Le thème de l’énigme est par ailleurs souvent abordé à propos des textes et des auteurs qui font intervenir les énigmes ou bien se rattachent au canon antique de l’obscurité. Afin de faire état de ces informations bibliographiques, nous citons ici les études les plus intéressantes parmi celles que nous n’évoquons pas à un autre moment du présent travail : HURST 1991,

HURST 1998 et LAMBIN 2005, sur Lycophron ; FERRARI 1997, sur Eschyle ; BERNABÉ 1999,

sur Platon et Plutarque ; BOLLACK & WISMANN 1995, sur Héraclite ; COSTANTINI, GRAZIANI

& ROLET 2006, sur Philostrate ; WEST 1967 et RICHARDSON 1981, sur le texte couramment

nommé le Certamen, qui met en scène la joute poétique d’Homère et d’Hésiode 142.

139. PUCCI 1996 (qui intègre PUCCI 1988).

140. Voir DETIENNE & VERNANT 1974, p. 50 et, surtout, p. 290-292.

141. DOUGHERTY 1993, en particulier p. 45-60.

142. En même temps qu’elles sont des contributions à la compréhension des textes concernés, de telles études se prêtent à l’analyse des emplois savants très divers de la catégorie d’énigme. Un exemple particulièrement frappant est l’usage technique que fait E. Fraenkel du terme -.(/01 pour désigner chez Eschyle une périphrase obscure, suivie de sa résolution à quelques mots ou quelques vers de distance (voir FRAENKEL

1950, p. 9 : « It is quite true that in many passages of Aeschylus which have something of a -.(/01 about them,

every reader must be struck by his anxiety to append an unambiguous solution, although this runs counter to the nature of the -.(/01 and impairs its effect »).