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1. Le test de l’hypothèse de piège écologique : un cadre simple d’évaluation pour la restauration

1.1 Opportunités et contraintes du test de l’hypothèse de piège écologique comme méthode

gestionnaires

Dans cette thèse, j’ai pu tester l’hypothèse de piège écologique pour deux cas d’étude (le Rollier d’Europe et les laridés coloniaux, exemples développés respectivement aux chapitres 4 et 5) utilisant des dispositifs artificiels comme site de reproduction. Les résultats de ces études montrent que les nichoirs ne constituent pas de pièges écologiques pour les rolliers dans la Vallée des Baux, mais que les îlots aménagés pour les laridés coloniaux sur le littoral méditerranéen français pourraient constituer des pièges écologiques pour certaines des espèces étudiées (en l’occurrence la Sterne Hansel) voire des ressources sous-évaluées pour la Mouette mélanocéphale.

La réalisation de ces tests est relativement simple et me semble à la portée de la plupart des gestionnaires en charge de la mise en place et du suivi d’aménagements ou d’actions de restauration, visant la conservation d’espèces menacées ou la compensation de destructions d’habitats, moyennant l’existence ou la mise en place de partenariats avec des équipes de recherche, en particulier en dynamique des populations (Besnard 2013), ou le recrutement de personnel dédié. Les paramètres à relever sont ainsi uniquement :

- L’occupation des dispositifs ou des habitats restaurés par les espèces ciblées, au pas de temps pertinent pour l’espèce visée et pour la période de son cycle de vie visée par l’aménagement (annuel pour la reproduction des espèces se reproduisant une seule fois par an

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ou pour l’hivernage ou l’hibernation, bisannuel pour la halte migratoire des espèces migratrices, etc).

- Un ou plusieurs paramètres mesurables reflétant la valeur sélective des individus utilisant les dispositifs ou les habitats restaurés pendant leur période de présence : survie (par exemple à partir de données de capture-marquage-recapture analysées par un chercheur ou un prestataire), succès reproducteur, productivité, condition corporelle (dans le cadre de captures d’individus), stress ou encore niveau d’activité (en lien avec des laboratoires ou des programmes de recherche), etc.

- Ces paramètres sont à mesurer à la fois sur les sites artificiels ou restaurés, et sur les sites naturels.

Cependant, nous l’avons vu, l’analyse de la bibliographie révèle que la majorité des suivis et des évaluations des dispositifs se concentrent sur le premier point (étude de l’occupation), et que la mesure des paramètres de valeur sélective et la comparaison avec les habitats naturels sont rarement mises en œuvre (cf. Introduction générale). Il existe en effet plusieurs freins à la mise en œuvre de ces deux derniers points qui doivent être levés pour pouvoir utiliser plus largement le test de l’hypothèse de piège écologique pour évaluer les dispositifs artificiels.

Tout d’abord, le choix du ou des paramètres de valeur sélective à mesurer est crucial, car montrer une différence pour un paramètre qui influence pas ou peu la dynamique de la population ciblée ne permettra pas de mener une évaluation de la gestion entreprise. Idéalement, les paramètres évalués seront ceux qui ont un effet fort sur le taux de croissance de la population ciblée (forte élasticité du paramètres démographique ciblé), ce qui diffère fortement entre espèces mais peut aussi différer d’une population à l’autre, avec des populations « lentes » plus sensibles à une variation de la survie des individus, et des populations « rapides » plus sensibles aux variations des paramètres de reproduction (cf. Chapitre 2). Cependant, plusieurs études montrent que même pour les espèces longévives dont la dynamique est largement dépendante de la survie adulte (Gaillard et al. 2000; Nilsen et al. 2009), la reproduction peut jouer un rôle tout aussi important voire plus important que la survie dans la croissance de la population (voir par exemple Manlik et al. 2016), car la survie des individus peut être

181 « canalisée », c’est-à-dire protégée des variations de l’environnement par des adaptations comportementales par exemple (Stearns & Kawecki 1994; Gaillard & Yoccoz 2003). De fait, lorsque les dispositifs artificiels ou les actions de restauration visent à créer des habitats de reproduction pour les espèces cibles, l’étude des paramètres de reproduction peut être satisfaisante pour tester l’hypothèse de piège écologique chez la plupart des espèces et des populations. Il existe cependant de nombreux cas où il est impossible d’accéder à ces paramètres, par exemple pour les espèces cryptiques comme les lézards ou les serpents, dont les pontes sont dissimulées et les jeunes livrés à eux-mêmes dès la naissance. Pour ces espèces, une revue bibliographique sera nécessaire afin d’envisager d’autres approches pour mesurer des proxys de la valeur sélective, comme réaliser des suivis individuels pour mesurer la survie (e.g. Hyslop et al. 2012), l’activité (cf. encadré 2) ou d’autres réponses comportementales ou physiologiques (pour les lézards, voir par exemple Perry 2007), ou tout autre trait mesurable et potentiellement influencé par la modification de l’habitat, auquel la valeur sélective individuelle pourrait être particulièrement sensible.

ENCADRE 2

L’utilisation de l’espace et les rythmes d’activité pour comparer les dispositifs artificiels et naturels : une pré-étude chez le Lézard ocellé en Crau

Les résultats préliminaires de cette étude ont été présentés le 18/12/2019 à l’occasion du conseil scientifique de la Réserve Naturelle Nationale des Coussouls de Crau (Schwartz 2019).

Contexte : Une population importante de Lézard ocellé est connue de longue date au sein de la RNN des Coussouls de Crau et fait l’objet de divers études et suivis (Tatin 2015; Tatin & Renet 2016). Sur cette steppe caillouteuse, les Lézards ocellés utilisent principalement des gîtes constitués de tas de galets de Crau, qui ont été construits au cours de la seconde guerre mondiale (Tatin & Renet 2016). En 2009, une opération de restauration d’envergure a été menée sur les vergers du mas de Cossure, couvrant 357 ha au cœur de la plaine de Crau. Cette zone a été achetée par la CDC Biodiversité pour constituer la première banque d’actifs naturels de France (Dutoit et al. 2018). Les pêchers présents sur la zone ont été arrachés et différentes actions de restauration ont été menées afin de restaurer un habitat steppique (Tatin et al. 2013; Dutoit et al. 2018). Parmi ces actions, le Conservatoire d’Espaces Naturels PACA, gestionnaire du site, a installé plusieurs dizaines de gîtes artificiels entre 2012 et 2016. Ces gîtes ont été créés en utilisant des regards en béton reliés par des tuyaux de chantier en PVC, recouverts de terre et de galets de Crau (Tatin & Renet 2016). Une population de Lézard ocellé était déjà présente historiquement autour du Mas de Cossure, et utilisait des gîtes « naturels » constitués de garennes de lapin ainsi que de blocs de poudingues, de tas de matériaux et de souches d’arbre déposés autour du mas (Observations personnelles, Tatin et Renet (2016).

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Objectifs : Le lézard ocellé étant une espèce particulièrement cryptique et dont l’écologie de la reproduction et la survie individuelle sont particulièrement mal connues et difficiles à étudier (Doré et al. 2015), nous avons voulu profiter de cette expérience pour tester des mesures alternatives (proxys) de valeur sélective individuelle afin de pouvoir évaluer l’efficacité des gîtes artificiels comme alternative aux gîtes naturels pour cette espèce. Les objectifs de cette pré-étude étaient d’explorer la faisabilité d’étudier deux de ces proxys à la fois dans les gîtes « naturels » (déjà présents) versus les nouveaux gîtes installés dans le cadre de l’opération de restauration :

- l’utilisation de l’espace par les Lézards ocellés, qui peut être corrélée au placement des gîtes en fonction de la qualité des habitats d’alimentation adjacents, mais aussi à la structure du réseau de gîtes disponibles (Doré et al. 2015)

- le rythme d’activité des Lézards ocellés, qui est corrélé à la quantité de ressource alimentaire disponible et à la prise de risque des individus, pouvant influencer la survie individuelle, comme montré chez d’autres espèces (Belliure et al. 1996; Martin 1999; Cooper Jr. 1999; Drakeley et al. 2015)

Méthodes : Des lézards adultes ont été capturés sur les deux types de gîtes sur le site de Cossure, ainsi que sur des gîtes naturels au sein de la RNN attenante, entre le printemps 2018 et l’automne 2019. Les lézards adultes étaient mesurés et pesés, et équipés d’une balise GPS miniaturisée (pesant entre 6 et 8g) couplée à un émetteur VHF, permettant d’enregistrer les déplacements des individus et de retrouver les balises sur le terrain (Figure 21). Ces balises étaient également équipées d’un accéléromètre et d’un interrupteur photosensible, permettant de mesurer l’activité des individus au cours de la journée (VeDBA – Vectorial body dynamic acceleration). Les individus étaient équipés pour une durée d’une à deux semaines environ, au bout de laquelle les individus étaient recapturés afin de récupérer la balise et de déséquiper pour limiter les impacts potentiels.

Figure 21 : Lézard ocellé mâle équipé d’une balise GPS fixée sur la ceinture pelvienne. NB : après plusieurs tests, il apparait que l’usage de panneaux solaires et de câble téléphoniques ne sont pas à recommander. ©Thomas altherr

183 Résultats préliminaires : Plus de 20 lézards adultes ont été capturés au cours de l’étude, et 15 ont été équipés avec les balises (9 capturés dans des gîtes naturels, 6 dans des gîtes artificiels). Du fait de son caractère expérimental, cette pré-étude a permis d’améliorer la méthode d’attache et les réglages des balises au fur et à mesure afin d’arriver à un protocole opérationnel. Ainsi, pour diverses raisons, un certain nombre de lézards ont perdu leur balise très rapidement et seuls 10 individus ont gardé la balise suffisamment longtemps pour pouvoir exploiter leurs données. Sur ces 10 individus, les premiers résultats montrent une activité globalement similaire pendant les mois de suivi (mai, juin, juillet, septembre et octobre) mais très différente d’un individu à l’autre. Ces différences d’activités individuelles sont probablement dues aux différences de température et de conditions météorologiques au cours des suivis qui ne sont pas synchrones. Globalement l’activité journalière des individus montre deux pics, un le matin entre 6 et 10 heures, et un l’après-midi vers 18 heures, ce qui est cohérent avec la littérature (Doré et al. 2015) (figure 22a). Je n’ai pas trouvé de différence significative d’activité en fonction du type de gîte où le lézard a été capturé (figure 22b). Les déplacements observés sont globalement importants sur les périodes de suivi, par rapport à la littérature (Doré et al. 2015) mais sont aussi très différents entre individus. Un individu a ainsi couvert plus de 5 hectares en seulement 3 jours alors qu’un autre est resté autour de son gîte et a utilisé à peine plus d’un hectare en plus de deux semaines. Trois types de comportement ont pu être discriminés à ce stade : repos (VeDBA nulle et pas d’exposition au soleil), thermorégulation (VeDBA nulle et exposition au soleil), déplacement (VeDBA non nulle).

Figure 22 : Probabilité d’activité du Lézard ocellé en fonction de (a) l’heure et (b) le type de gîte

principal utilisé (artificiel ou naturel). En (a), les bornes de l’intervalle de confiance (95%) sont représentés par les lignes en pointillées. En (b) le point figure l’estimation pour le type de gîte et les lignes noires représentent l’intervalle de confiance (95%).

Conclusion : Cette pré-étude nous a permis de valider la faisabilité de l’étude de l’utilisation de l’espace et du rythme d’activité du Lézard ocellé, et ce sur les deux types de gîtes à l’aide de GPS. Nous avons pu mettre au point les techniques appropriées ce qui permettra d’envisager une étude plus ambitieuse à court terme. A ce stade, il n’est pas possible de conclure sur les différences d’activité et de déplacements entre les lézards utilisant les gîtes naturels et ceux utilisant les gîtes artificiels. Cependant, les analyses pourront être complétées dans le futur en y intégrant les données de température, ce qui pourrait expliquer les différences d’activité observées entre individus. De plus, une classification supervisée des données d’accélérométrie (VeDBA) pour les lier à des comportements à partir d’individus captifs par exemple ou d’observation intensives sur le terrain permettrait d’exploiter plus finement le jeu de données. Enfin, afin de limiter les biais temporels et météorologiques, une campagne de capture et de suivi importante sur une période limitée serait nécessaire.

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Une seconde contrainte importante posée par le test de l’hypothèse de piège écologique est la nécessité d’avoir accès aux habitats naturels ou non-aménagés utilisés par l’espèce cible. En effet, ces habitats peuvent être à la fois difficiles à localiser (cas des espèces cryptiques) et difficiles à reconnaître (quelle cavité ou quel trou dans le sol est susceptible de constituer un véritable habitat de reproduction pour un oiseau ou un gîte principal pour un lézard ?). De plus, ils peuvent être totalement absents localement suite aux aménagements menés, mais présents ailleurs dans la région, ce qui pose alors la question de la pertinence d’utiliser ces localités éloignées comme « témoin ». En effet, la plasticité phénotypique des espèces peut entraîner des différences de stratégie d’histoire de vie et de comportement d’une population à l’autre (cf. Chapitre 2 pour un exemple chez le Rollier d’Europe). Elle peut également produire des réponses contrastées des populations aux variations géographiques des ressources trophiques et des menaces pesant sur les individus (cf. ANNEXE A toujours chez le Rollier d’Europe, voir aussi par exemple Llewelyn et al. (2016) pour un exemple chez les reptiles qui décrivent une forte variabilité phénotypique entre populations, corrélée aux conditions environnementales chez un lézard d’Amérique du Sud, Lampropholis coggeri). Il semble donc incertain que les individus de deux populations géographiques éloignées aient des valeurs sélectives totalement comparables ou des stratégies de sélection d’habitat semblables. Il est donc prudent de limiter la recherche et le suivi de sites naturels au contexte biogéographique local. En l’absence de données locales contemporaines, il peut être utile de rechercher et d’utiliser des données historiques au sein des habitats naturels, si elles existent. Dans tous les cas, un effort important devrait être consenti à l’identification de ces habitats « témoins », sans lesquels toute évaluation des aménagements réalisés est impossible, mais cette démarche n’est encore que trop rarement effectuée (cf. Introduction p. 35).

Il est donc nécessaire que les gestionnaires et les maîtres d’ouvrage anticipent cet impératif dans la définition des actions de suivi et d’évaluation dès la conception des projets, notamment pour dimensionner correctement le budget à mobiliser mais aussi pour identifier en amont les sites naturels à inclure dans les suivis. Pour ces derniers, il est important d’inclure également des sites potentiels (par exemple des cavités naturelles non occupées prises au hasard dans le cas des espèces cavicoles) dans le suivi, ce que j’ai pu faire pour le rollier en recherchant les cavités disponibles et non-utilisées

185 par l’espèce (chapitre 4) et pour les laridés coloniaux (chapitre 5) en utilisant les sites colonisés uniquement par l’avocette élégante. Dans le cas contraire, cela peut conduire à surestimer le taux d’occupation des habitats naturels et donc à baisser relativement l’estimation de l’attractivité des sites aménagés ou des dispositifs artificiels. Au contraire de ces sites artificiels, il est cependant probablement très difficile d’avoir accès à la totalité des habitats naturels disponibles pour l’espèce ciblée, ce qui conduit vraisemblablement à surestimer quasi systématiquement l’attractivité des sites naturels. Lors du test de l’hypothèse de piège écologique, il est important d’avoir en tête ce biais potentiel, au risque de considérer l’aménagement comme peu attractif, et donc de ne pas reconnaître son succès et son intérêt, ou au contraire de ne pas identifier un piège écologique (Chapitre 4 : Figure 1). Dans le cas des laridés coloniaux, la préférence pour les sites aménagés était très forte, de sorte que le biais lié à l’absence de sites naturels jamais colonisés dans le jeu de données n’a pas eu d’impact sur les résultats du test de l’hypothèse de piège écologique (cf. Chapitres 4 & 5).

1.2 Comprendre les mécanismes écologiques conduisant à créer les pièges