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Objectif général de théorisation ancrée : présentation historique et épistémologique

CHAPITRE 5. Problématique et devis de recherche

2 Objectif général de théorisation ancrée : présentation historique et épistémologique

L’analyse par théorisation ancrée (TA) développée par Paillé (1994, 2017) est une démarche qui trouve son origine dans la Grounded Theory (GT, Glaser et Strauss, 2010). La GT et la TA partagent un grand nombre de principes théoriques et méthodologiques qui seront détaillés dans un premier temps. Les fondements épistémologiques de la TA seront présentés dans second temps.

2.1 De la « Grouded Theory » à la Théorisation Ancrée

L’analyse par théorisation ancrée est à la fois une théorie et une méthode. Développée par Paillé (notamment 2012, 2017), cette démarche analytique a été « traduite et adaptée » de la GT (Paillé, 1994, p.148). La GT et la TA présentent donc plusieurs points communs fondamentaux (tab.18). Paillé (2017) définit la théorisation ancrée comme « une démarche de conceptualisation avancée des phénomènes étudiés qui procède par un solide ancrage dans les données empiriques issues de l’enquête et qui porte sur l’action et l’expérience des personnes et non sur la forme des discours. ».

Points communs entre la GT et la TA

Démarche inductive fondée sur la découverte de catégories Ancrage empirique de l’analyse

Principes de comparaison constante, d’échantillonnage et de saturation théoriques

Processus de conceptualisation, montée en abstraction

Reconnaissance de la subjectivité comme instrument de recherche Objectif de compréhension sur “comment” se déroule un phénomène Recours à la littérature comme référent, pas comme cadre hypothético- déductif

Concepts émergents, analytiques et sensibilisants

Concordance et fonctionnement entre la théorisation et la situation Simultanéité du recueil, codage et analyse des données

Tableau 18: Grounded Theory et Théorisation Ancrée, des points communs fondamentaux

2.1.1 Aux origines de la théorisation ancrée, la Grounded Theory

La Grounded Theory (GT) est à la fois une théorie et une méthode de recherche inductive. Son but est de construire une théorie sur un phénomène, à partir de données qui sont simultanément recueillies et analysées (Glaser et Strauss, 2010, p.83 ; Jacques, Hébert, Gallagher et St-Cyr Tribble, 2014 ; Patton, 2002). La GT est apparue dans un contexte où le régime de scientificité positiviste et la logique hypothético-déductive étaient dominants. Face à la

76 prépondérance du paradigme quantitatif, la GT permet de renforcer la légitimité de la recherche qualitative en « proposant un ensemble méthodique de stratégies de recherche qui non seulement permettent une réelle jonction de la théorie aux données empiriques, mais aussi montrent la possibilité de théoriser à partir de données récoltées en recherche qualitative ou sur de petits terrains » (Garneau, 2015, p.7). La force et la validité de la GT résideraient notamment dans sa rigueur méthodologique qui lui confère une valeur scientifique, dans son ancrage empirique qui assure une validité de sens aux résultats, dans son pouvoir d’abstraction conceptualisante qui permet de théoriser le phénomène étudié, et dans la reconnaissance de la créativité des chercheurs comme élément essentiel à l’analyse (Garreau et Bandeira-De-Mello, 2010).

2.1.2 Une logique de découverte et de compréhension

La théorisation ancrée, comme la GT, vise la compréhension d’un processus et des transformations qui opèrent au sein d’un groupe ou pour une personne (Paillé, 2017). La formulation de la question de recherche vise donc souvent à comprendre le « comment » d’un phénomène (de son déroulement, ses transformations, sa dynamique, etc…). Par exemple, « comment les femmes

vivent-elles le processus de transition des perceptions de l’état de santé après avoir reçu un diagnostic de cancer du sein ? » (Jacques, Hébert, Gallagher et St Cyr Tribble, 2014).

La théorisation ancrée repose sur une méthodologie inductive qui permet la découverte de catégories dans un corpus de données ancrées dans le terrain. L’articulation entre le recueil, le codage et l’analyse des données est un élément absolument fondamental. Ces opérations sont conduites ensemble autant que possible (Glaser et Strauss, 2010, p.136). Lors du codage du corpus, Glaser et Strauss (2010, p.128 et p.131) insistent pour que le chercheur se focalise sur les conceptualisations émergentes plutôt que sur des concepts déjà existants. Ces concepts émergents doivent être analytiques (présenter un haut degré de généralité) et sensibilisants (traduire fidèlement et rendre compréhensible le sens de la réalité). Les catégories émergent donc grâce aux interactions continues entre le chercheur et le corpus, et acquièrent progressivement un statut de concept (Point et Voynnet Fourboul, 2006, p.64).

Finalement, le « cadre émergent véritablement intégrateur, qui englobe la plus grande variété de catégories et de propriétés, devient un schème (théorique) ouvert, à peine susceptible d’être reformulé » (Glaser et Strauss, 2010, p.134). Le résultat de la théorisation doit concorder et fonctionner avec la situation (ib., p.86). Lorsque la théorie concorde avec la situation, les catégories conceptuelles qui la composent s’appliquent aisément aux données. On dira de la théorie qu’elle fonctionne si les catégories sont suffisamment pertinentes, significatives et explicatives des phénomènes étudiés.

2.1.3 Comparaison constante, échantillonnage théorique et saturation théorique : trois principes fondamentaux

Compte tenu de la logique de découverte et de compréhension d’une théorisation ancrée, deux exigences fondamentales et d’égale importance s’imposent au chercheur. Il doit garantir « un haut degré de scientificité » à ses résultats, tout en proposant « des théories novatrices issues de

77 l’analyse des éléments empiriques et non de théories existantes. » (Garreau et Bandeira-De-Mello, 2010, p.3). Pour satisfaire à ces exigences de rigueur et d’innovation, quatre principes méthodologiques peuvent être appliqués : la comparaison continue, l’échantillonnage théorique, la saturation théorique et l’épochè.

La comparaison continue correspond à l’activité constante de comparaison des éléments de toute nature (donnée, catégorie, analyse, mémo…) et porte aussi bien sur les similarités et les différences. La comparaison continue fait ressortir les catégories conceptuelles qui caractérisent le phénomène étudié, ainsi que leurs propriétés pour des éléments probants participant de la compréhension de la situation (Glaser et Strauss, 2010, pp.111-113). La mise en œuvre combinée du codage et de l’analyse des données soutient le principe de comparaison continue (ib., p.205). L’échantillonnage théorique est un « processus de recueil de données au moyen duquel le chercheur tout à la fois rassemble, code et analyse ses données et décide des matériaux additionnels dont il a besoin et de l’endroit où les trouver, dans le but de développer la théorie au fur et à mesure qu’elle émerge. » (ib., p.138). Il est donc difficile de prédire, a priori, combien de personnes, de documents ou de moments seront observés et analysés par le chercheur. Selon Paillé (1994, p.153), la notion d’échantillonnage doit être détachée « de la notion de personne ou de sujet (…) ce sont des événements, des phénomènes et non des personnes qui sont d’abord échantillonnés. ».

La saturation théorique est atteinte lorsque les nouvelles données ne permettent plus de développer les catégories élaborées, c’est-à-dire : « le phénomène auquel correspond la catégorie est à ce point bien documenté que l'analyse ou les nouvelles entrevues n'y ajoutent rien qui puisse le remettre en question, comme l'ajout de sel ne modifierait plus la salinité d'une solution saturée. » (Paillé, 1994, p.166). La saturation ne se décrète donc pas à partir d’un critère fixe (comme un nombre d’occurrences par exemple).

Enfin, l’épochè est un concept emprunté à la phénoménologie qui qualifie la posture du chercheur en TA. Ce dernier doit prendre conscience puis suspendre ses présupposés profanes comme scientifiques. En procédant par épochè, le chercheur s’engage dans un mouvement réflexif intentionnel grâce auquel il fera abstraction de ses préconceptions (théories, opinions, jugements…) afin de favoriser l’émergence des catégories depuis les données.

2.1.4 Deux distinctions notables entre GT et TA

Bien qu’apparentées, la GT et la TA se distinguent en plusieurs points. Pour commencer, la GT implique une démarche d’analyse de contenu alors que la théorisation ancrée s’intéresse à l’analyse des phénomènes. En effet, la phénoménologie est un des fondements théoriques de la théorisation ancrée.

Cette première distinction se traduit sur le plan méthodologique. En GT, le chercheur code le contenu des données de chaque ligne ou paragraphe (codage « ouvert », Jacques et al., 2014). En théorisation ancrée, ce sont les phénomènes qui sont catégorisés. Ils peuvent être repérés au niveau global d’un entretien ou d’une observation, pas nécessairement au niveau d’une ligne retranscrite. Conduire une théorisation ancrée implique jusqu’à six étapes de travail (qui admettent des

78 itérations, conformément au principe de comparaison constante) : l’examen phénoménologique des données, l’analyse par catégories conceptualisantes, la mise en relation des catégories, leur intégration par resserrement analytique, la modélisation et la théorisation8.

Ensuite, le résultat produit par une TA n’est pas la même que le résultat d’une GT. En effet, la

Grounded Theory propose une théorie d’un phénomène alors que la TA produit une théorisation.

Une théorie se veut plus généralisable qu’une théorisation. La théorisation est une structure conceptuelle intégrée qui propose une compréhension d’un phénomène. Elle se situe à un niveau d’abstraction conceptualisante supérieur à ce que pourrait être une description. Néanmoins, son ancrage empirique limite la portée générale de la théorisation ancrée.

2.2 Une épistémologie du sens

L’épistémologie de la recherche par théorisation ancrée repose sur cinq concepts forts : le rapport au terrain, la posture du chercheur, les instruments, la méthodologie, et la théorie.

2.2.1 Rapport au terrain : Co-production de la théorisation

Pour le chercheur en théorisation ancrée, le terrain constitue l’espace des découvertes relatives à l’expérience réelle. Ce réel se lit au travers de ce qui est vécu par les individus. En « partant du terrain » pour conceptualiser, on admet que le terrain soit « posé comme une contrainte a priori et non comme un cadre a posteriori de vérification » (Soulet, 2012, p.12). En ce sens, on peut considérer que le terrain et ses acteurs ont un statut particulier de co-producteurs de la théorisation ancrée. Par ailleurs, l’ancrage dans les données empiriques est un critère essentiel de scientificité pour une théorisation émergeant d’une démarche inductive (Anadon et Guillemette, 2007, p.32).

2.2.2 Posture du chercheur : Ouverture et réflexivité

Le chercheur engagé dans une démarche inductive s’intéresse à ce qui apparaît « significatif dans les perceptions, les représentations, les sentiments et les actions des acteurs sociaux (…) la compréhension de la réalité à partir des points de vue des acteurs eux-mêmes » (Anadon et Guillemette, 2007, p.29). La théorisation ancrée suppose donc que le chercheur adopte une posture d’ouverture face aux participants, aux données et à Soi.

Le chercheur accueille avec empathie le vécu des participants tel qu’il se donne à voir et tel qu’ils l’expriment. En TA, le privilège est donné à l’expérience des individus. Pour comprendre cette expérience, le chercheur reconnaît la nécessité des interactions au plus proche du terrain, du réel. Ainsi, la recherche en théorisation ancrée implique une logique de proximité avec ce qui fait sens pour les sujets concernant leur expérience réelle, complexe et dynamique au monde (Paillé, 2007, pp.432-433). Il s’agit d’une proximité que l’on pourrait qualifier de rigoureuse. En effet, la proximité avec les données est une condition nécessaire à la révélation du sens profond du phénomène étudié, mais elle ne se conduit pas de façon aléatoire, elle suppose une méthode scientifique rigoureuse.

Finalement, le chercheur qui procède par théorisation ancrée demeure ouvert à apprendre, à découvrir, en dehors de ses préconceptions personnelles et scientifiques. Il est également ouvert à

79 ce que son objet d’étude évolue et se raffine, ou encore, à ce que des catégories et leurs relations se révèlent saillantes alors qu’il ne s’y attendait pas. Et enfin, il fait preuve d’une ouverture réflexive à « Soi » en tant que chercheur, mais surtout en tant que sujet. Cette posture réflexive est attendue dès les premières étapes de la recherche où le chercheur procède par épochè à une suspension de ses jugements et préconceptions.

2.2.3 Instruments scientifiques : subjectivité et sensibilités

En mobilisant la réflexivité mais aussi la créativité et la sensibilité du chercheur, la théorisation ancrée reconnaît donc sa subjectivité comme un réel instrument scientifique. La réflexivité, la créativité et la sensibilité offrent une grande flexibilité dans leur usage et appuient le processus interprétatif nécessaire à la théorisation. Différents écrits offrent des cadres pour penser ces trois éléments comme des instruments scientifiques professionnels. Garreau et Bandeira-De-Mello (2010, p.17) proposent de mobiliser le cadre d’analyse de la réflexivité proposé par Alvesson, Hardy et Harley (2008) pour que « les mouvements créatifs et scientifiques dans le cadre de la construction d’une théorie enracinée se combinent voire se renforcent mutuellement ». Le concept de sensibilité mise au service de l’analyse est également défini dans le cadre de la théorisation ancrée. Paillé (2017) distingue la sensibilité théorique et expérientielle du chercheur, de sa sensibilité personnelle. La sensibilité théorique renvoie à l’expérience d’un humain formé au métier de chercheur. Par son appartenance à cette profession, il développe ce que la psychologie du travail nomme un « genre professionnel », soit tout un ensemble de référents partagés (valeurs, connaissances, pratiques…). Ces référents sont mobilisés en situation de recherche en fonction de sa sensibilité personnelle, « avec l’acuité de pensée et de ressenti qu’il a laborieusement développée au sein de sa communauté de recherche » (ib.).

2.2.4 Méthodologie : double exigence de conceptualisation et d’ancrage empirique

L’approche inductive suppose que le chercheur s’adapte au terrain afin de comprendre les phénomènes qui se déroulent et qui sont expérimentés par les individus. Cette adaptabilité est essentielle pour que des catégories soient générées par induction. Une recherche inductive ne va donc pas sans tensions. La théorisation ancrée implique notamment une tension entre la nécessité d’un travail scientifique rigoureux et la fécondité d’une activité créative de la part du chercheur. Par ailleurs, la TA suppose que les données et les analyses soient constamment mises en tension (principe de comparaison continue). Ensuite, comme « toute approche généralement inductive implique généralement des moments de déduction sans perdre son caractère inductif » (Anadon et Guillemette, 2007, p.33), la théorisation ancrée présente une tension de type inductif-déductif. Cette tension s’exprime à trois endroits :

- l’échantillonnage théorique qui conduit le chercheur vers le terrain en partie en fonction de référents théoriques,

- le principe de suspension des pré-jugés et des références aux modèles théoriques déjà existants qui ne peut être appliqué que partiellement en raison de la sensibilité théorique du chercheur, et,

80 - l’interprétation de données déjà porteuses d’un univers interprétatif dont le chercheur doit tenir compte pour les comprendre, et « cette prise en compte a nécessairement un aspect spéculatif et donc déductif » (ib., p.33).

Ces tensions (dont la liste n’est certainement pas exhaustive) sont néanmoins utiles au travail de théorisation ancrée. Lorsqu’elles sont régulées, elles stimulent le développement de la compréhension du phénomène et sa théorisation. L’état de tension scientifique maintient également la vigilance du chercheur qui ne doit pas oublier sa double exigence de conceptualisation et d’ancrage empirique. En effet, à trop vouloir conceptualiser, le chercheur pourrait se détourner des données empiriques pour privilégier des modèles et théories formelles : cela serait au détriment de l’ancrage de la théorie produite. A l’inverse, à trop vouloir rester ancré dans les données, le chercheur risquerait de produire une description, certes très détaillée, de la situation et du phénomène : cela serait au détriment de la montée en abstraction théorisante.

2.2.5 Vision de la théorie : production inédite et située

La théorisation ancrée propose une vision de la théorie en tant que production inédite et située du sens d’un phénomène (et non pas comme une vérification). Dans l’approche par TA, « le développement théorique – et non les théories existantes – constitue un référent permettant de réaliser la compréhension et la synthèse des données plutôt qu’un cadre à l’intérieur duquel sont ordonnées les données. ». Le rapport au « cadre théorique » est donc différent des approches hypothético-déductives. De ce fait, la place des hypothèses est également spécifique. En théorisation ancrée, on ne se trouve jamais dans une configuration d’hypothèses déduites des modèles théoriques formels et devant faire l’objet d’une vérification. Les hypothèses émergent progressivement de l’analyse de données. Ces hypothèses se présentent sous la forme de propositions sur le sens d’un phénomène, validées grâce à la comparaison constante et l’ancrage dans les données empiriques. Il s’agit donc d’une approche compréhensive qui propose « un type d’explication différente parce que non causale et non linéaire, mais une explication tout de même » (Anadon et Guillemette, 2007, p.30).

La TA admet donc des développements et ne porte pas une vérité absolue. Cette théorisation n’est pas une théorie stabilisée et définitive mais une proposition de compréhension empirique amenée à évoluer. Elle trouve une application concrète lorsqu’elle retourne au terrain (après y avoir été forgée). Elle offre finalement :

- Une compréhension d’un phénomène, parce qu’elle repose sur l’articulation de concepts porteurs de sens et capables de « produire une image « sensée », soutenue par des illustrations pertinentes afin qu’on puisse saisir la référence à sa propre expérience » (Glaser et Strauss, 2010, p.131) ;

- Sous une forme compréhensible, parce qu’elle est transmise en utilisant un langage accessible aussi bien pour la communauté scientifique que pour la communauté profane. Ce même langage permet de présenter les preuves à partir de critères scientifiques d’authenticité. Ces critères réfèrent notamment à la véridicité des données, la plausibilité

81 de l’analyse et la proximité avec l’empirie. En théorisation ancrée, la structure de preuve repose donc sur une validité de sens.

Pour conclure, les présupposés épistémologiques de la théorisation ancrée soutiennent que « les modèles et théories sur le monde peuvent se construire par la recherche qualitative sur le terrain, progressivement, inductivement, validement. Leur complexité n’est pas synonyme d’opacité méthodologique. Il y a une logique à l’œuvre. » (Paillé, 2017). Cette « logique à l’œuvre » correspond à la méthodologie de la recherche (soit, la démarche de réflexion sur les fondements de la stratégie de recherche, à différencier de la méthode qui correspond aux outils et à l’organisation du protocole). Une question se pose alors : quelle est la logique à l’œuvre pour conduire la théorisation du phénomène d’acceptation des technologies par les aînés, en ancrant nos analyses dans le projet de conception participative ? Cette interrogation est traitée dans le point suivant.

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