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LA NUIT DE LA MINUIT

Dans le document CONTES VALAISANS ET NOUVELLES (Page 191-200)

CONTES VALAISANS

LA NUIT DE LA MINUIT

Les espérances de paix profonde qui avaient semblé naître après le règlement par les armes du conflit d’Évolène et la dissolution du gouverne-ment aristocratique de Sierre devant celui de Sion, – élu en conformité de la constitution nouvelle, – n’avaient pas tardé à se dissiper et les fleurs de rhétorique qu’on s’était jetées à la tête par bou-quets d’un camp à l’autre durant la session de printemps de 1840, s’étaient fanées pas plutôt cueillies.

L’entente avait tout juste duré quelques mois lorsque la terreur de voir les couvents valaisans partager le sort de ceux d’Argovie, était venue troubler la conscience des bons croyants du Bas-Valais et les rejeter éperdus dans les bras de leurs anciens dominateurs du Haut. Aussitôt, ce pre-mier souffle de réaction avait ranimé sous la

cendre le feu qu’on s’était un peu hâté de tenir pour éteint : les écervelés de la « Jeune Suisse » avaient même profité du premier carnaval pour organiser des mascarades où certains députés, qui, tout en ayant applaudi à la conquête de l’égalité civique, sympathisaient plus ou moins avec des prêtres, étaient parodiés, bafoués, traités de ven-dus et de revire-pantets. La susceptibilité monta-gnarde encline à revêtir d’un caractère tragique la plus banale des plaisanteries, avait fait le reste, si bien que d’autres vexations s’en étaient suivies, renvoyées comme à coups de raquette d’un camp à l’autre et appelant représailles sur représailles.

Tout cela devait aboutir à une série de faits si graves, qu’à la fin, le gouvernement, amoindri, prisonnier des Haut-Valaisans, allait laisser ceux-ci refouler les libéraux dans les dixains inférieurs et préparer le sanglant combat du Trient13, où les Jeunes-Suisses et leurs amis furent impitoyable-ment tués ou dispersés.

Mais cet ordre, rétabli à la façon de celui qui ré-gna jadis à Varsovie, n’avait pas dissipé les inquié-tudes des vainqueurs. Si la plupart des novateurs survivants étaient exilés ou découragés, on

n’igno-13 21 Mai 1844.

rait point que quelques douzaines des plus déter-minés restaient dissimulés on ne savait où ; celui-ci en quelque coin de galetas, celui-là en quelque grangette perdue des mayens, cet autre peut-être au fond de la cave même du magistrat qui le faisait rechercher, nourri et dorloté là par une fille hé-roïque de son puissant ennemi.

En un mot, chacun sentait que les comptes n’étaient pas définitivement réglés. Du reste, ces prisonniers éparpillés en des retraites insoupçon-nées se réunissaient quelquefois la nuit ; et vers la fin de certaines soirées d’hiver, au sortir d’une maison hospitalière, ils défilaient égrenés en ra-sant les murs des demeures des principaux magis-trats, en criant du ton du chevrier qui souffle dans sa corne de bouc : Ristou !… tou… tou… tou… !

Bref, la division persistait : pères et fils, frères, oncles ou neveux, s’asseyaient à la même table avec une étincelle de défiance, de malice ou de haine dans le regard.

Or, vers l’avent de 1846, une rumeur étrange parcourut le pays. Les oreilles conservatrices vi-brèrent à cette nouvelle transmise avec discrétion, que ces païens de Jeunes-Suisses ne projetaient rien de moins que de profiter de la « nuit de la mi-nuit » pour assiéger les églises, tandis que les

« bons » seraient dedans, célébrant la naissance de l’enfant Jésus.

*** *** ***

À ce moment-là, Bruno Martinal venait de se mettre en ménage. Seul avec sa jolie femme, il oc-cupait, à l’extrémité supérieure du village, une an-cienne maison moins brillante que commode, en-tourée de raccards et autres dépendances, bûcher, grenier, jardin et vergers, car il avait tout à la por-tée de la main, ce mâtin. Jeune, robuste, opulent, il était naturel qu’il allât au parti dont les ten-dances cadraient le mieux avec son âge, ses goûts et l’indépendance de son tempérament. De la Jeune-Suisse chacun savait bien que Bruno Mar-tinal n’en avait jamais fait partie, toutefois, les fougueux du parti contraire disaient qu’il n’en va-lait pas mieux pour autant. D’ailleurs, n’était-il pas sur la liste de ceux que le long curiale Pierre-Joseph, qui rêvait d’être grand châtelain, rendait responsables des actes d’autrui, en vertu de cette formule ingénieuse autant que subtile que « sans en être, ils en appuyaient les intentions ».

Donc, cette nuit de la minuit, ayant une vache prête au veau et une autre qui commençait à s’y

apprêter, Bruno avait passé la veillée à aller et ve-nir de la chambre à l’étable. Marie-Marthe elle-même, préoccupée de tenir le feu prêt pour le cas où l’on aurait besoin d’eau chaude, avait renoncé aux offices. Dans le coin de la chambre boisée, le morbier enchâssé dans sa haute caisse venait de répéter la sonnerie des onze heures, quand, pour la quatrième fois, Bruno revint, ouvrit son falot pour l’éteindre, le referma, le posa sur le fourneau et déclara :

— Pour l’heure, elles ont l’air toutes tran-quilles…

— Parize aussi ?

— Mêmement Parize !… elle n’a pas commencé de taper des pieds. Pour ce qui est de Ferronde, elle groumaille14 ; tu peux te coucher, Marie-Marthe, je maintiendrai le feu.

— Écoute Bruno ! Ce n’est pas deux fois par an la nuit de la minuit. Si j’étais allée à la messe je ne serais pas plus prête à me coucher ainsi qu’ainsi.

Nous serions si bien, tranquilles un moment chez nous, seuls au chaud. J’ai là de la cannelle, du sucre, des clous de girofle, nous allons faire un peu

14 Ruminer.

devin chaud… Veux-tu ? Justement, vers le tardet, Marguerite du meunier m’a apporté une moitié de cressin…

Ce fut un doux moment, un de ces tête-à-tête de jeunes amoureux de village qui, n’ayant rien à se dire, apprécient d’autant mieux le bonheur qu’il est privé du concours des phrases.

Cependant, Bruno allait reprendre sa lanterne, quand Marie-Marthe poussa une petite exclama-tion de surprise ! Que venait-elle d’apercevoir ? Par la fenêtre deux ombres se faufilant entre les basses colonnettes qui supportaient les raccards !

— Qu’est-ce donc que ceci ?… Tiens, tiens, main-tenant ils reviennent par en-ça !

— Bah ! des gens de par là-haut qui sont trop matiniers pour la messe.

— Pour la messe ? Mais regarde, les voilà qui tournent par derrière.

Bruno regarda. Au bout d’un moment les mêmes ombres vinrent à franchir l’espace d’un jardinet allongé entre le grenier et un des rac-cards. Les deux silhouettes se rapetissaient même au niveau des palissades à claire-voie pour dissi-muler leurs formes. Mais sur le fond mat de la campagne, couverte de neige durcie, cet effort

d’affaissement servait plutôt à laisser distinguer un mince prolongement des ombres formant comme une barre.

« Qu’est-ce qu’ils portent-là les bougres ? Des bâtons ! »

Jamais Bruno n’aurait osé soupçonner cela d’être autre chose que des gourdins. Pourtant les deux ombres ne tardèrent pas à reparaître, elles allèrent, elles revinrent, puis s’effacèrent derrière la masure abandonnée des « Ménétriers ». À cet instant précis, sortie à demi de l’épaisseur d’un nuage, la lune fit briller les barres d’un éclat pâlot.

Cette fois Bruno avait compris : Des fusils !… Et voilà des hommes qui patrouillaient ainsi autour de sa demeure :

— Les co… co… co…, se dit-il à lui-même.

Il n’acheva pas. Comprenant bien que s’il ne sa-vait se contenir, il allait effaroucher sa femme et tout gâter, il laissa le falot et ferma la porte de la chambre sur ses talons. Dans le corridor, il poussa la porte d’une pièce de débarras où étaient dépo-sés ses gros outils de forêt, de campagne et de maison et il tâta dans le coin. Sa main reconnut le pic, le sapi, le merlin, les deux délavres : la bonne et la mauvaise, une pelle à demi démanchée. Puis, en cherchant encore, elle finit par saisir quelque

chose de très froid et de pesant. C’était le paufer, un superbe levier forgé l’an passé, des mains mêmes du maréchal Pierre-Alexandre.

« Les bougres ! les bougres ! se dit-il ! » Et il sortit.

Devant la maison, s’étant rappelé que, naguère, il avait pris des leçons de bâton avec le sergent de Cries, revenu de Naples, Bruno eut un geste de tambour-major consommé. Il jeta l’épais levier en l’air, le ressaisit au vol par le petit bout, décrivit un moulinet et, en rasant les murs, alla se glisser vers la masure baillante des Ménétriers. Il en franchit le court escalier, s’avança à l’intérieur avec la plus minutieuse précaution, traversa la cuisine au plancher de poutrelles dégarnies du plâtre qui en bouchait les intervalles, poussa la porte sans lo-quet qui battait au gré des courants entre cette pièce et la chambre. Un gond rouillé siffla qui le fit tressauter. Bruno s’arrêta. Il prêta l’oreille : aucun bruit ! Il s’avança vers la fenêtre sans croisée ou-verte en face de la campagne blanche que domi-nait l’épais velours des forêts, roulant ses plis du haut de la montagne jusqu’au torrent scandé d’une demi-douzaine de petits moulins noirs accroupis sur l’écume. Là incliné en dehors, Bruno vit alors juste au-dessous de lui, assis sur le bord du mur

effrité, deux individus silencieux. C’était presque miracle qu’ils n’eussent rien perçu. Mais voilà ! à ce moment leur attention devait être retenue par les gens des villages élevés qui, par groupes tassés descendaient vers l’église en traînant derrière eux d’épaisses ombres mollement esquissées sur le champ de neige. Bruno retint son souffle pour continuer d’examiner les deux bonshommes… Ils se contentèrent un long instant de tirer et de reje-ter mécaniquement la fumée de leurs pipes. Pour-tant l’un interrompant enfin ses bouffées, décou-vrit la sienne, en débourra le culot, la rebourra, puis tout bas dit à l’autre :

— Aurais-tu un bout d’amadou ?… je voudrais pas faire de flamme.

— Garde-t’en bien ! recommanda l’autre ; ç’a a beau être tous des nôtres, ceux qui descendent, il vaut mieux qu’on ne nous aperçoive pas. Nous re-ferons une ronde quand la messe sera commen-cée. Quant à présent il doit pour sûr être à la mai-son.

Cette voix avait fait tressaillir Bruno. Il n’en pouvait croire ses oreilles. Et plus que jamais il s’appliqua à considérer ces louches rôdeurs à quatre pieds à peine au-dessous de l’encadrement de la fenêtre, et dont les canons de deux gros fusils

blancs se dressaient vers lui comme les regards d’un animal sournois qui l’aurait guetté dans le mystère de la nuit.

— Ce n’est pas de l’amadou, c’est du pourri de cerisier, mais c’est tout un ! reprit la même voix, tandis que le bout de champignon embrasé passait d’une pipe à l’autre.

En tressaillant, Bruno avait reconnu pour la se-conde fois la casquette à reverchette de celui qui venait de parler.

« Pas possible ! Lui ?… Son frère !… Lui !… oc-cupé là, à tourner tout armé autour de sa de-meure ! »… C’est encore une chance que l’autre lui ait demandé de l’amadou, pensa Bruno, – à qui le pesant levier ne commençait pas mal à donner des crampes à la main, – car j’allais me « décramper » par une bastonnade qui leur aurait certainement fait lâcher leurs fusils, à ces imbéciles ! »

Et incapable de se maîtriser davantage, il bondit hors de la fenêtre qu’il venait d’enjamber. Comme si ses nerfs eussent précédé la volonté directrice, il vint tomber, le paufer à la main droite, devant les deux individus.

— De bon part Dieu ! cria-t-il à son frère, que fais-tu ici à ces heures, toi !

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