Gilles Costaz *
Nuit du théâtre en cours de représentation ? Nuit du spectateur d’avant,
de pendant et d’après le spectacle ? Nuit de l’acteur qui vit l’après-spectacle
comme un second acte ? Nuit du critique ? Pour cette dernière, l’on peut
penser à un article, inoubliable pour ceux qui l’ont lu dans Le Monde, il y a
vingt-cinq ans, écrit par Michel Cournot : il y contait son errance dans les
rues de Paris après une pièce non aimée et à propos de laquelle il se
deman-dait : comment écrire sur rien ? Le théâtre est un éventail de nuits parmi
les-quelles il faut choisir. Nous nous limiterons à cette familiarité de l’art
dramatique, de ses textes et des mises en scène avec le temps de la nuit.
La Nuit des rois, Shakespeare.
Le Songe d’une nuit d’été, Shakespeare.
La Nuit vénitienne,Musset.
Tambours dans la nuit, Brecht.
La Nuit italienne, von Horvath.
Ce soir on improvise, Pirandello.
De l’aube à minuit, Kaiser.
Long Voyage vers la nuit,O’Neill.
Nuit de guerre au musée du Prado, Alberti.
La Nuit des assassins, Triana.
À la nuit la nuit, Billetdoux.
La Nuit juste avant les forêts,Koltès
…
Si l’on se souvient de ces titres, quelle que soit l’approximation de la
tra-duction quand il s’agit d’une œuvre étrangère, la nuit, le soir, la soirée sont
une obsession du théâtre, comme elles sont une obsession du cinéma. Mais,
pour le théâtre, on peut se demander si le théâtre n’est pas né de la nuit et
s’il n’est pas un permanent duel avec la nuit, ou bien un continuel dialogue
avec celle-ci. L’écriture et la pratique dramatique sont-elles
consubstantiel-lement liées à la nuit, comme semble nous le dire cette litanie de titres ?
L’une des caractéristiques essentielles du théâtre, c’est le moment où il a
lieu. Le théâtre a lieu la nuit, il est entouré de la nuit, il est en symbiose
avec la nuit, semble-t-il. On voudrait l’affirmer. Mais non. Ce n’est pas tout à
fait vrai. S’il est bien exact que les Grecs ont inventé l’art dramatique il y a
2 500 ans, il n’y avait alors pas de nuit ! Pas de nuit pour le théâtre ! C’est en
plein jour que se tenaient les concours de tragédies, de comédies et de
drames satyriques. C’était même surtout le matin, dès l’aurore, la journée
autre moment, celui du secret et celui du groupe rassemblé. Oui, le théâtre
est le frère du conte. On l’a ignoré pendant des siècles. Mais le regain du
conte, les barrières qui s’abaissent entre le récitant et le joueur, dans les
formes modernes du récit public (de plus en plus dramatisé), permettent de
les relier et de voir qu’ils se sont partagé la nuit.
Cependant, l’évolution du théâtre, l’histoire du théâtre apparaissent
comme une maîtrise progressive de la nuit, une capture de la nuit. Quand le
théâtre devient une salle fermée, quand il se met dans une boîte bien close, la
capture est double: il a la maîtrise de l’ombre et de la lumière, il fait
appa-raître à volonté le jour et la nuit, l’éclat et la pénombre. Dès lors, le moment
de la représentation pourrait devenir indifférent. Matin ou soir, qu’importe!
Mais, les représentations ont lieu presque toujours le soir, comme si le pacte
avec la nuit était majoritaire. Comme si le théâtre était essentiellement dans
ce deuxième temps du temps de l’horloge, dans ce moment suspendu de
l’activité sociale, dans cette parenthèse de la vie privée, comme s’il était
libé-rateur pour ceux qui peuvent ou veulent donner un deuxième temps à la
jour-née qu’ils viennent de vivre. Il prend la place de la fête et de la cérémonie,
mais il n’est plus fête ni cérémonie, bien qu’il en garde certaines données.
Les grandes proférations ont lieu la nuit. Imagine-t-on Rodrigue
sup-pliant Chimène ou Lorenzaccio rêvant à voix haute sous un soleil de plomb ?
C’est toujours possible et, pourtant, c’est devenu impensable. Les grands
festivals – Bayreuth, Avignon – ont rendu plus évident et nécessaire le
rap-port avec la nuit. La nuit, sa fragilité, son silence, son immobilité. Jean Vilar
a parfois parlé du caractère unique des soirées d’Avignon. Les spectateurs
des festivals ont vécu des nuits longues ou même des nuits entières avec
une œuvre. C’est Le Soulier de satin de Claudel que la troupe d’Antoine Vitez
joue pendant douze heures, du crépuscule à l’aube. C’est l’épopée indienne
du Mahabharata qui, dans la version de Peter Brook et Jean-Claude Carrière,
dure neuf heures et mène aussi jusqu’au petit matin. Ce peut être d’autres
spectacles, de Jorge Lavelli ou d’Olivier Py. Splendeur de ces moments où la
nuit est devenue l’écrin de grands mots portés par de grands acteurs. Nuit
écrin, nuit tremplin. Nuit, matière du théâtre. Nuit, actrice !
La nuit, au théâtre, est le temps des métamorphoses. La sorcellerie a
tou-jours partie liée avec l’obscurité et les lumières du feu. Les grands auteurs,
qui n’avaient pas coupé tous les ponts avec la magie, ont fouillé ce moment
de tous les possibles. Shakespeare apparaît au degré le plus élevé. Tout peut
se produire tout au long duSonge d’une nuit d’été: un prolétaire à tête d’âne
peut séduire la plus ravissante des fées, les couples peuvent se séparer,
s’échanger et se reformer. Dans ces tragédies, les nuits sont terribles.
théâtrale s’achevant dans l’après-midi. Parodiant Proust, on pourrait dire que
« longtemps le théâtre s’est levé de bonne heure », ce qui est plaisant
aujourd’hui, lorsqu’on voit le monde du théâtre vivre et revivre la nuit. Les
Grecs se posaient peu le problème de l’éclairage et, ainsi, se confiaient au
dieu du soleil, Apollon. Dans les autres cultures, en Asie principalement, les
théâtres traditionnels, qui, certes, apparaissent plus tard, n’ont pas tous eu
besoin de la nuit. Tant que le spectacle est proche des arts forains et du
cirque, il a lieu dans la journée. Mais l’évident lien du théâtre avec le sacré,
son caractère religieux, épique, initiatique nouent naturellement un lien
étroit avec la nuit. Les lumières, qui ne seront que des torches et des
bou-gies jusqu’au début du XIX
esiècle, amplifient le caractère magique des
repré-sentations. Tout est fantomatique et c’est tant mieux. Le théâtre interroge
les dieux, les démons, les morts, les esprits, l’invisible, l’Histoire et l’avenir.
Les Grecs d’avant Jésus-Christ, si l’on veut bien revenir à eux,
s’adres-saient aussi aux divinités mais sans la complicité de la nuit. La relation avec
l’au-delà, ils l’atteignaient par le texte, le geste, la danse, la musique, mais
aussi par l’esprit de cérémonie et de culte. Une cérémonie à caractère
reli-gieux, n’est-ce pas toujours, de façon symbolique, un cri dans la nuit ?
Quand l’être humain supplie ou évoque des entités qui le dépassent, il est
toujours dans la nuit. C’est pourquoi on peut penser que le théâtre antique,
marié au soleil, est l’expression d’une nuit symbolique et parle autant de la
nuit que du jour. Il est même dans une contradiction étrange. Bacchus ou
Dyonisos, qui est en quelque sorte le dieu inventeur du théâtre, est un Dieu
de nuit. Les bacchanales, qui ont précédé le théâtre, sont des fêtes d’après
le coucher du soleil. Sophocle salue Dyonisos comme un dieu de la nuit.
Dans Antigone,le chœur l’interpelle ainsi : « Roi des cris nocturnes/Apparais
avec tes compagnes/Qui, dans leur délire de nuit/Te célèbrent, ô
Bacchos/Par des chœurs et des danses » (traduction de Jacques Lacarrière).
« Toi, maître des clameurs de la nuit », dit une autre traduction. Il n’est donc
pas si diurne que cela, ce théâtre solaire ! La nuit est au cœur de ces
tragé-dies qui s’inscrivent dans la marche du soleil.
Mais l’équation théâtre égale nuit résiste quand même à la
généralisa-tion. Au Moyen Âge, le théâtre religieux est lié aux offices qui ont lieu dans
la journée. De même, les autos sacramentales de l’Espagne du XVII
esiècle,
qui sont joués le jour de la Fête-Dieu. Et, aujourd’hui, le théâtre de rue n’a
pas nécessairement lieu la nuit. Et nous avons nos matinées faites pour ceux
qui veulent échapper à la nuit – à moins qu’elles ne soient faites pour ceux
qui veulent trouver la nuit en plein jour.
Mais n’oublions pas le temps du conte. Le théâtre est un frère du conte.
Les civilisations, qui, comme celles du monde arabe, ont longtemps été
réti-centes ou rebelles à l’expression dramatique, ont toujours été fidèles à la
pratique du conte. Et le conteur intervient la nuit. C’est dans l’au-delà du
jour que l’on raconte les histoires les plus terrifiantes ou les plus féeriques.
Le théâtre a relayé cette dimension : l’auditeur et le spectateur viennent
chercher une autre vérité, moins la légende que la vérité qui naît dans cet
« Comment cela s’appelle-t-il, quand le jour se lève comme aujourd’hui et
que tout est gâché, et que l’air pourtant se respire, et qu’on a tout perdu, et
que la ville brûle, que les innocents s’entretuent, mais que les coupables
agonisent, dans un coin du jour qui se lève ?… Cela a un très beau nom,
femme Narsès. Cela s’appelle l’aurore. » Si cela s’appelle l’aurore, on a
com-pris ce qu’est la nuit – ou ce qu’est la tragédie.
Arrêtons-nous sur Valère Novarina, l’un des plus grands auteurs de
théâtre d’aujourd’hui, sans doute trop méconnu. Voilà quelqu’un qui ne
parle jamais de la nuit. Sur une scène indéfinissable, qu’on situerait au
com-mencement de la création du monde, si l’on n’était pas plutôt au début de la
création humaine, des êtres humains s’avancent, parlent, partent et
revien-nent. Ils emploient une langue largement inédite et semblent exprimer sans
cesse la même chose, en se renouvelant toujours. « L’espace vide passe
par-tout autour du pourtour de mon corps où j’ai peur », dit, par exemple, l’un
des personnages, dans sa pièce, La Scène. Toutes ses pièces se ressemblent,
ce sont des enchaînements d’interrogations métaphysiques et burlesques
dans un no man’s land traversé de passants. Pas de nuit, mais rien que la
nuit, puisque ce monde-là ne paraît jamais éclairé, puisque ce monde
indis-tinct cherche sa lumière. Le lieu de l’action n’est pas précisé. Peut-être
est-ce la nuit des hommes et des temps ? Cependant, dans un des textes
manifestes et théoriques de Novarina, Pour Louis de Funès, hommage à un
de Funès largement imaginaire, nous avons trouvé le mot nuit. La phrase
est celle-ci : « Le théâtre a été inventé pour brûler la nuit toutes les figures
humaines. Ce n’est pas un lieu pour faire le beau, paraître sur deux pattes,
intelligent et bien dressé chez les dogmates, singer l’homme, mais un grand
Golgotha de papier où brûler toutes les effigies de la tête de l’homme. »
Voilà une autre notion de la nuit théâtrale : une nuit incendiée par la
des-truction des effigies humaines ! On peut se demander, avec Novarina, si la
nuit au théâtre n’est pas, toujours ou souvent, le moment du bûcher, de la
mise à feu des êtres humains.
Il convient aussi de parler de Bernard-Marie Koltès. Presque tout son
théâtre se passe après le coucher du soleil. Solitude de la nuit, violence de la
nuit, dialogues de sourds dans la nuit sont ses obsessions. Peu d’auteurs ont,
comme lui, fait de la nuit urbaine et de la nuit moderne la matière même de
l’œuvre dramatique. Dans la solitude des champs de coton, dialogue sans fin et
sans vérité unique entre un dealer et un client, on peut voir un tableau des
vies marginales, la nuit tombée, dans nos métropoles. Mais c’est aussi un
exemple parfait de ce que peut le théâtre dans la représentation de l’amour,
ou plutôt du sexe, activités largement liées à la nuit. Le théâtre ne
repré-sente pas le sexe, comme la littérature et le cinéma peuvent tenter de le
faire en réinventant sa traduction, mais représente le désir. Le théâtre de la
nuit est très souvent un théâtre du désir, un théâtre plein des brûlures du
désir, suspendu aux attentes du désir. Cela est vrai de Koltès, de Duras, de
Tennessee Williams, mais aussi de Racine et de tant d’autres.
Si l’on oublie à présent les auteurs et si l’on en vient à ceux qui occupent
Hamlet voit le spectre de son père assassiné. Lady Macbeth conseille à
Macbeth de tuer le roi. Des sorcières apparaissent à la croisée des routes.
Les pires cauchemars réveillent les Othello et les Richard. La nuit
shakes-pearienne, c’est la renaissance, la peur ou la mort. Pas d’innocence de la
nuit. On peut citer ce que dit Puck à la fin du Songe: « Voici venue l’heure
de nuit où les tombeaux, ouvrant leurs pierres, laissent échapper leurs
esprits, qui errent près des cimetières. Et où nous les fées, qui fuyons sur le
char de la triple Hécate, le soleil et tous ses rayons, poursuivons l’ombre
comme un rêve, nous folâtrons… » (traduction de Jean-Michel Déprats).
« Folâtrer », chez les lutins de Shakespeare, cela veut dire mettre le feu aux
poudres, tout bouleverser, mettre le monde à l’envers !
Qu’ils approchent le génie de Shakespeare ou qu’ils en soient loin, les
auteurs préfèrent la nuit, son intimité. Art nocturne, le théâtre favorise
l’écri-ture nocturne. Peut-être pas chez nos classiques français qui s’obligeaient à
dérouler leur action en vingt-quatre heures et se souciaient peu de l’ombre
et de la lumière : pourtant, il y a la nuit chez Molière (Amphitryon, bien sûr,
par fidélité à l’Antiquité) et plus encore chez Racine. Au XVIII
esiècle,
Beaumarchais, Goldoni, Marivaux savent faire de la nuit un ressort de
l’action. Le romantisme, de Büchner à Hugo, de Kleist à Musset, a été une
grande plongée dans la nuit. On appelle le destin dans l’obscurité. Même le
théâtre bourgeois aux salons éclairés ne pourra rien y changer. Les
turpi-tudes des héros de Feydeau ont lieu la nuit. Tchekhov est un peintre de la
soirée, de la veille, de l’état de veille. Claudel, au contraire, aime par-dessus
tout la lumière du soleil, « le partage de midi », mais il est bien seul. Artaud
pense pour la nuit, Strindberg, Pirandello le Sicilien, Horvatt, O’Neill,
Ionesco, Beckett, Genet, Billetdoux, Dubillard, Vauthier, Pinter sont des
écrivains aux couleurs nocturnes. Le couple de Qui a peur de Virginia Woolf ?
d’Albee se déchire la nuit jusqu’à l’insoutenable. C’est la nuit que les
amants durassiens de La Musica se rejoignent pour mieux se séparer et
mieux s’aimer, que les paumés marseillais de Serge Valletti (Le jour se lève,
Léopold !) palabrent pour se sentir moins seuls. Mais certains auteurs, il faut
le reconnaître, sont des oiseaux de jour. On ne peut annexer tout le monde !
Thomas Bernhard et Michel Vinaver n’ont guère le sentiment de la nuit
mais ces diurnes font exception. La nuit est le moment parfait de la crise, de
l’aveu, de l’affrontement, du risque, du danger, de la destruction ou du
renouveau, de l’amour qui naît ou meurt, de la haine qui oublie les
conve-nances du jour. Rezvani est un bon exemple. Il est l’auteur d’une pièce qui
s’appelle Jusqu’à la prochaine nuit: c’est l’histoire d’un couple raté qui, tous
les soirs, dans une sorte de théâtre (une « salle de musique-bibliothèque »),
s’offre l’enfer des mauvais souvenirs et des pires reproches. À la fin de la
pièce, le personnage masculin qui s’appelle Lui, fait cet aveu : « Chaque
nuit, nous nous enfonçons dans la nuit pour rejouer sans fin, sans fin, notre
désespérante nuit. » Et l’aube les délivre provisoirement de ce cauchemar
éveillé. Cette situation, on peut la retrouver souvent chez bien des auteurs.
Et l’on ne peut éviter de citer Giraudoux et sa fameuse conclusion d’Électre:
Dans le document
La nuit en question(s)
(Page 71-74)