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Chapitre 3 Diversification et individualisation du travail : vers une compréhension nouvelle du

3.3. Le nouvel esprit du capitalisme, la diversité des mondes du travail

Pour raffiner notre compréhension de la diversité des trajectoires révélée par les entretiens, nous avons cherché un éclairage théorique du côté des ouvrages récents sur l’économie et le travail. Pour comprendre « les façons dont les personnes s’engagent dans l’action, leurs justifications et le sens qu’elles donnent à leurs actes », un sociologue et un économiste français, Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991), ont modélisé le concept de « cités » ou de « mondes »10, qui nous a paru extrêmement inspirant pour expliquer la diversité des sens que les travailleurs atypiques donnent à leur choix, la diversité des rapports au travail et des combinaisons de formes de travail.

Si on applique cette réflexion à la réalité du travail, on obtient théoriquement plusieurs univers différents (même si dans la réalité, chaque entreprise concrète est une combinaison, en parts plus ou moins importantes, de plusieurs de ces univers).

On aura ainsi le monde industriel, celui de la grande entreprise qui fournissait l’emploi salarié typique dans la période d’après-guerre. Dans ce monde hiérarchisé selon les compétences et les responsabilités, les procédés et les produits sont standardisés (production de masse) ; les êtres sont fonctionnels et remplaçables (comme les ouvriers sur une chaîne de montage) ; une grande importance est accordée aux outils, aux méthodes, à la productivité, à la planification. Quand il est couplé avec le monde civique, ce monde industriel permet la stabilité, la continuité, la sécurité d’emploi, de la carrière, la protection par l’État, etc.

Tout autre est le monde domestique, qui est l’univers du travail dans l’entreprise familiale, la petite entreprise qui a précédé historiquement la grande entreprise industrielle. Dans ce monde hiérarchisé selon la position occupée par chacun dans une chaîne de dépendances personnelles, la qualité des personnes et des produits est définie par leur appartenance à la « maison ». En conséquence, on valorise l’expérience spécifique acquise par l’ancienneté dans l’entreprise. Les êtres ici ne sont pas interchangeables puisque ce monde est basé sur les relations personnalisées,

10 Dans un va-et-vient entre textes de philosophie politique et données empiriques, ces auteurs ont

élaboré six mondes, qui sont ensuite traduits dans des conventions très générales orientées vers un bien commun et prétendant à une validité universelle, que les auteurs désignent par le concept de « cité » (p.61). Ce sont respectivement le monde inspiré, basé sur la création et la passion (l’artiste en est l’une des figures types) ; le monde domestique, construit sur la hiérarchie, l’autorité et la confiance ; le monde de l’opinion, marqué par l’importance de la notoriété ; le monde civique, basé sur l’intérêt général et l’univers des droits ; le monde industriel, où règnent la performance, l’efficacité, la productivité, la prévisibilité et le progrès ; et finalement le monde marchand, qui est celui de la concurrence, du fait de posséder les biens désirables, de la liberté individuelle, de l’opportunisme.

la confiance et les habitudes acquises. La fidélité des ouvriers à l’entreprise est récompensée par la bienveillance (ou le paternalisme) des patrons, selon des formes de protection ou de bienfaisance antérieures à l’État-providence. Dans le monde marchand, qui est celui du capitalisme sauvage, sans aucune forme de stabilité ou d’engagement à l’égard de la main- d’œuvre, on accorde peu d’importance à la mémoire et à l’enracinement caractéristiques du monde domestique. Les relations sont ponctuelles, comme sur un marché. Chacun est mû par son intérêt particulier (plutôt que par l’intérêt général comme dans le monde industriel-civique) et les principes dominants sont ceux de la concurrence et du meilleur rapport qualité-prix, à la fois pour les produits et pour la main-d’œuvre. Dans ce monde, la protection sociale est inexistante, ou alors elle est assumée privément.

Dans un ouvrage plus récent, Luc Boltanski et Eve Chiapello (1999) ajoutent au modèle initial un septième monde: le monde en réseau ou monde connexionniste, qui devient pour eux la forme typique d’un « nouvel esprit du capitalisme ». Selon les auteurs, cette forme de travail en réseaux ou par projets est de plus en plus présente dans l’univers du travail et de l’entreprise, et elle se construit aux dépends de la logique civique et de la logique industrielle (1999 : 207-208). Dans ce monde qui présente bien des parentés avec le travail indépendant ou certaines nouvelles formes d’organisation du travail à l’intérieur des entreprises, la production n’est pas standardisée ; on valorise donc la diversité et la création. Le travail s’effectue en solitaire ou avec des équipes appelées à changer selon les contrats ou les missions, ce qui exige engagement, enthousiasme et flexibilité. On valorise ici l’adaptabilité et la capacité d’apprendre plutôt que l’expertise technique et l’expérience, l’autonomie et la réalisation de soi plutôt que la sécurité des carrières. Les mots-clé qui définissent les contours de ce nouveau « monde » sont autonomie, auto-contrôle, adaptabilité, polyvalence, capacité de prendre des risques, capacité de développer ses projets. Le développement de soi-même et de son employabilité est le projet à long terme qui sous-tend tous les autres (idem : 165-173).

En analysant les entretiens, et en relisant à la lumière de ce cadre d’analyse nos anciennes recherches sur les chômeurs de longue durée, nous avons été frappés d’une part par la quantité de situations, de conditions et de représentations du travail compatible avec les caractéristiques de ce monde en réseau et d’autre part par le fait que les individus parfaitement « adaptés » au monde industriel et forcés de le quitter éprouvent parfois des difficultés à développer les ressources qui leur permettraient de se repositionner dans le monde en réseau. Dans cet univers en effet, l’exclu est précisément celui qui n’a pas de projet, qui ne participe pas à des réseaux, « celui qui dépend des autres, mais dont personne ne dépend plus. » (idem : 188-189).

Par ailleurs, nous avons été questionnés par ce discours répété sur l’indépendance, l’autonomie, la construction de soi, la « nécessité » d’être autonome, distinct, souverain, d’avoir quelque chose à créer, à offrir, « l’obligation » de construire son employabilité, sa formation, sa motivation. À la limite, l’individu porte la responsabilité du bonheur ou du malheur de sa vie de travail. Cette perspective que certains répondants ont décrite comme exaltante a cependant son revers, et c’est le « mépris » à l’égard de ceux qui n’arrivent pas à être autonomes et souverains. C’est ce que d’autres auteurs (Dubet et Martuccelli ;1998) ont désigné comme les « épreuves » de l’individu dans un contexte où les institutions (y compris celles du travail) perdent de leur centralité au profit d’une plus grande réflexivité et contrôle des individus sur leur vie. C’est aussi ce que Castel a résumé en soulignant le « danger de fracture entre ceux qui peuvent associer individualisme et indépendance et ceux qui portent leur individualité comme une croix » (Castel, 1995).