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hominem afin de présenter l’adversaire comme malhonnête, incompétent ou dangereux, à coup de référence au fascisme. Le champ politique est illustré par des dichotomies (gauche/droite, nationaliste/mondialiste). Il est profondément polarisé en camps distincts, défendant des visions antagonistes du monde. Ces camps s’attribuent des valeurs, des visions et des identités plus ou moins précises qu’ils mettent en avant pour se valoriser à travers leur présentation d’eux-mêmes. Ils se perçoivent mutuellement de façon péjorative, et se désignent comme tels (gauchiste/facho, beauf/bobo). Parfois c’est par leurs capacités discursives polémiques que les politiques suscitent l’admiration, opèrent une catharsis, récoltent des vues sur Internet, rassemblent des partisans et amassent des électeurs. Comme lors de n’importe quel échange polémique, un débat politique s’illustre par un orateur qui cherche à persuader une audience, mais pas son adversaire. L’objectif est toujours de persuader une audience, que ce soit une assemblée amenée à prendre une décision concernant un texte de loi, ou une population qui doit passer aux urnes. Les débats entre opposants politiques relèvent de l’éristique : les orateurs ne pourront jamais se concilier avec l’opinion adverse, ils ne sont pas dans la recherche de la vérité et l’exercice de délibération, mais dans la démonstration que leur thèse est la meilleure. Jamais un débat entre candidats à la Présidentielle n’aboutira sur l’un d’entre eux qui reconnaît qu’il a eu tort et que l’un de ses opposants l’a convaincu. Enfin, les opposants politiques défendent des visions profondément différentes de par la divergence de leurs subjectivités, et peuvent se percevoir mutuellement comme insensés.

Lorsque nous disons que la polémique aborde des questions politiques comme sujets principaux, nous parlons de politique de manière générale. Le politique désigne tout ce qui relève de l’organisation et la gestion de la cité, nous pouvons en déduire qu’une polémique, si elle est politique, par définition concerne l’ensemble des citoyens et relève donc de l’intérêt public.

3. Notion d’intérêt public

La polémique va généralement porter sur un sujet d’intérêt public. Une dispute entre voisins ne peut a priori pas être qualifiée de polémique. Cependant une polémique peut tout de même « se développer sur la base d’une affaire privée, mais il est nécessaire que ce conflit prenne une tournure publique mettant en cause de grands principes et les groupes de défenseurs qui s’y attachent ». (Amossy, 2014, p. 48) Ce sont donc les journalistes qui vont faire le travail de transformer cette affaire privée en affaire publique, en appuyant sur ce qui la rend digne de faire l’objet d’un débat public alors même que cette affaire originelle peut nous sembler futile à première vue. Une dispute entre voisins ne peut pas être qualifiée de polémique à moins que

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l’origine ou la nature du conflit se réfère à des enjeux plus larges et susceptibles d’interpeller un vaste public. Les médias reprendront l’événement en apparence anecdotique et créeront un débat polémique autour de ces enjeux.

Prenons un exemple concret de polémique apparue récemment en France : l’affaire Mila. La polémique part d’un épiphénomène ayant eu lieu en janvier 2020 : une jeune fille avait critiqué l’Islam de façon violente sur les réseaux sociaux et avait subi une vague de harcèlement en ligne comprenant insultes et menaces de mort. L’affaire avait été reprise par l’ensemble des médias de grande écoute (ceux-ci allant jusqu’à inviter la jeune Mila sur les plateaux) et avait été débattue jusqu’au Parlement français. Il s’agit donc là d’un événement que nous pouvons qualifier d’épiphénomène au départ, mais dont les médias se sont emparés pour en faire un débat sur le blasphème et la liberté d’expression. Un hashtag #JesuisMila avait incarné et dynamisé cette polémique sur les réseaux sociaux, les journalistes reprenant la question avec les termes « êtes-vous Mila ? » pour connaître l’opinion de leurs invités, créant une analogie évidente avec le débat #JesuisCharlie qui avait suivi les attentats de Charlie Hebdo en janvier 2015 et portait aussi sur le droit au blasphème et les limites de la liberté d’expression. Dans ce cas-ci, nous observons comment les médias prennent un « incident en apparence épisodique » et le justifient en tant que polémique en en explicitant les enjeux plus larges pour interpeller l’opinion publique.

Ensuite, une polémique est propre à une culture, des normes, des valeurs, et un espace géopolitique précis à un moment donné. Une polémique n’aura pas le même impact d’un bout à l’autre de la planète à moins que les enjeux qu’elle soulève fassent écho dans d’autres parties du monde.

Si nous prenons l’exemple de l’affaire George Floyd aux États-Unis – meurtre d’un Afro-Américain en mai 2020 par un agent de police et dont la vidéo amateur publiée sur les réseaux sociaux a suscité une vague dite planétaire d’indignation et de protestations antiracistes dans le pays, mais aussi en Europe de l’Ouest. La polémique a pu traverser l’Atlantique jusqu’en France et en Belgique parce que nos sociétés sont analogues sur le plan historique, culturel et politique. En effet, nous avons une histoire coloniale connexe et faisons aujourd’hui face à des questions de justice sociale et des luttes progressistes similaires. Le débat a donc été repris ici, car une partie de la population et de la sphère médiatique a jugé qu’il était digne d’attention pour notre société, là où dans d’autres pays/cultures cette polémique n’a pas été jugée digne de faire les gros titres parce que, pour des raisons multifactorielles, la situation n’est tout simplement pas la même.

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En revanche, si nous prenons le facteur temps en considération, cette polémique aurait eu très peu de chance de s’imposer dans l’espace public de la Belgique de Léopold II — là où le racisme n’était pas posé publiquement comme un problème ou en tout cas pas comme une faute morale — et cette même polémique ne sera peut-être plus pertinente dans quelques décennies.

Ce caractère circonstanciel et passager de chaque polémique explique qu’une partie de l’opinion considère ces polémiques comme futiles. Mais selon Ruth Amossy c’est aussi ça qui les rendent dignes d’attention dans la mesure où elles sont révélatrices des questions qui agitent une société à un moment donné et s’avèrent donc être notamment un matériau idéal pour les historiens, sociologues, analystes du discours et autres chercheurs qui tentent de comprendre et analyser ces sociétés. (Amossy, 2014, p. 51)

L’affaire Dreyfus, par exemple, est un cas d’école de polémique qui a marqué l’histoire et si elle est encore aujourd’hui jugée digne d’être abordée dans le programme des cours d’histoire de l’enseignement secondaire général c’est en tant qu’elle nous en apprend beaucoup sur le climat politique et social de l’Europe qui précéda les deux guerres mondiales.

Jusqu’ici, nous avons expliqué le phénomène polémique dans son ensemble et avons plusieurs fois fait référence aux médias. Nous pensons pouvoir affirmer que ceux-ci sont intrinsèquement liés à la polémique. Nous allons par conséquent nous pencher sur les logiques des médias qui les amènent à façonner les polémiques, à les mettre en avant et à les prioriser en tant que sujets d’actualité.

De plus, nous avons aussi établi des liens entre la polémique et le débat politique. Par conséquent, nous questionnerons également le rapport que peuvent entretenir les médias aux mouvements sociaux, relativement à la couverture médiatique qu’ils en proposent, notamment axée sous le prisme de la polémique. Nous verrons que cette relation entre médias et mouvements sociaux peut être à la fois bénéfique et néfaste pour ces derniers, et essaierons de relever les logiques du champ médiatique qui permettent de comprendre cette relation.

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Polémiques, médias et mouvements sociaux