• Aucun résultat trouvé

La notion de « contre-culture » naît dans les années soixante aux États-Unis. Elle s’amplifiera à la fin de la décennie et durant les années soixante-dix avec quelques événements marquants comme le célèbre festival de Woodstock42 (1969). Selon Alain Touraine :

« il s’agit de l’ensemble des mouvements de marginalisation ou de contestation formés au

moment d’une extension et d’une accélération d’une croissance organisée autour des exigences des grandes organisations : intégration interne, manipulation des besoins et des attitudes, répression de plus en plus forte des conduites qui « dévient » par rapport aux valeurs et aux normes qu’elles créent.43 »

L’une des idées principales de la contre-culture est l’abandon (des études, du travail, des « formes habituelles de la vie professionnelle ») comme forme de protestation ; « pas

nécessairement une contestation, mais l’expression d’un manque et le désir d’échapper à une organisation sociale qui apparaît comme étouffante. » Petr (comme Borek ou Fajolo), dans

42

Woodstock est un festival de musique dans la mouvance « hippie » qui, d’abord prévu pour cinquante mille personnes environ, fini par être gratuit et ce sont près d’un demi-million de spectateurs qui y participeront. Il marque ainsi l’histoire de la musique pop (qui inclut un grand nombre de sous-genres).

43« Contre-culture », Alain Touraine in Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 7 février 2015.

Photogramme 3 Photogramme 2

L’As de pique, incarne parfaitement cette idée. Il ne parvient pas à se fondre dans le moule, et,

alors qu’on lui demande de surveiller les clients du magasin où il travaille, comme nous l’avons vu plus haut, le jeune homme n’aspire qu’à l’amour. S’il essaie un temps de satisfaire son supérieur, lorsqu’il finit par découvrir, à la fin du film, une femme en train de voler plusieurs sachets de bonbons, il décide néanmoins de ne pas l’interpeller. Il n’en dit mot à personne excepté à son père, qui le réprimande. Car si le récit se construit sur une amourette, il s’ouvre et se conclut par cet emploi. Cette structure narrative se retrouve dans le second film du réalisateur, Les Amours d’une blonde. La forme même de l’œuvre, nous l’avons vu, participe à la représentation de cette jeunesse, loin des principes narratifs des années précédentes. Le « désir d’échapper à une organisation sociale » convient donc très bien au film dont il structure le récit : comment Petr peut-il se définir en tant qu’individu en échappant aux dictats sociétaux et moraux ?

Petr adopte l’apparence inhérente à son âge : blouson de cuir, mèche plaquée en arrière, cigarette à la bouche… Pourtant, malgré ce grimage, il paraît peu sur de lui, son regard étant majoritairement concentré vers le sol. De tels éléments marquent le caractère adolescent et rêveur du personnage : s’il agit ainsi, c’est parce qu’il est amoureux d’Asa, et qu’il ferait tout pour attirer son attention. C’est en cela que le film rejoint un temps le principe de contre- culture : d’abord par ses thématiques principales (amour, difficulté à rejoindre les rails de la société) et parce que Petr ne parvient pas à ressembler à ce qu’il a sans doute vu au cinéma ou à la télévision, c’est-à-dire à des archétypes. Nous pouvons penser à West Side Story (Robert Wise, 1957), où la séduction, comme dans la comédie musicale traditionnelle, passe par la danse. Les hommes y sont rebelles, forts et combattants. Milos Forman, par sa mise en scène, désigne ces personnages comme factices. Cela se retrouve dans une séquence de bal, dans laquelle le réalisateur filme son personnage esseulé au milieu d’une foule dansante. Caché dans un coin, il essaie de mimer après avoir bu quelques verres les pas des danseurs. On voit vite qu’il n’a l’habitude ni de boire, ni de danser. Il en a besoin pour inviter Asa à danser. Naît de ces éléments un fort décalage entre ce qu’il souhaite être et ce qu’il est. Par ailleurs, sa posture lors du bal dévoile clairement les intentions du réalisateur : la vraie vie est autre, parfois ridicule, parfois miséreuse, parfois belle. Avec lucidité, mais sans cynisme, Milos Forman peint le décalage entre les figures lyriques de certains personnages (nous citions le film de Robert Wise, mais nous aurions tout aussi bien pu évoquer des œuvres du réalisme socialiste) et les « vrais gens », la « vraie vie ». Petr semble ainsi être dans un entre-deux. Il souhaite satisfaire son père et Asa, bien que les deux aient des mœurs tout à fait différentes.

La contre-culture, selon Andy Bennett44, c’est aussi « des pratiques et des croyances

contre-hégémoniques45 ». La société est, dans la contre-culture, le plus souvent incarnée par les parents. Là encore, il s’agit d’un autre point important d’une mouvance qui se retrouve dans le cinéma tchécoslovaque. Alain Touraine écrit :

« la contre-culture ne dénonce pas un ennemi particulier ; elle refuse l’ « aliénation » (au sens le

plus vague de ce mot). Ce qui correspond à l’état d’une société qui ne connaît pas de grands conflits sociaux internes, à cause à la fois d’une très forte croissance économique et de l’acuité de la guerre froide et des conflits internationaux. »

Cela ne peut donc guère s’appliquer à la Tchécoslovaquie qui sort d’une longue période de censure, et qui s’apprête à vivre le Printemps de Prague. Mais, immédiatement après dans le texte, l’auteur ajoute :

« Parce que la classe dirigeante et l’élite politique se sont identifiées à un type d’économie et de

culture, le refus ne peut être que total et rejeter un type de société, d’institutions et d’organisations qui apparaît comme intégrateur et manipulateur, égoïste et, selon le mot de Herbert Marcuse, « unidimensionnel ». »

On comprend alors mieux le désir d’une partie de la jeunesse tchécoslovaque de se retrouver dans ces changements extranationaux. La culture tchécoslovaque s’inspire et se nourrit, parmi d’autres mouvements culturels, de cette « contre-culture » étatsunienne. Il y a quelque chose de ce mouvement au sein des films, comme, par exemple, et principalement, la musique, que ce soit avec le jazz ou la musique pop.

Dans un esprit de « contre-culture », la jeunesse devient le symbole de tous les possibles en même temps qu’elle en est l’acteur principal. Cela se retrouve dans cette cinématographie qui est très majoritairement, au regard de notre filmographie sélective, concentrée autour de personnages qui appartiennent à cette « nouvelle génération ». La plupart des réalisateurs sont jeunes, tout comme leur cinéma.

44

Andy Bennett est professeur de sociologie et directeur du centre pour la recherche culturelle à l’université Griffith en Australie.

45

« Pour une réévaluation du concept de contre-culture », Andy Bennett, in Volume ! : Contre-cultures et

3. La musique pop : désinhibition des corps et des esprits.