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Partie I : La société et son rapport aux normes

I.3. Les normes et ce qui dévie de celles-ci

a. La notion de déviance

L'évocation du concept de norme conduit à s'intéresser à ce qui semble lui être opposé, celui de déviance, auquel on se réfère lorsque l'on interroge les formes institutionnalisées de la régulation et du contrôle social créées en réaction aux comportements perçus par la société comme indésirables. Toutefois, si le terme de déviance, apparu dans le courant des années 1950, a connu son apogée dans les années 1970, l'on parle dorénavant, en sociologie ou en criminologie, de risque ou de comportements à risque.

C'est en particulier Axel Groenemeyer qui apporte des éléments d'analyse sur ce concept de déviance qui a permis de « problématiser les processus de l’élaboration des normes et les voies de sélection par lesquelles elles s’imposent, comme de les relier aux processus de la constitution de l’ordre social »83.

Mais, outre le fait que ce concept a été trop imprégné de jugements moraux, il s'est mal adapté aux transformations sociétales : « l’évolution de la société en une société du risque, individualisée et pluralisée, ne permet plus de proposer un concept général du comportement déviant. L’ordre social n’est plus produit à partir de la régulation normative et de l’intégration mais par le biais de calculs de risques et d’utilité ou de processus de négociations situationnelles »84.

83 Axel Groenemeyer (2007/4), « La normativité à l'épreuve » Changement social, transformation institutionnelle et interrogations sur l'usage du concept de déviance, Déviance et Société, Vol. 31 84 Ibidem ; voir également, concernant l'évolution vers un modèle de gestion du risque : Ulrich Beck

Il reste toutefois un concept intéressant pour décrire le regard porté par la société ou les groupes sur une attitude jugée déviante ; c'est d'ailleurs précisément ce regard qui permet de le qualifier ainsi ; en effet, un comportement déviant « ne se définit pas en fonction d’attributs du comportement mais de règles ou de leur application à des catégories de personnes déterminées ». Celui-ci n'est établi qu'à partir d'une subjectivité des individus ou « sur des règles situationnelles, négociées et interactives »85.

Pointer la déviance et la non-conformité d'un comportement, c'est vouloir marquer une différence chez un individu. Dans notre société, la classification de ces différences s'est faite notamment sur un plan médical ; en témoigne par exemple les deux grandes classifications psychiatriques du DSM IV et CIM vivement critiquées par les psychanalystes. La rationalisation par la démarche scientifique médicale tend à définir les maladies mentales et les principaux troubles à prendre en charge. Mais les réflexions de Georges Canguilhem, comme on le verra plus tard, montrent combien la frontière est parfois fragile entre une définition de ce qui peut apparaître comme normal de ce qui peut se révéler pathologique.

Dans le dispositif du RSA, on parle aujourd'hui de 'diagnostic social' établi à partir de différents critères juxtaposés, relatifs à la situation de la personne. Ce diagnostic permet de définir un plan d'action en fonction des freins à 'l'insertion' qui ont été identifiés. Cette conception de l'intervention sociale ne risque-t-elle pas d'envisager un chemin unique d'insertion au détriment de la singularité de l'individu et de ses désirs propres?

Enfin, par rapport à la norme et les possibilités d'évolution de celle-ci, ce qui dévie, ce qui s'écarte de la norme joue là un rôle fondamental, comme le rappelle notamment le philosophe Guillaume Le Blanc : « La norme est une posture secrètement reliée à son négatif, à l'ensemble des impostures qui la trouent. [...] Une norme n'est une norme que dans les écarts qu'elle fait jouer [...]. Le drame pour la norme c'est que justement

(2001), La société du risque. Sur la voie d'une autre modernité, Éditions Aubier, Paris (édition originale en allemand, 1986).

85 Groenemeyer Axel (2007/4), « La normativité à l'épreuve » […], op. cit. ; de même, voir Maurice Cusson (1992) « Déviance », article publié dans l'ouvrage sous la direction de Raymond Boudon, Traité de sociologie, chapitre 10, pp. 389-422, PUF, Paris (éclairage sur ce concept mais dans une approche criminologique) ; enfin, voir un ouvrage de référence, celui d'Howard BECKER (1985), Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Métailié, Paris, [édition originale américaine : 1963], en particulier le chapitre 8 intitulé 'Les entrepreneurs de morale' avec un développement sur 'ceux qui créent les normes' auquel succède une partie sur 'ceux qui font appliquer les normes'.

en s'écartant de la norme, un écart peut trouver à se développer et, le cas échéant, conduire à une nouvelle norme. Une querelle des normes est l'effet des normes elles-mêmes, quand elles se retournent par l'air frais qu'elles suscitent et qui est comme un coup de balai dans le quadrillage des normes »86.

Si la norme évolue grâce à la création de nouvelles normes, peut-on mettre un sens au fait de se référer à une norme groupale pour évaluer un individu?

Le cadre du RSA, fondé sur une norme sociale d'emploi et d'autonomie, aurait-il un sens autre dans une société qui prendrait davantage en compte l'idée de solidarité?

b. Les notions de déni de la réalité & de dangerosité

Il apparaît judicieux de se référer également à la psychiatrie et à ce qu'elle définit comme étant pathologique à savoir le déni de la réalité et la notion de dangerosité pour soi-même et pour autrui.

 Le déni de la réalité

En psychiatrie, le déni est un mécanisme de défense qui consiste à refuser une réalité extérieure. L'accompagnement de personnes au RSA confronte régulièrement les référents sociaux au déni, ce qui freine parfois le travail autour de l'accès aux soins.

On parle communément de déni dans la psychose : la personne est délirante mais le délire fait partie de sa réalité interne ; pour elle, il n'y a pas lieu de se soigner.

 La dangerosité

La dangerosité pour soi-même (suicide, tentatives de suicide, auto-mutilations...) et celle pour autrui (violences physiques, homicides...) sont l'un des critères majeurs pour déterminer, du point de vue de la société, les limites de la normalité.

Au-delà du fait que ces formes de passages à l'acte se situent en dehors d'une norme morale, conduisant au développement d'une politique d'enfermement et/ou de répression, pour ce qui concerne principalement la dangerosité envers autrui, la dangerosité est souvent le signe d'une souffrance psychique ou d'une maladie mentale qu'elle soit auto ou hétéro-agressive ; en réponse à cela et en fonction de la situation

86 Guillaume Le Blanc (2007), Les maladies de l’homme normal, op. cit.

médicale, cela peut conduire à une obligation de soins87.

Certains comportements perçus comme déviants ou pathologiques ont donné lieu à la création d'une « société normalisatrice » selon Michel Foucault. Psychiatrie, prison et autre dispositifs encadrés par l’État vont alors avoir pour but, non plus de soigner ou de réhabiliter, mais de gérer les anormalités repérées et les risques associés.