Chapitre III : L’allusion au Mythe dans Qu’attendent les singes et dans Nedjma
2- Nora Bilel ou les mythes d’Antigone et d’Androgyne
La commissaire Nora Bilel est une femme moderne et émancipée. C’est une femme de la cinquantaine exerçant un métier d’hommes dans un milieu masculin et malheureusement très macho. Elle est, quotidiennement, agressée visuellement et verbalement par des collaborateurs qui n’acceptent pas encore le fait d’être dirigés par une femme :
Dans une société phallocentrique, être femme et diriger des hommes relèvent aussi bien du supplice Sisyphien que du casse-tête chinois. Combien de fois n’a-t-elle pas surpris un subalterne en train de lui mater le derrière pendant qu’elle ouvrait la marche ? (….) Hélas, on ne lutte pas contre certaines
pathologies. Le machisme a la peau aussi dure qu’une carapace et aussi verrouillé qu’une camisole. (2)
Nora Bilel est une belle femme célibataire. Elle partage son appartement avec sa compagne Sonia, une jeune débauchée, qu’elle prend en charge. A l’image de son nom,
(1)
Yasmina KHADRA, Qu’attendant les singes, ED Casbah, Algérie, 2014, P.22.
(2) Idem.
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constitué d’un prénom féminin (Nora) et d’un prénom masculin (Bilel) la commissaire est lesbienne. Elle présente toutes les caractéristiques de l’androgyne.
« C’est une grande dame brune, les cheveux coupés court et les yeux alertes. De dos, on la prendrait pour un homme. La cinquantaine révolue, les épaules tombantes, elle n’en
demeure pas moins belle et encore désirable ».(1)
Pourtant lorsqu’elle se retrouve seule avec sa jeune compagne, c’est en homme qu’elle se conduit :
Elle (Sonia) l’embrasse sur la bouche et se dirige en chancelant vers la salle de bains. Nora la regarde s’éloigner, s’attarde sur les hanches harmonieuses, ensuite sur les fesses bien rondes, puis, lorsque sa compagne disparait derrière la porte vitrée, elle se laisse choir sur le bord du lit, allume une cigarette et se tourne, songeuse vers la fenêtre….. .(2)
Nora nous renvoie par allusion au personnage mythique de l’androgyne dont elle présente toutes les caractéristiques. Selon Marie-Catherine Huet-Bichard, dans son ouvrage Littérature et Mythe à la page 152 : « Androgyne : figure bisexuelle, présente dans de nombreuses religions, est associée aux temps originels : dans le premier récit de la Genèse, Dieu crée la première créature homme et femme ».
La commissaire Nora Bilel est une femme qui a un sens aigu de la justice. Bien qu’elle occupe un poste important qui aurait pu lui ouvrir d’autres horizons, personne n’a réussi à la corrompre. Son intégrité est sans failles :
La loi est faite pour les grands et les petits. C’est pour cette raison qu’elle s’est engagée dans la police. Elle s’interdit de ne botter le derrière qu’au menu fretin. Depuis sa plus tendre enfance, elle croit dans la justice sans laquelle aucune société ne serait à l’abri. (3)
Sonia sa compagne témoigne elle aussi de son caractère intransigeant et incorruptible : (1) Ibid, P.47. (2) Idem (3) Ibid, P.305.
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« - C’est une tête de mule, dit-elle avec amertume. Elle croit encore à l’enfer et au paradis. Quand il est question de son boulot, elle ne lâche rien. Elle a failli me lyncher
une fois lorsque je lui ai demandé de faire sauter la contravention à un voisin ».(1)
Lorsque le divisionnaire (son supérieur) lui annonce qu’il lui retire l’enquête sur l’assassinat de Nedjma où le très vénéré Hamerlaine est impliqué, la commissaire Nora Bilel est hors d’elle. Elle refuse cette décision malgré les différentes tentatives de son supérieur pour l’amadouer : « Nora ne sait comment conjurer ses démons. Elle arpente son bureau de long en large, va se planter devant la fenêtre, le regard incendiaire comme si elle cherchait à mettre le feu à la ville ». (2)
Elle décide tout de même de poursuivre l’enquête malgré les ordres de son
supérieur : « - C’est mon enquête, et je la mènerai jusqu’à son terme » (3).
La ténacité et l’opiniâtreté de Nora à poursuivre l’enquête et à faire ce qu’elle pense être juste va lui coûter sa propre vie. En effet, elle est retrouvée, quelques jours plus tard, dans son appartement, une balle dans la tête :
Dans le salon, des agents de la police scientifiques
s’affairent. Nora est couchée sur le flanc dans le fauteuil, face à la télé allumée. Elle a la bouche ouverte, les yeux révulsés et la moitié du crane défoncé, sa main droite est tournée vers le haut, un pistolet coincé entre les doigts. (4)
Nora Bilel ne s’est pas suicidée comme on veut le faire croire. Les ordres de son assassinat viennent de haut. C’est un crime maquillé en suicide. C’est l’inspecteur Zine, son subalterne qui le découvre.
-« Exactement ce que ça veut dire : gauchère…. Et l’arme était dans sa main droite. Nora ne s’est pas donnée la mort, on l’a exécutée, rugit Zine en claquant
le journal sur le bureau ».(5)
Nora Bilel est une Antigone des temps modernes. Comme Antigone, elle est une femme passionnée, engagée et honnête, quitte à en mourir. Elle transgresse la loi et désobéit à la hiérarchie pour appliquer la justice. (Pour Antigone, c’est son oncle le roi Créon et pour Nora c’est le divisionnaire).voici ce que Marie-Catherine Huet-Bichard
(1) Ibid, P.292. (2) Ibid, P.276. (3) Ibid, P.282. (4) Ibid, P.309 (5) Ibid, P.313
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nous apprend sur le personnage mythique d’Antigone dans son ouvrage Littérature et Mythe à la page 152 :
Antigone : Dans la mythologie grecque, Antigone est la fille d’Oedipe et de Jocaste. Antigone donne une sépulture à son frère Polynice, accusé de trahison, et brave l’interdiction de son oncle Créon : elle est enterrée vivante ; Hémon son fiancé, et fils de Créon se tue. Elle symbolise le conflit entre les valeurs de la cité et celles de l’individu.(1)
Pour cet acte de courage (enterrer dignement son frère), elle est condamnée et exécutée. Nora Bilel, comme Antigone, est elle aussi exécutée pour son courage de vouloir faire triompher la loi sur tout le monde. Toutes les deux ont refusé un univers où elles ne reconnaissaient pas leurs valeurs ; Pour elles, la mort est préférable à un univers sans justice.
Nora Bilel, dont la compagne Sonia est également assassinée, dans l’hypertexte
Qu’attendent singes les de Yasmina Khadra incarne deux personnages mythiques : le mythe d’Androgyne et le mythe d’Antigone.
Le personnage de Nedjma de l’hypotexte Nedjma de Kateb Yacine est une jeune
femme belle et rebelle qui cherche à s’affirmer en tant que personne et le montre par des comportements provocateurs envers l’autorité maternelle de Lalla fatma ,sa mère
adoptive, et l’autorité paternelle de Si Mokhtar, son père biologique .Elle est enlevée et enterrée vivante(au figuré),par son père dans la tribu de ses ancêtres au Nadhor, elle qui rêvait d’une vie tumultueuse dans quelque grande cité comme Alger. Elle est alors séparée de son cousin et fiancé, qui est lui aussi emprisonné avec une lourde condamnation.
Nedjma de Kateb Yacine, comme Antigone, a défiée l’autorité supérieure et se retrouve privée de sa liberté et de son fiancé et cousin. Elle incarne donc, par allusion, le personnage mythique d’Antigone.
(1)
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