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« Tous les enfants, quelles que soient leurs origines familiales, sociales, ethniques, ont un droit égal au développement maximum que leur per-sonnalité comporte. Ils ne doivent trouver d’autre limitation que celle de leurs aptitudes. L’enseignement doit donc offrir à tous d’égales pos-sibilités de développement, ouvrir à tous l’accès de la culture, se démo-cratiser moins par une sélection qui éloigne du peuple les plus doués que par une élévation continue du niveau culturel de l’ensemble de la Nation. L’introduction de "la justice à l’école" par la démocratisation de l’enseignement mettra chacun à la place que lui assignent ses apti-tudes, pour le grand bien de tous. La diversification des fonctions sera commandée non plus par la fortune ou la classe sociale, mais par la ca-pacité à remplir la fonction. La démocratisation de l’enseignement, con-forme à la justice, assure une meilleure distribution des tâches sociales. Elle sert l’intérêt collectif en même temps que le bonheur individuel. » (Plan Langevin-Wallon, 1947)

Le plan Langevin-Wallon dévoile un projet éducatif et politique sociohistoriquement situé : « grande question nationale, dans laquelle la préoccupation méritocratique vient confluer avec un fort souci démocratique » (Terrail, 1997a, p. 24). À ce moment-là, la demande de scolarisa-tion longue pour tous n’est pas celle des milieux populaires, pourtant destinataires du projet

(Poullaouec, 2010 ; Isambert-Jamati, 1990, p. 2324). C’est un projet politique d’émancipation,

pensé par une classe sociale dominante pour une classe sociale dominée. La « culture » (légi-time) y est conçue comme patrimoine commun dont l’appropriation généralisée permettrait « l’élévation (...) de l’ensemble de la nation » (pour « l’intérêt collectif ») et comme promesse d’ascension sociale « juste », car fondée sur les « aptitudes » (pour le « bonheur individuel »). L’enfant est socialement défini par sa « personnalité » (qui le singularise), produit d’un « développement » (qui l’universalise), pour lequel les « aptitudes » ou les « capacités » (qui na-turalisent les dispositions sociales) s’actualiseront grâce à la « culture » (légitime). Cette défini-tion sociale est solidaire du souci de l’enfance qui a pénétré dans les institudéfini-tions socialisatrices légitimes de la petite enfance (famille bourgeoise, école, médecine, psychologie). Cette entre-prise d’émancipation de l’autre, à la fois généreuse et légitimiste, ignore les conditions sociales de l’incorporation du capital culturel. La fusion des deux réseaux scolaires va se réaliser sous la

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Ve République, mais la massification scolaire méritocratique du XXe siècle ne sera pas

démocra-tisation (Terrail, 1997a, p. 24‑32).

L’école maternelle va être prise dans ce projet méritocratique, en se massifiant du bas vers le haut de l’échelle sociale. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la conservation des enfants est en bonne voie. L’espace pour investir leurs productions symboliques s’élargit et prend place dans les enjeux scolaires. L’école maternelle accueille progressivement tous les enfants, et confronte ceux des classes populaires à leurs pairs héritiers, au prisme de ses catégories d’entendement. Le jeune enfant scolarisé devient une figure idéale, autonome politiquement et cognitivement (Lahire, 2007a/2005), passée au prisme de la culture dominante : primauté de l’écrit, activité contenue du corps, objets de la culture légitime. Dans les décennies 1950 et 1960, le corps professionnel de l’école maternelle (l’Agiem), par la voix de ses fractions dominantes (directrices d’écoles et inspectrices), élabore et impose les orientations pédagogiques. Elles pro-longent le modèle de P. Kergomard : l’enfant, défini par son âge, est régi par la culture légitime et le contrôle de soi. La psychanalyse selon laquelle « tout est langage » et les domaines artis-tiques nourrissent la doctrine (Chamboredon, Prévot, 1973).

À partir des années 1970, un deuxième mouvement, motivé par une critique sociologique, va se saisir de l’appartenance sociale des enfants (Forquin, 1979 ; 1982). Les inégalités sociales devant l’école sont révélées dès le CP (CRESAS, 1974) et « l’échec scolaire » surgit avec la massification du second degré (Isambert-Jamati, 1985b). La cristallisation des préoccupations autour de la lecture scolaire entraîne la scolarisation précoce du langage, à la faveur de l’émergence de la linguistique dans le champ scolaire (Garcia, Oller, 2015). À la suite de P. Kergomard, la transpo-sition du modèle familial des classes cultivées à la socialisation scolaire de la parole devient

l’affaire de spécialistes du langage et pénètre dans le curriculum. Cette autre « science de

l’enfant » définit son objet à partir des exigences du second degré long selon lequel « lire c’est comprendre », de manière autonome, tout type de texte (Chartier, 2007, p. 145). Les jeunes en-fants vont devoir intérioriser un langage scriptural propédeutique aux études longues : en pro-duisant un langage verbal explicite (Lentin, 1972), en manifestant des savoir-faire « méta » (Bri-gaudiot, 1998), en se montrant de plus en plus réflexifs (Joigneaux, 2009b).

Ces deux mouvements ont en commun de viser une maîtrise symbolique autonome précoce.

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II. 3. 1. U

NE MASSIFICATION À CONTRE

-

COURANT

L’école maternelle devient celle de tous les enfants de 3 à 6 ans au mi-lieu des années 1990, sans être obli-gatoire. De 1945 à 1959, s’opère un transfert des effectifs des classes enfantines (classes préélémentaires des écoles primaires rurales) vers les écoles maternelles, signe d’une « affirmation plus insistante du ca-ractère spécifique des enfants de cet âge, et [de la] revendication d’une pédagogie particulière » (Prost, 2004, p. 91). À partir de 1959, l’expansion

devient spectaculaire (Figure 12, ci-dessus). L’essor de la scolarisation en maternelle s’adosse à la fois à la demande parentale, à la politique volontariste des communes qui construisent des écoles, et au soutien de l’État. Celui-ci introduit des objectifs dans les plans quinquennaux,

éta-blit un cadre réglementaire101, et subventionne les constructions à hauteur de 70 % (ibid., p. 98).

De 3870 écoles en 1948-49 (dont 3653 publiques) on passe à 8530 vingt ans plus tard en 1968-69

(dont 8224 publiques) et à 18 486 encore vingt ans après (dont 18 096 publiques)102. Leur nombre

a quintuplé en 40 ans. La scolarisation progressive de la tranche d’âge des 3-6 se fait des plus âgés vers les plus jeunes et s’achève dans le milieu des années 1990 (Figure 13 A, p. 129). La

ré-glementation abaisse le seuil d’ouverture d’une classe à 35 élèves inscrits en 1976103. En pratique,

la baisse continue jusqu’au début des années 2000 (Figure 13 B, p. 129). Dans ce mouvement, les écarts entre écoles et, par-là, les conditions de la scolarisation, s’homogénéisent (Niel, 1996).

101 Circulaire n° 65-249 du 15 juin 1965 relative à l’élaboration et à l’approbation des programmes pédagogiques des constructions du premier degré. Circulaire n° 80-013 relative à l’élaboration et l’approbation des programmes pédagogiques de construction scolaires de l’enseignement du premier degré (Luc, 1982, p. 263-265, 338-343).

102 Archive du ministère de l’Éducation nationale créée/modifiée le 17/07/2002 : ADOC/ARCH 019. Enseignement du premier degré de 1948-49 à 1988-89.

103 Le décret du 15 juillet 1921 fixe à 50 le maximum d’élève par classe ; la circulaire du 14 mai 1976, abaisse le seuil d’ouverture à 35 élèves inscrits. (Luc, 1982, p. 283)

Figure 12 : Évolution des effectifs de la scolarisation préélémentaire en nombre d’élèves (secteurs public et privé) (* : écoles maternelles et classes enfantines France métropolitaine, ** : idem + DOM). D’après Prost,

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129 La demande sociale d’école maternelle

relève de deux pôles : une demande de garde et de produits scolaires tangibles, plutôt du côté des milieux populaires, et une demande d’éducation culturelle inscrite sur le long terme, plutôt du côté

bourgeois (Chamboredon, Prévot,

1973 ; Plaisance, 1986). Les enseignantes se rapprochent, par leurs origines so-ciales, leurs trajectoires ascensionnelles ou leurs situations maritales, du pôle culturel des catégories supérieures (Ber-ger, 1959 ; 1979)104. Ce sont les fractions cultivées des classes intermédiaires et supérieures, des « nouvelles classes moyennes » (Bernstein, 2007a/1975 ; Bidou, 1984), intellectuelles, relation-nelles, se reproduisant par la transmis-sion du capital culturel et valorisant le développement de la personne. Les

con-ditions sont donc réunies pour

l’introduction du régime de l’activité contenue : centré sur la mise en activité des enfants, coûteux en matériels et en encadrement humain, idéalisant la « libre

exploration » (Chamboredon, Prévot, 1973, p. 333), tolérant le bruit et le mouvement. Il met en

connivence enseignantes et parents d’élèves, socialement proches : « C’est une pédagogie chère, car

elle provient d’une classe riche : la classe moyenne » (Bernstein, 2007a/1975, p. 100).

104 La loi du 18 septembre 1940 supprime les écoles normales et stipule que les élèves maîtres préparent le bacca-lauréat dans les lycées d’enseignement secondaire puis reçoivent une formation pratique d’un an. Le principe du baccalauréat sera maintenu avec le rétablissement des écoles normales après la guerre (…) : « avec le baccalauréat, c’est l’enseignement secondaire qu’on introduit dans les écoles normales » (Laprévote, 1984, p. 117).

Figure 13 : Évolution du taux de scolarisation (A) et de l’effectif moyen par classe (B) à l’école maternelle.

A : D’après (MEN, 2012, p. 83 ; 2013, p. 83 ; 2014, p. 81 ; 2015, p. 77 ; 2016, p. 73 ; Ben Ali, 2012, p. 21).

B : D’après (Niel, 1997 ; Moredon (de), 2005 ; MEN, 2010a, p. 8 ; 2011, p. 8 ; 2012a, p. 8 ; 2013a, p. 8 ; 2014a, p. 8 ; 2015a, p. 10).

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II. 3. 2. L

E RÉGIME DE L

ACTIVITÉ CONTENUE

Les photographies du musée de l’éducation de 1945 à 1973 (annexe 2) et les ouvrages pédagogiques issus du corps professionnel (Charrier, nière-Lebert, 1955 ; Léandri, Herbi-nière-Lebert, 1953 ; Naud-Ithurbide,

1964 ; Delaunay, 1972 ;

Lequeux-Gromaire, 1976/1971), documentent l’évolution des normes sur les

struc-tures matérielles jusqu’aux

an-nées 1970105. Elles donnent à voir le

régime de l’activité contenue et ses objets emblématiques. Les petites

tables individuelles sont plutôt dédiées aux élèves les plus âgés, et les petites tables ovales sont l’apanage des petites sections. Les jouets s’exposent : véhicules, maisons, cuisines, activi-tés ménagères (cuisiner, repasser), métiers, figurines, blocs de construction. Un garçon re-garde un poisson exotique, une fille réarrange un bouquet. Des enfants peignent, écoutent de la musique, jouent avec des instruments. Des petits transvasent du sable ou de l’eau dans des bacs spécialement aménagés. Des groupes font de la gymnastique rythmique. Des enfants posent en déguisements. Le régime disciplinaire collectif est montré avec parcimonie : les en-fants sont mis en rang un jour de rentrée scolaire, ou s’alignent en tablées à la cantine. Une forme très assouplie du contrôle panoptique apparait : les « tapis » où les enfants, assis par terre, se regroupent autour de la maîtresse pour une conversation ou une démonstration col-lective (Figure 14, ci-dessus).

Geneviève Dannepond (1979) a enquêté dans 3 classes maternelles parisiennes aux profils sociologiques contrastés en 1970-1971 et observé la pénétration des innovations dans la classe. Dans deux classes, l’organisation est différente le matin et l’après-midi : le matin, les petites

105 Les photographies et les textes donnent à voir l’image de l’excellence pédagogique. Les mises en scène montrent souvent des enfants impeccables, souriants ou graves, en petit nombre, sagement affairés : enfants posant dans le cadre ; objets rassemblés, ordonnés et agencés dans le cadre photographique.

Figure 14 : Paris école maternelle, audition, 1956 (issue d’une série de 22 photographies montrant les enfants pra-tiquer des activités artistiques ; ils vont écouter de la musique sur un phonographe, danser dessus, peindre dessus) – Musée de l’éducation, Rouen.

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131 tables font face au tableau et les enfants ont chacun une place attitrée. Ils font des activités scolaires typiques (écriture, lecture). Le contrôle magistral s’exerce de manière simultanée, l’ambiance est studieuse et calme. L’après-midi, l’espace est réorganisé en ilots. Les enfants circulent plus librement et ont le choix entre diverses activités « maternelles » (dessin, pein-ture, modelage, découpage) et un coin de jeu. Dans une autre classe (populaire), la classifica-tion est plus souple : l’espace est en permanence structuré en ilots. L’écriture y est un pôle d’activité parmi d’autres, moins « scolaires » (dessin, peinture, découpage, modelage). Dans ce régime permanent de l’activité contenue, le bruit, le mouvement, le désordre sont continuels, ce qui complique le travail pédagogique. L’autocontrôle des enfants est socialement différen-cié : les enfants de milieux populaires se contiennent pendant les activités dirigées qui tien-nent fortement les corps et les esprits (l’écriture aux petites tables), puis se relâchent de ma-nière « explosive » aux changements d’activités ; les garçons de milieux populaires s’engagent irrésistiblement dans des bagarres en récréation ; dans les milieux bourgeois, ces phénomènes sont atténués, signe d’un plus fort autocontrôle, ce qui rend la tenue et la mise au travail du groupe plus aisées. Chaque classe a une zone de regroupement (le « coin langage »). Des normes tacites de bon comportement sont actives et les contrevenants sont mis à l’écart : « on voit se dégager les principes non écrits du comportement collectif des enfants autour de trois catégories essentielles : le silence et le bruit, se déplacer et être à sa place, l’interdiction de la

violence physique » (ibid., p. 43). L’intériorisation de la discipline est appréciée, car elle

contri-bue à son invisibilité. Le régime de l’activité contenue est une prescription de l’inspectrice. Là, comme à l’époque de P. Kergomard, un corps d’inspectrices, non-praticiennes, prescrit le mé-tier, au nom de normes socialement situées, légitimées par la « cause de l’enfant » et par leur imposition savante (Garcia, 2011). Les enseignantes adhèrent aux normes libérales du disposi-tif. Mais la mise en œuvre les confronte à de nombreuses difficultés pratiques et les fait douter de l’efficacité des dispositifs pour les apprentissages.

Liliane Lurçat a observé pendant un an une classe de toute petite section parisienne (les en-fants ont moins de 3 ans en entrant à l’école) durant l’année scolaire 1974-1975 (Lurçat, 1976). Les effectifs y sont particulièrement bas, le nombre d’inscrits est variable et les présences ne

sont pas régulières : entre 9 et 28 présents, pour une moyenne de 18,3 (ibid., p. 26-27). Le

ré-gime de l’activité contenue domine très nettement. Il y a un « tapis » de regroupement em-blématique de l’assouplissement disciplinaire, 3 petites tables collectives, un mur aménagé

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132 pour la peinture et divers « coins » (cuisine, toilette [coiffure], bibliothèque). Les enfants font du graphisme guidé ou libre, de la peinture, des collages, enfilent des perles, jouent à la pâte à modeler ou vont s’amuser dans les coins de jeu. Le régime disciplinaire euphémisé s’observe dans les mises en rang, les déplacements « en petit train », les activités motrices (rondes, par-cours, rythmique), le chant, l’écoute collective d’une histoire, et divers rituels de distributions (gâteaux, bonbons). Parfois, la maîtresse distribue des images pour faire désigner, décrire ou raconter, avec un succès très limité. Là encore, il y a des règles disciplinaires tacites : les en-fants ne doivent pas refuser les activités de fabrication (le masque de carnaval, le cadeau de fête des Mères, etc.) ; ils doivent se montrer intéressés et persévérer dans la tâche ; ils ne doi-vent pas dégrader le matériel graphique (déchirer, trouer), ni renverser, projeter ou détourner les objets de leur usage normé. La régulation par la contrainte directe sur ces jeunes corps et

esprits peu scolarisés est fréquente106 : la maîtresse vilipende (« affreux », « nigaud », « bébé »,

« gros patapouf », etc.), met au coin, prive de bonbons ou de biscuits lors des distributions rituelles, donne des fessées, des claques, des tapes, tire l’oreille. Les brimades concernent principalement les enfants issus des milieux populaires tandis que leurs pairs des milieux intermédiaires et supérieurs reçoivent plus souvent des gratifications matérielles (les bonbons, les biscuits) et symboliques (les compliments, les responsabilités). Les jugements sur les pro-ductions scolaires se muent en jugements sur les personnes. Répétés au quotidien, jamais révi-sés, ils sont relayés par le groupe de pairs et font intérioriser un sentiment de supériorité ou d’infériorité. La similitude avec l’enquête récente de M. Millet et J.-C. Croizet, à plus de trente ans d’écart, montre la permanence et la puissance d’une logique ségrégative dès la maternelle (Millet, Croizet, 2016a) dans le procès de scolarisation contemporain.

Dans ces classes des années 1970, les programmations d’activités se structurent autour d’un « thème » : saisons, fêtes calendaires ou thèmes littéraires (contes, récits). Dans une école qui ne connaît pas le découpage disciplinaire des contenus à enseigner, le « thème » organise les activi-tés tout en étant « principe d’intégration des activiactivi-tés et des enseignements, lectures, dessins, narrations » qui permet le « retour sur des expériences pour les commenter, les cultiver, les enri-chir et par là développer la sensibilité, l’esprit d’observation, le vocabulaire. » (Chamboredon,

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Prévot, 1973, p. 325). De nos jours, l’« atelier » a supplanté le « thème »107 dans l’organisation du

travail : les élèves sont distribués dans l’espace tables sur une série d’activités différentes, et en changent chaque jour jusqu’à les avoir toutes réalisées. Mais, dans les années 1970, les « ateliers » sont des pôles « d’expression manuelle » offerts au choix des enfants, tels que mode-lages, découpages-colmode-lages, tris ou manipulations d’objets divers (Lequeux-Gromaire, 1976/1971, p. 104). Progressivement, le terme d’atelier va désigner le travail obligatoire en petit groupe et devenir un mode d’organisation réifié des classes maternelles (Joigneaux, 2009a,

p. 156‑159 ; Bouysse et al., 2011, p. 101107) dont le chapitre III décrira précisément le

fonction-nement contemporain. Dans le dispositif regroupement – ateliers – jeux récréatifs, il actualise un contrôle sur l’activité enfantine articulant un régime de l’activité contenue, dominant, et un ré-gime disciplinaire, euphémisé. Enfin, des objets de la raison graphique colonisent petit à petit les classes. Dans les années 1950-60, les travaux textiles qui dominaient dans les salles d’asile et

l’école maternelle de la IIIe République sont encore présents : manipulations et découpages de

tissus, machine à coudre, métiers à tisser, etc. Mais dans les années 1970, les objets graphiques ont pris le dessus. Bientôt, la fiche (feuille d’exercices imprimée), objet graphique très exigeant cognitivement, va prendre place au sein du dispositif. Souvent, les enfants devront y travailler sans l’aide directe de l’adulte (Joigneaux, 2009b ; Richard-Bossez, 2016).

II. 3. 3. L

E MODÈLE EXPRESSIF

:

UNE PÉDAGOGIE INVISIBLE ET TOTALE

Analysant un corpus de rapports d’inspection de maternelles parisiennes de 1945 à 1980, É. Plaisance (1986) a mis au jour les normes pédagogiques imposées par la fraction dominante du corps professionnel, qui bénéficie sur la période d’une relative autonomie. Un modèle éducatif « esthétique » pour les années 1950-60, puis « expressif » à la fin de la période, se manifeste dès l’après-guerre et devient prédominant à la fin de la période. Il coexiste avec un autre modèle, « productif », dont le poids relatif va s’affaiblir. Ce dernier privilégie l’effort, l’attention, la maî-trise technique, les produits scolaires tangibles et immédiats, telles les techniques d’entrée dans l’écrit (écriture et prélecture). Le modèle expressif, en revanche, privilégie le langage oral plutôt que les techniques de l’écrit. Il valorise l’excellence enfantine en soi, les qualités esthétiques,

107 Dans les IUFM dans les années 1990, on a vu, en position indigène, le déclin du « thème ». Considéré alors comme un principe superficiel et artificiel de mise en lien des activités, il était emblématique de « mauvaises repré-sentations » des entrants dans le métier qu’il fallait « déconstruire ». On lui préférait le « projet » (vu comme plus motivant, fédérateur et transdisciplinaire), ou, mieux et novateur, la « mise en réseau » d’albums (réflexive et cultu-relle). C’est une marque de l’augmentation des exigences vers plus de complexité et d’abstraction.

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134 l’originalité expressive, les nuances personnelles. Il apprécie les enfants autonomes, coopératifs, actifs et vifs, qui prennent plaisir aux activités, et manifestent une attitude de recherche et de prise de conscience. Ce modèle s’inspire de la culture légitime issue du champ artistique. Comme le signifie l’inspectrice générale Madeleine Abbadie, il définit l’enseignante idéale en prolongeant les préceptes de P. Kergomard : aux qualités maternelles immanentes, à l’observation psychologique, s’ajoute désormais la dimension créative.

« Dans le passé, nous l’avons voulue d’abord "maternelle". Puis nous l’avons voulue "observa-trice". Nous la souhaitons désormais, en outre, "créative" [...]. Ce n’est donc pas le travail "de la mère intelligente et dévouée" dont nous parlent nos Instructions du siècle dernier ; c’est le tra-vail de spécialiste de la psychologie et pédagogie enfantines.

Elle doit être, à la fois, animatrice du groupe et créatrice de la personne de chacun. Son rôle est donc tout en nuances : guider sans diriger, suivre tout en précédant, prévoir les actions, les ré-actions, les idées, les projets des enfants sans les imposer, observer les enfants et orienter im-médiatement sa conduite pour entrer dans leurs vues... C’est un travail difficile, mais absolu-ment nécessaire si l’on veut avoir une influence profonde sur le développeabsolu-ment des aptitudes

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