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CHAPITRE 1 Cadre théorique : Gouvernance marine et vulnérabilité

1.1 E NJEUX GÉNÉRAUX DES MILIEUX MARINS

À l'origine de la vie et couvrant plus de 70 % de la planète, le milieu marin a souvent été considéré comme inaltérable (Geldof et Janssens, 2014; Laffoley, 2015; Thurman et Burton, 2001) et autonome grâce à ses courants, son immensité et sa force. Or, il est en relation permanente et étroite avec l'atmosphère et le sol (Thurman et Burton, 2001) : sa qualité (pollution, degré d'exploitation, déchets qui y sont déversés, etc.) est tributaire de l'environnement planétaire global (agriculture, coupes forestières, émanations industrielles, eaux usées, déchets, etc.).

Les océans sont notre première source de protéines alimentaires et ils produisent plus de 50% de l'oxygène que nous respirons. Ils piègent plus de 55% du carbone terrestre et constituent ainsi un immense puits de carbone dont le fonctionnement est assuré par la biodiversité et la biomasse qui les composent (carbone bleu) (FAO, 2009; Pendleton et al., 2012). De plus, les océans régulent la température terrestre. Ces fonctions – production d’oxygène, régulation du climat - sont essentielles à la survie de notre planète, si l’on considère que leur dérèglement a des effets catastrophiques. On sait notamment que les catastrophes climatiques ont fait plus de 600 000 morts en 20 ans (Center for Research on the Epidemiology of Disasters (CRED) et United Nations Office for Disaster Risk Reduction

(UNISDR), 2015). Enfin, le milieu marin est une source d'emplois non négligeable (Reithe

et al., 2014), la pêche et l'aquaculture fournissant de l'emploi à 540 000 000 de personnes

dans le monde (Geldof et Janssens, 2014; UNESCO United Nations Educational Scientific

et côtiers, à savoir les services d’approvisionnement comme les pêcheries, les services de soutien comme le maintien des cycles des éléments et des nutriments, les services de régulation comme le traitement des eaux usées et les services culturels comme les bénéfices spirituels, ont une valeur marchande de 575 502 $ internationaux / ha / année en 2007 (de Groot et al., 2012), ce qui représente 93% de la valeur de l'ensemble des services écosystémiques mondiaux (de Groot et al., 2012). Toutefois, selon Costanza et al., (1987) les biens et services écosystémiques (ex : eau potable, air respirable) prennent une valeur infinie en situation de pénurie, contrairement aux biens et services qui se retrouvent généralement sur le marché. Il n'existe donc pas de prix maximal à la dernière goutte d'eau, à la dernière molécule d'oxygène. Leur intégration au marché économique comporte ainsi l'important risque d'en venir à bout sans avoir considéré les besoins humains et ceux de la nature, qui doivent prévaloir en tout temps sur les règles mercantiles.

Alors que la portion terrestre de la planète est de plus en plus surexploitée, utilisée de toutes parts pour l'exploitation et l'habitation, les hommes se tournent de plus en plus vers les océans qui restent en comparaison largement inconnus, invisibles, peu surveillés et peu contrôlés (Revéret et Dancette, 2010). L'exploitation des "ressources" marines s'accélère ainsi d'année en année, et risque de prendre encore plus d'ampleur avec la promotion de l'"économie bleue" (Laffoley, 2015; UICN, 2012), via l'exploitation des énergies issues de la mer (vent offshore, marées, courants, gradients de température), via l'aquaculture qui dessert aujourd'hui plus de 50% de la consommation de poissons de la planète, via la construction en milieux côtier et marin (extensions de la côte) et même via la conservation marine qui constitue parfois un type d'accaparement des mers (« ocean grabbing » (Laffoley, 2015) (Bennett, N. et al., 2015).

Les signes de l'épuisement de l'environnement marin sont de plus en plus criants et indéniables. Alors que la démographie côtière est croissante, les causes et effets (souvent inter-reliés) de cet épuisement se constatent : l’acidification des océans et ses effets délétères sur les organismes marins, le réchauffement de l'air et de l'eau de surface, la hausse du niveau des océans, les variations des patrons de pluviométrie, l'épuisement des stocks de poissons, le raccourcissement des chaînes trophiques, le blanchiment des coraux, l'érosion côtière et la

pollution globale, chimique, et biologique (Millenium Ecosystem Assessment (MEA), 2005;

UNEP United Nations Environment Programme, 2012).

L'extraction de sable, contribuant à l'érosion côtière et à la déconstruction des côtes, la pollution par le plastique et autres contaminants, le tourisme et l'accaparement des côtes et des mers (Bennett, N. et al., 2015), se combinent à la surpêche et engendrent des risques et aléas colossaux à la fois sur les écosystèmes et les populations qu’ils abritent. Aujourd'hui, 40% des océans à travers le monde sont gravement affectés par les activités humaines et la gestion non durable (Geldof et Janssens, 2014).

Les produits de la mer, en particulier les poissons riches en huiles, sont reconnus pour leur importante valeur nutritionnelle, leur contribution au développement cérébral (Abu-Ouf et Jan, 2014) ainsi qu'à la prévention de maladies cardiovasculaires (Harvard Health Publishing Harvard Medical School, 2014). Ils sont essentiels à l'alimentation des populations, en particulier lorsque l'accès à d'autres sources alimentaires est faible comme c'est le cas au Cap-Vert, où l'agriculture et l’élevage sont limités en raison du manque d'eau douce.

Mondialement, la consommation de poissons est passée de 9,0 kg per capita et par année en 1961 à 20,5 kg en 2017 (FAO, 2018b). Dans certains pays comme le Cap-Vert, la moitié des protéines alimentaires consommées proviennent des poissons, qui constituent en moyenne 26 kg de l'alimentation d'un habitant par année. Ainsi, la demande pour les protéines de la mer augmente à travers le monde, et par le fait même, la compétition pour une ressource déclinante à l’échelle mondiale. En effet, selon la FAO (Figure 1), environ 90% des stocks de pêche mondiaux sont actuellement soit surexploités, ou entièrement exploités.

Figure 1 : Évolution de l'état des stocks ichtyologiques marins mondiaux Figure tirée de (FAO, 2016)

Worm et collègues prédisent qu'au rythme actuel d'exploitation des pêches, l'ensemble des stocks de pêche commerciaux se seront effondrés en 2048 (Worm et al., 2006).

Les impacts de ces changements globaux se font gravement ressentir dans les petits états insulaires en développement (PEID), dont fait partie l'archipel du Cap-Vert en Afrique de l'ouest. De ces changements découlent une diminution de la capacité d'adaptation des communautés et une baisse des services écosystémiques critiques à leur vie et à leurs modes de vie. Certaines communautés se trouvent aussi particulièrement touchées, telles les petites communautés de pêche (FAO, 2015).

Dans ce contexte, la protection de l'océan est indispensable pour préserver les valeurs intrinsèques de l’océan et pour assurer la subsistance des populations humaines. Les multiples interactions et interdépendances entre l'environnement et le développement ont été soulignées dans de nombreux rapports et résolutions internationaux (du Sommet de la Terre

de Stockholm en 1972 aux Objectifs de développement durable 2015-2030, en passant par l'Évaluation des écosystèmes pour le millénaire (2005) et dans les différents rapports sur l'Avenir de l'environnement mondial (GEO)).

BESOINS DE PROTECTION DES MILIEUX MARINS

La création d’aires marines protégées (AMP) et les autres outils de gestion, comme les droits d’usage territoriaux sur les pêches (DUTP), peuvent contrer efficacement certaines menaces des milieux marins, préserver les moyens de subsistance et devenir des outils de développement humain (Borrini-Feyerabend, 1997).

Les aires protégées ont pour but premier la conservation de la nature. Elles sont la pierre angulaire de la conservation de la biodiversité. Les systèmes d'aires protégées gouvernés équitablement et gérés efficacement ont été reconnus comme des instruments incontournables de l'atteinte des objectifs de la Convention pour la diversité biologique (Objectif 11 d'Aïchi (Secrétariat de la Convention sur la diversité biologique, 2015)) et de plusieurs Objectifs du millénaire pour le développement (Nations Unies, 2015). Plus globalement, les aires protégées contribuent au maintien de la santé (Aswani et Furusawa, 2007) par la protection des sources d'eau potable et contribuent à la sécurité alimentaire et au bien-être humain (Reithe et al., 2014).

Il existe de plus en plus d'aires protégées, de plus en plus variées. On compte environ 12 000 aires marines protégées (AMP) à l'heure actuelle, couvrant environ 3,4 % des océans (Juffe-Bignoli et al., 2014). Pour atteindre l'objectif d’Aïchi de 10 % d'AMP d'ici 2020, d'importants efforts doivent donc encore être déployés pour les développer, en région africaine en particulier, où les milieux marins sont moins bien protégés qu’en Océanie, par exemple. Depuis 2015, l'Objectif pour le développement durable (ODD) 14 vise à réglementer et mettre fin à la surpêche, à la pêche illicite, non déclarée et non règlementée (pêche INN) et à l’ensemble des pratiques de pêche destructives d’ici 2020 (objectif 14.4); il vise à protéger 10 % des aires marines et côtières pour 2020 (objectif 14.5) et à améliorer les bénéfices de l’utilisation durable des ressources marines pour les PEID (14.7). L’objectif

14.b vise aussi de donner accès aux ressources marines et à leurs marchés aux pêcheurs artisanaux (PNUD, 2015).

Les AMP sont des zones réservées à la protection de l'environnement marin2 (Kelleher, 1999). Elles permettent de préserver les écosystèmes marins, d'améliorer la capacité de résilience de ceux-ci face aux menaces endogènes et exogènes, et de lutter contre diverses menaces pour l'environnement marin et sa biodiversité, telles que la surpêche et la perte d'habitat pour les espèces (Amara, 2010; Dulvy et al., 2003; McLendon, 2016; Secrétariat de la Convention sur la diversité biologique, 2015). Les AMP ont le potentiel de régénérer les stocks de pêche par "spillover" (Stobart et al., 2009), ou effet de débordement, et de préserver et créer de nouveaux services écosystémiques (par exemple, en augmentant la résistance aux tempêtes et à l'érosion côtière grâce à la protection des récifs et cordons dunaux) (Leenhardt, Pierre et al., 2015; Worm et al., 2006). Elles peuvent aussi être des outils de développement économique selon les principes du « développement durable » par le tourisme durable, la création d'emplois, et la promotion de certains loisirs et pratiques de pêche respectueux de l'environnement. Les AMP constituent également un milieu favorable à l'éducation et la recherche (Angulo-Valdés et Hatcher, 2010).

Les bienfaits des AMP dépendent de facteurs contextuels liés à leur échelle spatiale et temporelle, ainsi que d'éléments associés à la gouvernance, à la gestion et au développement du milieu dans lequel elles évoluent (Bennett, N. et Dearden, 2014). Ainsi, le contexte local doit être étudié en profondeur afin de rendre les AMP plus productives écologiquement et plus bénéfiques socio-économiquement. Elles auront peu de chance d'être efficaces si elles sont soumises à des conflits d’usages, à nombreux stress externes incontrôlables, ou s’il n'existe pas de formes de développement local ou de modes de subsistance de rechange. De

2. Selon l'UICN (2008), les AMP sont "un espace clairement défini, reconnu, dédié et géré, par des moyens

légaux ou autres, afin de favoriser la conservation à long terme de la nature et des services écosystémiques et des valeurs culturelles qui y sont liés".

plus, même si la gestion des AMP est bien réfléchie, la mise en application des lois est cruciale à l'atteinte des objectifs.

Malgré le fait que les AMP sont un outil puissant de préservation des valeurs écosystémiques, elles doivent être associées à de bonnes mesures de gestion à l'extérieur de leurs frontières (Halpern et al., 2010), comme la prévention de l'épuisement de la pêche artisanale, causé notamment par la surexploitation commerciale (Brêthes et Fontana, 1992;

Secrétariat de la Convention sur la diversité biologique, 2006).

L'un de ces outils est la conversion des droits coutumiers sur la pêche en droits d'usage traditionnels sur la pêche (DUTP). On observe un mouvement mondial en faveur des DUTP depuis quelques années, sous l'élan d'importants bailleurs de fonds (Banque mondiale, etc.) les promouvant. De nombreuses communautés de pêcheurs traditionnelles les reconnaissent officiellement. Ces DUTP qui touchent une ressource commune visent à empêcher la "tragédie des biens communs" prévue par Hardin (Berkes, 1985). S’ils sont associés à l'usage d'outils de régulation tels que les quotas de prises ou d'embarcations, la restriction des périodes de pêche et le respect de sites fermés (sorte de jachère marine, aires protégées ou zones sacrées), les DUTP s'avèrent efficaces pour réguler les activités affectant la ressource marine. Ils permettent aussi d’éviter que cette ressource soit intégrée au marché via sa privatisation, ou que l'État ne la gère de manière exclusive. Le projet du Programme régional des pêches en Afrique de l'Ouest (PRAO-CV), financé par la Banque Mondiale, développe présentement ce type de gestion à Maio. Tout comme pour les AMP, l'efficacité des DUTP dépend beaucoup de leur mise en œuvre et de la capacité à contrôler les facteurs extérieurs.

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