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Chapitre 4 « Remaining a bwana » : assistance et stratégies de légitimation et de positionne-

A) NASFAM : l’exemple d’une « mobilisation dans le jeu »

J’ai fait le choix dans ce travail de présenter en premier lieu la façon dont NASFAM s’inscrit directement dans l’édification des dispositifs de contrôle de la production et d’exclusion des producteurs qui ne se plieraient pas à la morale du business. L’objectif était de comprendre comment une organisation qui se construit autour de l’idée de représentation paysanne et affichant l’« advocacy » comme engagement peut se retrouver à participer à la capture de la paysannerie par les élites politiques. Cela ne doit pas pour autant nous conduire à ne voir dans l’association qu’un outil de contrôle. L’association s’affiche avant tout comme le premier représentant des forces productives dans le processus de prise de décision au sein de la filière du tabac et joue un rôle déterminant dans la définition des politiques agricoles2. De plus, en tant que premier « foyer » des courtiers-producteurs, l’association va s’imposer comme la principale plate-forme d’expression

des revendications paysannes.

Toutefois, son implication dans la vulgarisation et la diffusion du discours hégémonique des bonnes pratiques va directement impacter sur la façon dont l’organisation prend en charge la représentation paysanne. Loin d’en faire un acteur « contre-hégémonique », son action consiste au contraire à améliorer le pouvoir de négociation de ses membres dans le processus décisionnel et « dans le jeu » hégémonique proposé par les élites dirigeantes. S’il s’agit directement de proposer un contre pouvoir à l’implication croissante des compagnies en matière de production au niveau de la négociation, elle n’affiche pas de ligne contestataire sur le plan politique.

La trajectoire des revendications paysannes au sein de l’organisation depuis leur formulation locale jusqu’à leur expression dans les réunion nationales procède par une série de filtrations, d’abord par les courtiers-producteurs dans leur rôle de leaders paysans puis par les cadres de l’association pour être exprimées

2. La double identité de NASFAM, entre association paysanne et ONG profitant très fortement de l’apport financier et symbolique de ses parrains internationaux, est un critère important du succès de l’implantation de l’organisation non seulement dans les campagnes mais également au plus près du processus décisionnel. C’est également un élément à prendre en compte dans l’organisation très bureaucratique de l’association. Voir CHAUVEAU, op. cit. : l’anthropologue y discute la dimension

profondément bureaucratique de la culture de développement. Si c’est davantage à travers l’idée d’« advocacy » que s’exprime désormais l’industrie du développement, caractéristique que NASFAM vérifie parfaitement, son intervention bureaucratique dépolitisante n’en est pas altérée.

finalement dans des termes techniques, dépolitisés et, somme toute, très faiblement contestataires3.

a) « We, as the (good) farmers » : représentation sélective et revendications des

courtiers-producteurs

La première filtration des revendications paysannes est effectuée par les courtiers-producteurs et leur éthique du business. Si les revendications qu’ils portent conservent une teneur contestataire et parfois radicale, allant parfois jusqu’à la mise en place de stratégies de fuite comme nous l’avons vu dans le chapitre précédant, leur action à tendance à réduire très fortement le spectre des catégories paysannes représentées. Leur monopolisation des revendications paysannes à l’échelle locale nous invite alors à questionner le sens que prend le « nous » lorsqu’il est prononcé par les courtiers-producteurs. En effet, s’ils pratiquent l’entre-soi dans leur quotidien de « bons producteurs », qu’en est-il dans leur activité de leaders paysans ?

L’objectif de la représentation est clair pour ces courtiers-producteurs, il s’agit d’obtenir les meilleurs conditions de vente possibles sur les marchés du tabac et cela ne peut passer dans un premier temps que par la constitution d’une bonne réputation de l’association ; en témoignent les nombreuses compétitions que se livrent les associations de chaque district, les vainqueurs affichant clairement leurs trophées, de « meilleure association de l’année » etc. Exit, donc les producteurs qui ne respectent pas l’éthique du business et qui risquent de ternir l’image de l’association.

L’accès à la représentation apparaît dans ce sens tout aussi exclusif que les relations de business entre bons producteurs étudiées dans le chapitre 3. Finalement, la mobilisation paysanne dans la filière de tabac s’apparente à un club de bons producteurs triés sur le volet. Et, s’il exprime son mécontentement face au prix qui sont pratiqués tous les ans sur le marché officiel en s’exclamant « We as the farmers, we have to stand up when those guys offer very low prices for good quality tobacco. »4Georges Chakare, secrétaire du bureau exécutif de NASFAM, n’engage que les tabaculteurs qui jouent le jeu des contraintes imposées.

3. Le cas de NASFAM invite alors à suivre les appels de Johanna Siméant à refuser le « brouillage » qui est trop souvent fait entre les « catégories de mobilisation et de protestation, qui ne s’équivalent pas : ce problème est peut-être d’autant plus délicat qu’il renvoie à un aspect central de la vie publique de pays africains, où l’industrie du développement a pu contribuer à promouvoir des techniques de mobilisation souvent dénuées de nombre de leurs aspects de confrontation. ». Johanna SIMÉANT

(2013), « Protester/Mobiliser/Ne Pas Consentir. Sur quelques avatars de la sociologie des mobilisations appliquée au continent africain », in, Revue Internationale de Politique Comparée 20 (2), p. 125–143, p. 133.

4. Entretien réalisé le 13 Février. Notre discussion a eu lieu au tout début de mon terrain et je n’avais pas encore pris toute la mesure de cette « éthique du business » caractéristique des courtiers-producteurs. Il aurait été intéressant à ce moment de lui demander ce qu’il pensait alors de ceux qui se faisaient proposer des prix dérisoires pour un tabac de qualité médiocre. Mais au vu de mes entretiens suivants, tout prête à croire qu’il n’aurait pas soutenu avec une telle véhémence ce type de producteur.

Gardons nous toutefois de surinterpréter cette sélectivité en en faisant une lecture trop fonctionnaliste. Ce processus d’exclusion est plus la résultante contingente de l’acquisition par les courtiers-producteurs de l’éthique du business qu’une réelle volonté originale de développer des associations sectaires. NASFAM ne s’affiche d’ailleurs pas comme un « club de bons producteurs » mais comme une organisation cherchant à éduquer des paysans qui ne seraient pas formés aux bonnes pratiques de production. Pour, le autant, barrières à l’entrée, non seulement le coût de l’adhésion mais aussi le triage effectué inconsciemment par les bons producteurs qui se reconnaissent entre pairs, limitent considérablement l’accès à la structure pour les paysans les plus pauvres. Ces barrières ont d’ailleurs constitué un biais direct sur le terrain et si j’étais surpris de ne rencontrer au début que des paysans bien intégrés aux mécanismes du marché et disposant de connaissances techniques pointues à propos de la production agricole c’était clairement lié au filtre que posaient inconsciemment mes premiers guides employés par NASFAM lorsqu’ils me présentaient aux membres de leur association5. C’est donc davantage lors de mon séjour à Kasungu Ouest que j’ai pu prendre la mesure des limites de la représentation paysanne par l’association. Lorsque nous abordions les questions de l’aide que les producteurs reçoivent au quotidien pour leur production mais également pour obtenir de meilleures conditions sur le marché, les membres de clubs non rattachés à NASFAM évoquaient généralement leur isolement alors que les autres affirmaient attendre de l’aide de NASFAM au niveau institutionnel. Les premiers expliquaient généralement n’être pas membre de l’association en raison des coûts que représente l’adhésion et des taxes prélevées sur les ventes par rapport au peu de tabac qu’ils avaient à vendre. Ils ont bien conscience de l’aide apportée par l’association à ses membres mais regrettent de ne pas pouvoir en profiter eux aussi.

Les autres grands exclus de cette « représentation sélective » sont les fermiers directement exclus du marché car ils ne parviennent pas à trouver de club. Une fois encore si l’organisation propose officiellement de l’aide aux producteurs pour trouver des clubs et des numéros d’enregistrement à la TCC, c’est à condition de se faire accepter par les membres. La sélectivité affichée par les courtiers-producteurs pour ce qui est

5. La comparaison entre le séjour à Lumbadzi où les producteurs rencontrés faisaient preuve d’une certaine homogénéité par la taille de leurs productions et leurs discours sur la filière et Kasungu Ouest où Ezekiel ne se souciait pas de me présenter uniquement des paysans de NASFAM est édifiante. Dans la seconde région l’hétérogénéité des situations était bien plus importante. Cependant, ce qui fonctionne dans un sens ne fonctionne pas nécessairement dans l’autre et il faut se garder de voir en NASFAM le seul foyer de « bons producteurs ». Certains producteurs, souvent caractérisés par une trajectoire sociale et économique légèrement plus ascendantes que les autres, partagent des traits communs avec les leaders paysans si l’on regarde la physionomie de leur production et l’orientation de leur discours sur les bonnes pratiques de production. Ces producteurs spécifiques se distinguent toutefois des leaders paysans par une trajectoire politique différente comme nous allons le voir dans le second moment de ce chapitre.

du recrutement des membres de clubs pose donc une réelle limite à l’intégration dans l’association de ces producteurs isolés6.

En clair, si NASFAM affiche son objectif central de représentation paysanne et de plaidoyer pour l’amélioration des conditions de commercialisation de leurs produits agricoles, c’est une représentation des « bons producteurs » qui a lieu en pratique. Au niveau local, cette représentation est entièrement prise en charge par les courtiers-producteurs qui sont les seuls à participer aux meetings de l’organisation. Les simples membres qui n’occupent aucune position de responsabilité reçoivent l’information à travers leurs leaders qui expriment en retour leur idées au niveau de leur club puis de leur GAC (dont les réunions rassemblent les leaders de club) et enfin au niveau associatif où ce sont les courtiers à ce moment là qui formulent les revendications paysannes au personnel de l’organisation qui se charge de les formuler lors des réunions avec les représentants des acteurs de la filière. Très rapidement filtrées par des leaders associatifs dont nous avons vu qu’ils sont, plus que les autres, façonnés par le discours hégémonique des « bonnes pratiques agricoles », les revendications tendent à s’uniformiser dans un même langage technique et se vident de leur teneur politique. La force protestataire que je pouvais ressentir alors que je questionnais les producteurs, quel que soit leur statut, directement chez eux n’apparaît alors plus lorsque leurs revendications sont officiellement formulées.

Toutefois à l’échelle locale et malgré les limites que l’on vient de poser, les revendications portées par les courtiers-producteurs lors des meetings associatifs ne sont pas entièrement « dépolitisées » et pacifiées. Le cas du meeting annuel de la Churu Association organisé quelques jours après l’ouverture des ventes — et leur fermeture immédiate en raison des prix très bas offerts dès le premier jour — fournit un bon exemple de ce mélange entre discussions techniques et revendications et, à travers les prises de paroles successives entre les producteurs et l’encadrement venus de Lilongwe pour assister au meeting, révèle l’inclusion limitée des producteurs au processus décisionnel. Le majeure partie de la réunion, présidée par Edward Nathwala en qualité de chairperson, concerne les détails techniques sur la production réalisée au cours l’année par l’ensemble des GAC de l’association, les pronostics d’évolution de l’association et les projets quant à l’organisation des prochaines journées de formation. Puis viennent les discussions sur les

6. Une précision s’impose néanmoins ici quant à la multiplicité des cultures ciblées par NASFAM. Le propos ne s’intéresse dans cette section qu’aux clubs constitués autour de la production du tabac. Pour les clubs liés à l’agriculture du maïs, du manioc ou de la cacahuète une telle sélectivité est moins probable et n’a surtout pas été abordée lors de ce terrain.

problèmes rencontrés collectivement ou individuellement au cours de la saison passée et des ventes de l’année précédente, afin de préparer l’organisation des ventes à venir. Certains leaders plus véhéments que d’autres n’hésitent pas exprimer leur mécontentement par rapport aux problèmes d’organisation du transport et des fraudes perpétrées par les transporteurs puis, ils prennent pour cible les compagnies en raison des prix sur le marché et engagent les membres de l’encadrement présents à faire remonter ce mécontentement au niveau national. Lorsque la secrétaire du Chatoloma GAC s’insurge contre les délais d’ouverture des ventes et d’annonce des prix planchers, affirmant qu’elle est prête à aller voir ce qui se propose sur le marché noir, les autres membres acquiescent. Les propos sont rapidement radicaux lorsque les fermiers cherchent des solutions aux problèmes et certains affirment qu’ils ne vont plus produire de tabac dans ces conditions. Ce n’est pas réellement la plausibilité de ces menaces7qui nous intéresse ici mais plutôt le degré de mécontentement qu’ils illustrent. C’est lorsque les esprits s’emportent que les cadres de l’organisation prennent la parole, très calmement, de manière très pédagogue et professorale pour mettre en avant les tenants et les aboutissants et proposer une solution au problème, laissant ensuite aux leaders le soin de voter leur décision. Le silence qui se fait lorsqu’ils prennent la parole témoigne de leur grande influence sur les producteurs et sur la prise de décision finale.

À chacune des réunions associatives auxquelles j’ai assisté au niveau local, j’ai pu observer ce même potentiel contestataire dans les propos des leaders rapidement canalisé, parfois avec autorité, par les respon- sables de l’encadrement qui profitent de leur prestige et de leur plus grande aisance à s’exprimer en public dans le cadre d’une réunion de ce type pour mener les discussions sans y participer massivement.

Mais au niveau local, seules des décisions concernant l’organisation pratique de la commercialisation du tabac de l’association sont prises. Quant aux revendications portant sur les relations avec les compagnies et le gouvernement, elles sont exprimées aux cadres qui s’en feront les porte-parole au niveau national. Intervient alors un second filtrage des revendications qui participe d’autant plus à la dépolitisation des revendications.

b) Une représentation paysanne technocratique et dépolitisée

Au niveau institutionnel, l’essentiel des revendications des producteurs relatives au monde agricole sont portées par l’encadrement de l’association. Chacun des cadres travaillant au siège social que j’ai eu

7. Dont on ne peut que douter si l’on prend en compte que de nombreux producteurs formulaient le souhait d’arrêter la production l’année prochaine, avant de concéder affirmer la me chose tous les ans et de ne jamais passer à l’acte.

l’occasion de rencontrer lors de mon passage à Lilongwe exprimait la double volonté de l’organisation à servir les intérêts de leurs membres tout en satisfaisant les exigences des compagnies en matière de production. Si, dans le rapport de force qui les oppose aux élites dirigeantes ils affirment chercher à prendre le parti des petits producteurs qu’ils représentent, ce n’est pas à travers un positionnement antagoniste et contestataire mais en jouant sur la recherche du compromis8En bref, c’est une représentation technocratique et bureaucratique des producteurs que reflètent les discours et les actions de l’encadrement de NASFAM. Aussi, si au niveau local l’association pourrait s’assimiler à un syndicat de petits producteurs commerciaux, à l’échelle institutionnelle ce syndicat se transforme en ONG qui pratique davantage le plaidoyer que la réelle représentation politique. Le lexique sur lequel repose ce plaidoyer est directement celui employé par l’encadrement de la filière (technique, dépolitisant et centré sur la fluidité du marché). Il se limite alors au monde très fermé de l’agriculture commerciale qui, nous l’avons vu, ne représente qu’une des multiples facettes du quotidien des paysans. Voici la vision qu’Henry Kalomba, Operation Manager pour NASFAM (un des postes d’encadrement les plus centraux de l’organisation car il fait la jonction entre le corps exécutif, représenté par l’Executive Officer, et l’encadrement local) me donne du rôle de NASFAM dans la représentation paysanne :

Our role is to empower smallholder farmers so that they conduct farming as a business through rural established association. So what we is helping them through input and output marketing. (...) On the other hand we are the watchdogs for the farmers to make sure that we voice out issues that we thinking are not going into the direction of their interests. In that regard it can be voicing up the government voicing up tobacco buyers... It’s a question which would have been difficult for individual farmers unlike wise we also let the stakeholders know about that. So we are there to advocate for good policies by the government so that they can profit smallholder farmers.(But you also go directly go to the farmers and tell them the will of the companies. Are you accused by farmers of serving the interests of the companies ?) As an organization we have to be pragmatic. Sometimes change is for the benefit of the farmer but they don’t realize it. People are always reluctant to change, to go out from their habits and their comfort zone. Yet, when farmers are producers it’s not a question of what they want, it a question of what the market wants. So we represent them and we act for their interest by making them go in line with what the market 8. La participation directe de NASFAM aux instances décisionnelles permet bien-sûr de faire contrepoids aux compagnies et aux autres acteurs privés dans la prise de décision politique en matière agricole. Les impacts de la représentation sont à ce titre bien réels et mes interlocuteurs m’expliquaient fièrement avoir contribué à la distribution gratuite des semences agrées, à l’ouverture de nouvelles salles de vente plus près des producteurs, à l’instauration d’assurances pour les producteurs en matière de production et de transport. Depuis l’introduction du contract-farming et l’implication directe de l’acheteur dans la production, sans toutefois en prendre en charge les coûts, les cadres de NASFAM sont engagés dans un bras de fer pour faire réduire les quotas de 80% de cette forme de production annoncés par le gouvernement, arguant que le système tend à transformer les producteurs en « métayers sur leurs propres terres » : « We see a danger in this growing commitment from the companies to distribute loans » (Henry Kalomba le 19 Février). Le propos ici ne cherche aucunement à contredire cet engagement sincère manifesté par le personnel d’encadrement de l’organisation mais davantage de rendre compte de la forme que prend cet engagement et de l’impact sur la représentation paysanne qu’à sa prise en charge par un groupe de techniciens, formés dans les mêmes écoles que les cadres des instances dirigeantes.

demands. What we are doing well over the year is being caution about the approach that we take in communicating things that would not be popular to the farmers.

(Entretien réalisé avec Henry Kalomba, dans son bureau, le 19 Février)

En clair, si NASFAM participe d’une mobilisation des producteurs, cette mobilisation ne se fait pas sur le mode de la protestation contre un ennemi commun identifié chez les compagnies ou les autres acteurs de la filière qui cherchent à maintenir leur domination. Bien au contraire, c’est l’articulation entre les intérêts paysans et les exigences du marché que l’action de l’organisation recherche. Parfois, dans l’esprit de l’encadrement, les revendications des producteurs ne vont pas dans le sens de leur intérêt et ils doivent