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Le mythe de succession

Dans le document La séparation du ciel et de la terre (Page 25-37)

Nous souhaiterions désormais illustrer cette idée essentielle, qui est qu’un mythe ne présente jamais une unique dimension de sens3. Les éléments permettant de rapprocher le mythe d’Ouranos d’un mythe de séparation sont nombreux ; néanmoins, la signification du texte hésiodique est irréductible à ce seul point, et, qui plus est, il ne semble pas que ce texte ait pour fonction première de relater un tel mythe. Une question resterait, autrement, insoluble : comment comprendre que la séparation du ciel et de la terre, opération nécessaire au développement cosmique, appelle un châtiment ? Nous répondrons que les éléments propres aux mythes de séparation, évoqués plus haut, sont réinterprétés dans le contexte d’un mythe de succession (narrant le conflit entre une certaine forme de pouvoir et un dieu rebelle, accompagnant la succession Ouranos-Cronos) ; Hésiode joue sur la

1. 1934, p. 21-23.

2. Cf. infra, p. 38.

3. Pour Dumézil, il est absurde d’imaginer que certains éléments de sens secondaires se seraient ajouté à un sens premier du mythe d’Ouranos, celui d’un mythe de séparation, pour l’éliminer et le remplacer. Les mythes de séparation seraient en effet, pense-t-il, parfaitement clairs, et ne demanderaient « même pas d’interprétation » (1934, p. 22-23, cf. aussi p. 91). Nous avons assez insisté, au contraire, sur la richesse théorique de tels mythes ; certains éléments de sens aux implications bien plus complexes qu’une simple organisation spatiale leur sont intrinsèques, comme leur aspect génératif. Ainsi Dumézil – qui, toutefois, reniera ce travail – oppose à tort, de façon si tranchée, les interprétations de Lang et de Mazon, par exemple (p. 18 et 24). Lameere (1944, p. 197) commet la même erreur, et encore Briquel (1980, p. 247-251).

compatibilité de tels éléments, et en particulier de la notion de passage d’une génération divine à l’autre que le mythe de séparation peut impliquer, avec les questions politiques dont nous allons aborder l’étude. Les motivations des poètes mythographes ont sans doute bien plus d’importance que la volonté de transmettre servilement un récit dont ils préserveraient le sens ; Hésiode obéit à des motivations théologiques et poétiques qui lui sont propres, et qu’il convient d’examiner en elles-mêmes.

i. L’instauration de la royauté

Il nous faut d’abord prévenir une erreur d’interprétation. En affirmant que la castration d’Ouranos est à comprendre dans le contexte d’un mythe de souveraineté, nous ne voulons pas dire que ce récit est celui d’une passation de pouvoir ou d’un détrônement1. Ouranos ne cherche pas à conserver la couronne, ni Cronos à usurper le sceptre, pour la simple raison que le premier n’a jamais détenu de pouvoir royal. Hésiode ne le dit jamais « roi »2, et Zeus est seulement dit venir « en deuxième » (47). Par ailleurs, l’expression des vers 157-158 ne suggère pas qu’Ouranos enferme ses enfants dans une prison : les Titans sont, bien plutôt, confinés dans le sein maternel.

On nous adressera une objection. Le sort des Cyclopes est explicite : Ouranos les a enchaîné, Zeus les libérera (501-502, qui oppose λῦσε à δῆσε). Il en va de même des Hécatonchires (617-623, avec la même forme δῆσε, 652-653, 658-661). Les récits de pseudo-Apollodore (I, 2) et des Orphiques (fr. 57) exprimeront encore la même idée (avec la forme δῆσας). Or, la position des vers 139-153 (naissance des Cyclopes et des Hécatonchires), juste avant la mention du sort réservé par Ouranos à ses enfants, laisserait supposer que les Titans ont dû subir le même sort. En réalité, ce n’est pas le cas : les vers 207-210 indiquent clairement que le texte du mythe d’Ouranos ne concerne que les Titans.

1. Ce serait, au contraire, le cas du Chant de Kumarbi ; néanmoins, sur ce point précis, une influence de ce texte sur Hésiode est imaginable.

2. Les termes apparentés à βασιλεύς ne sont jamais appliqués à Ouranos, quoiqu’ils le soient à Cronos et à Zeus (Th. 71, 462, 476, 486, 883, 886, 892, 923, Tr. 111, 668), et même à l’hypothétique fils de Zeus qui pourrait le détrôner (897). L’Orphisme toutefois généralisera l’interprétation de la succession Ouranos-Cronos-Zeus comme mythe de souveraineté (fr. 111, et déjà Papyrus de Derveni XIV, 5-9) ; Plotin opérera la même systématisation en identifiant ces trois rois divins aux trois réalités métaphysiques de son système (Un-Bien, Intellect, Âme : cf. Sur la beauté intelligible 13, 1-11).

West1 pense à une interpolation des vers 139-153, mais même sans aller jusque là, on constatera que le vers 155 reprend le vers 138, qui ne concernait déjà que les Titans2. Une différence de contexte3, voire une certaine malléabilité de la figure d’Ouranos (de ses motivations ou modes d’actions)4, rendrait déjà compte d’une telle différence de traitement ; mais surtout, on remarquera que même dans le cas des Cyclopes, Ouranos agit par folie (ἀεσιφροσύνῃσιν, 502), quand c’est sa colère et sa jalousie (ὠδύσσατο θυμῷ, 617, ἀγώμενος, 619) qui explique le sort des Hécatonchires.

Quelles peuvent alors être les motivations respectives d’Ouranos et de Cronos, et en quoi celles-ci indiquent-elles qu’il s’agit là d’un mythe de souveraineté ? Cronos agit par indignation devant l’oppression exercée sur sa mère (159-160), la fertilité (θαλερόν, 138) exacerbée et l’injustice de son père (170-172, cf. 164-166). Ouranos, lui, a enfermé ses enfants dans le ventre de leur mère parce qu’il les haïssait (ἤχθοντο, 155) et désirait s’unir à Gaïa (ἱμείρων φιλότητος, 177) ; il veut, en somme, perpétuer un certain mode d’engendrement5 ; là même où le motif mythique du confinement entre ciel et terre est présent, il ne désigne pas spécifiquement l’état d’empêchement dans lequel se trouvent les créatures vivant avant l’éloignement du ciel, mais est réinterprété comme oppression d’un père ou répression d’un rival. Une certaine continuité est ainsi marqué entre la ruse de Cronos qui avale ses enfants (459-462), ou celle de Zeus qui avale Mètis (888-893), et le comportement d’Ouranos6. Dans tous ces cas, il s’agit de préserver un certain ordre contre celui qu’un descendant pourrait imposer ; le mythe narre ainsi le passage de l’ordre cosmique initial (ordre dégénéré de la toute-puissance incontrôlable et de l’emprise absolue qu’Ouranos a

1. 1966, p. 206, cf. aussi p. 214.

2. Ajoutons que même pseudo-Apollodore n’emploie δέω que pour désigner le sort des Cyclopes et des Hécatonchires ; celui des Titans l’est par προσαγορεύω.

3. Celui de la titanomachie ; l’emprisonnement des frères des Titans rétablit une continuité rétrospective avec le comportement de Zeus, qui exprime particulièrement son pouvoir en liant ou déliant (il enchaîne Prométhée, 521-522, 613-616, et fait enchaîner les Titans, 715-718).

4. De même que les Titans dont il est question aux vers 132-138 (au nombre de douze, individualisés par des noms propres) ne semblent pas correspondre au groupe collectif des Titans nommés ainsi par leur père (207-210), qui seront aussi les adversaires de Zeus dans la Titanomachie (cf. West, 1966, p. 200, qui donne d’autres arguments). La personnification des réalités cosmiques, même dans une mythologie aussi tardive que la grecque, a ses limites.

5. Cf. Detienne & Vernant, 1974, p. 93-103, et Vernant, 2011, p. 132.

6. Qui n’est toutefois pas décrit comme « ruse », δόλος (contrairement à celui de Cronos, 175, ou de Zeus, 889).

sur son épouse comme sur ses enfants) à une première souveraineté royale, celle de Cronos, qui délimite les frontières de son royaume en séparant ciel et terre1 ; Zeus, nous le verrons, achèvera l’organisation de ce royaume2. Une telle interprétation ne se passe donc pas d’un mythe de séparation, mais celui-ci n’en constitue pas le cœur : ses éléments sont choisis, pensés en relation avec l’enjeu propre du récit, et la séparation devient simplement la traduction de l’instauration de la royauté.

ii. Le crime de sang

Il y a plus ; car l’on pourrait encore, à vrai dire, soutenir que la séparation du ciel et de la terre constitue le sens explicite de la castration d’Ouranos. Si ce sens n’est jamais exclu par Hésiode, un autre sens, plus pertinent dans sa perspective, doit selon nous être accordé à ce geste.

Car Hésiode n’insiste pas dans la Théogonie sur la royauté de Cronos : l’enjeu du poème est, bien plutôt, la justification de la souveraineté de Zeus3. Le verbe ἀνάσσω a presque toujours pour sujet Zeus (403, 491, 506, 883), et jamais Cronos4. Il est fait explicitement référence à la distribution des honneurs et des charges entre les dieux effectuée par le Cronide (73-74, 112, 885), mais celle effectuée par son père n’est jamais qu’implicite5. Pourquoi Cronos est-il détrôné par Zeus, et pourquoi cette première succession (d’Ouranos à Cronos), marquant l’instauration de la royauté, en appelle-t-elle une autre ? Zeus lui-même en donne deux raisons : la ruse (μῆτις, 471) qu’il fomente contre Cronos a pour but de

« venger (τείσατο) les Erinyes de son père [scil. Ouranos] et des fils que dévora le grand Cronos à la pensée retorse » (472-473). Cette seconde raison rappelle le motif pour lequel Cronos lui-même a agi, l’outrage (165) de son père6 ; mais la

1. Le tracé des frontières du royaume est l’acte inaugural de la royauté (cf. par exemple Virgile, Énéide V, 755-756, VII, 157, etc., et infra, p. 53, n. 5).

2. Cf. infra, p. 49-60.

3. Cornford (1952, p. 192 et 202), qui reprend la thèse de Autran sur l’origine sacrée de l’hexamètre (1938, p. 40-50), montrait déjà que la Théogonie d’Hésiode est conçue comme un hymne à Zeus.

4. Celui-ci est toutefois qualifié de ἄναξ (486), comme Zeus en 493, 660, 842.

5. Cf. Bonnafé, 1985, p. 39-41, qui relève trois passages où celle-ci est implicite (203-204, 424-425, et 392-396).

6. Encore cette offense n’imite-t-elle pas réellement le comportement d’Ouranos : c’est plutôt, pour Cronos, une façon d’échapper au châtiment qu’il sait encourir (459-467) ; de plus, il n’opprime pas ses enfants en les empêchant de naître, bloquant ainsi le processus de génération, mais les dévore même après leur naissance, et inverse ainsi le sens de la génération.

première pose un nouveau problème. Pourquoi Zeus ne devrait-il pas à son tour subir une rétribution pour le châtiment qu’il a infligé à son propre père ? On pourrait répondre que celui-ci a simplement été plus rusé que ses aïeuls en avalant, non le fils qui aurait dû le détrôner, mais sa femme, Mètis (888-900). Cela serait, en effet, une manière de dire que l’ordre cosmique imposé par Zeus, qui complète celui auparavant imposé par Cronos, est parfaitement abouti1. Cette explication seule n’est pas entièrement satisfaisante ; pourquoi Cronos a-t-il manqué de ruse, pourquoi son ordre manque-t-il de perfection ?

En réalité, le récit de la castration d’Ouranos nous fournit un élément essentiel, une raison positive à cette seconde succession et qui rend compte de la rupture entre le règne de Cronos et celui de Zeus : cette mutilation ne représente pas d’abord, pour Hésiode, l’instauration de la royauté (interprétation qui sera peut-être celle de Timée de Tauroménion, selon lequel c’est Zeus qui en est à l’origine, fr. 79), mais prend le sens du premier crime de sang, que Zeus, dieu de justice2, ne pouvait laisser impuni ; il ne mutilera pas, à son tour, son père3, mais il devait le faire précipiter dans le Tartare avec les autres Titans (Th. 715-720)4. Ce crime ne pouvait manquer de retomber sur la tête de Cronos, qui doit l’expier (210)5. Ce dernier n’est pas plus responsable de son crime qu’Œdipe du sien : Cronos n’est pas le vice opposé à la vertu de Zeus6, il agit par nécessité comme

1. Pour comparer la Théogonie aux Travaux, cette seconde succession implique aussi, paradoxalement, la sortie de l’âge d’or des premiers hommes représenté par Cronos, et l’entrée dans l’âge de fer actuel, celui du travail pénible et de l’émulation. Mais cette question ne constitue pas l’enjeu de la Théogonie.

2. La justice (δίκη, θέμις et leurs dérivés), comme le fait même de juger (κρίνω) lui sont presque toujours associés : Th. 85-86, 395-396, 901-902, Tr. 9, 35-36, 157-158, 213-382.

3. Il lui pardonnera même (Tr. 167-173).

4. Ce sont les Hécatonchires qui agissent ainsi, mais en obéissant à la volonté de Zeus (649-653, confirmé par 729-731) ; d’ailleurs, Zeus est bien sujet au vers 820.

5. Le passage concerne tous les Titans, mais Cronos en est le principal représentant ; ses frères sont sûrement complices de son crime, mais ils n’interviennent positivement à aucun moment dans le mythe d’Ouranos. Le vocabulaire de la souillure, de la purification, du sacré, etc., est certes peu présent dans la Théogonie, et selon Adkins (1960, p. 86-87), à l’époque archaïque, la souillure religieuse est seulement physique. Nous ne voulons pas signifier, par cette comparaison avec le meurtre de Laïos, que la conception hésiodique de la souillure est déjà celle de Sophocle ; mais l’idée même d’une impureté liée au sang versé est bien plus ancienne et très largement représentée.

6. C’est ce que nous montre assez l’analyse de la figure de Cronos, ambiguë, mais qui n’est pas elle-même mauvaise ; Cronos ne peut avoir été châtié parce qu’il était lui-même mauvais, il a donc dû commettre un acte mauvais. Ceci en donnera un clair aperçu. Cronos est tantôt identifié à l’âge d’or (Tr. 111-120) et qualifié de « grand » (μέγας, déjà chez Homère), tantôt dit comme Prométhée

« à la pensée retorse » (ἀγκυλομήτης), et Hésiode lui donne même les deux qualificatifs dans le même vers (Th. 168, 473, 495). Cronos est rusé (δόλος, 175), mais cela ne le distingue pas de Zeus. Cette ruse, ensuite, est mise en place par une embuscade (λόχος, 174) : l’expression est parfois prise en très mauvaise part chez Homère (les embuscades contre Tydée, Bellérophon,

Œdipe agit par ignorance. La fureur de Cronos (ἀτασθαλίῃ, 209), en effet, est une réponse nécessaire à celle de son père (164). Or l’ἀτασθαλία, chez Homère comme chez Hésiode1, possède deux caractéristiques : elle est meurtrière, et appelle sur elle la rétribution, τίσις (causant ainsi directement la perte du meurtrier)2. Le crime de Cronos est rendu nécessaire par les destins : pourquoi, sinon, Gaïa conseillerait-elle autant son accomplissement (160-175) que sa punition (468-484, 494, 626-628) ? Celle-ci, comme son rôle récurrent de conseillère le veut tout au long du poème, connaît les destins (475). La castration d’Ouranos est même l’opération dans laquelle elle joue le rôle le plus actif. Cette mutilation ne peut se comprendre que dans le contexte d’un plan plus vaste que l’action individuelle de Cronos, et en tant qu’elle rend possible et nécessaire d’autres actions, menant à la prise de pouvoir de Zeus et à la confirmation de son pouvoir (par les épisodes de Typhée et Mètis)3. C’est ce crime qui explique la crainte qu’aura Cronos de se faire détrôner, la ruse qu’il déploiera encore pour éloigner de lui cette crainte, et, finalement, le complot permettant à Zeus d’accéder au trône de son père. Cet acte initial de rébellion offrira à Zeus une

Diomède, Agamemnon et Télémaque échoueront ou bien seront châtiées, Il. IV, 391-398, VI, 187-190, XI, 375-379, Od. IV, 529-537, XVI, 462-463) ; mais elle désigne aussi le Cheval de Troie (Od. IV, 277, VIII, 515, XI, 525) ou le piège qu’Ulysse tend à Protée (IV, 395, 441, cf. aussi Il. I, 226-228, XIII, 276-287), et n’implique pas que Cronos soit un lâche. Cronos se propose de répondre à l’appel de sa mère en châtiant l’outrage d’Ouranos (κακὴν τεισαίμεθα λώβην, 165), selon une expression qui désigne chez Homère l’action d’un dieu ou d’un Atride (Ménélas châtie Antimaque : τοῦ πατρὸς ἀεικέα τίσετε λώβην, Il. XI, 142, l’adjectif ἀεικέα étant remplacé par κακή chez Hésiode mais aussi repris au vers 166 ; cf. aussi Il. XIX, 208, Od. XX, 169, XXIV, 326, Hésiode, fr. 129, 2 et Sophocle, Ajax 181), mais il subira lui-même une rétribution (τίσις, 210). Il sera plus tard dit misérable (σχέτλιος, 488), mais c’est pour avoir été moins rusé que Zeus. Enfin, Hésiode le montre audacieux (θαρσέω, 168) et courageux (ὑπέρθυμος, 719), mais ce sont là des qualités récurrentes du héros épique.

1. Comparer Th. 209-210 (ἀτασθαλίῃ μέγα ῥέξαι ἔργον) à Od. XXIV, 457 (μέγα ἔργον ἔρεζον ἀτασθαλίῃσι). Le substantif ἀτασθαλία et ses dérivés sont souvent coordonnés à ῥέζω (Od. XVIII, 139, XXII, 46-47, 314, XXIV, 458, Héraclès 6). Relevons toutefois une particularité : la fureur de Cronos n’est pas liée à l’ὕβρις, comme c’est le cas pour les Épéens (Il. XI, 695), les Troyens (XIII, 633-634), les prétendants (Od. III, 205-207, XVI, 85-86, XVII, 587-588, XX, 569-571, 368-370, XXIV, 281-282, 351-352), Ménoïtios (Th. 514-516), Pélias (995-996), ou encore Salmonée (Hésiode, fr. 30, 15-17). C’est sans doute là un autre indice de ce que le crime de Cronos n’est pas évalué moralement (l’ὕβρις étant directement dénoncée, cf. Tr. 213-218), mais considéré plutôt comme souillure religieuse.

2. Elle causa la mort des parents de Sthénélos et Agamemnon (Il. IV, 409), des compagnons d’Ulysse (Od. I, 7, X, 437, XII, 300-301), d’Égisthe (I, 34), des prétendants (XXII, 317, 416, XXIII, 67) ; elle appelle la τίσις selon III, 205-207, XX, 569-571 (qui évoque aussi la λώβη, cf.

Th. 165) et XXIV, 352. Cf. τεισαίμεθα (Th. 165), τίσιν (210).

3. Cf. aussi Bonnafé, 1985, p. 28 : « La castration d’Ouranos constitue bien, d’un certain point de vue, le point de départ de la dynamique répétitive du mythe de succession qui va dès ce moment rythmer et orienter l’exposé généalogique ».

raison de se rebeller à son tour et par là-même nous propose une justification de l’ordre divin actuel.

Nous sommes loin de la figure d’un héros séparateur que les mythes présentent parfois1. En conséquence, le caractère génératif de la séparation du ciel et de la terre se renverse complètement en devenant un élément du mythe de succession, et ceci à trois égards. Du sang d’Ouranos naissent les Érinyes persécutrices et rancunières, les Géants guerriers (185-186), et les Méliades, le frêne (μελία) étant le bois dont sont faites les lances2, et dont sont dits naître les hommes de la race de bronze, incarnation de l’ὕβρις guerrière (Tr. 145) – ces divinités, sans être elles-mêmes mauvaises, symbolisent l’introduction de la violence et du crime, en même temps que de la rétribution, dans l’univers3. En second lieu, la naissance d’Aphrodite est elle-même ambiguë : son lot est la tromperie (ἐξαπάτη, Th. 205). Elle est désignée comme φιλομμηδής, « amie du sexe » (200), jeu de mots sur son épithète homérique φιλομμειδής (« amie des rires ») et le terme μήδεα (« bourses »). Les éditeurs ont corrigé le texte des manuscrits (Bergk, puis West, …), voire rejeté ce vers (Wolf, puis Mazon, …).

Son épithète αἰδοίη, « pudique », est un euphémisme4 : elle est la divinité de la sexualité récréative, et non de la sexualité reproductive réglée (ce qui l’oppose à Héra). Enfin, troisièmement, on a déjà observé un certain parallèle entre ces divinités issues de la blessure d’Ouranos et la descendance de Nuit, exposée juste après (211-232) : celle-ci donne naissance aux Moires et à Némésis (217-224), divinités du destin et de la vengeance qu’on rapprochera des Érinyes, ainsi qu’à Éris qui engendre d’autres divinités guerrières ou trompeuses (225-232), comparables aux Géants, aux Méliades et à Aphrodite5.

1. Cf. DCM, s. u. Héros culturel III, 3.

2. Le terme est principalement employé, dans l’Iliade, pour décrire la lance d’Achille (XVI, 143, XIX, 390, XX, 277, 322, XXI, 162, 169, 174, XXII, 133, 225, 328). Cf. aussi II, 543, Od. XIV, 281, XXII, 259, 276, Bouclier 420. Cf. l’adjectif ἐυμμελίης, « à la forte lance » (Il. IV, 47, 165, VI, 449, XVII, 9, 23, 59, Od. III, 400, Hésiode, fr. 25, 15, fr. 58, 8, fr. 167, 1, fr. 180, 16, Bouclier 368).

3. Sur la naissance des Érinyes, cf. la remarque de Solmsen, 1949, p. 180. Hésiode ne va d’ailleurs pas jusqu’à dire que les hommes naissent du sang d’Ouranos, variante du mythe pourtant existante (cf. supra, p. 23, et Cornford, 1952, p. 210) ; mais il n’aurait pas été absurde de voir l’origine de l’homme dans un crime, comme le fait l’Orphisme (fr. 210, etc.).

4. Que l’on pourrait d’ailleurs imaginer renvoyer aux αἰδοῖα, « parties honteuses », d’Ouranos, mais Hésiode n’emploie pas ce second terme, contrairement à Timée de Tauroménion (fr. 79) ou pseudo-Apollodore (I, 3).

5. Cf. Detienne & Vernant, 1974, p. 101, n. 2 et Vernant, 2011, p. 128-129. Interprétation soutenue par la généalogie d’Eschyle, qui fait naître les Érinyes de Nuit (Euménides 321-323), et

Toutes ces divinités sont les symboles d’une dégradation1 qui accompagna la rébellion de Cronos, et rendent nécessaire un nouveau renversement, une nouvelle succession ; l’expulsion des Titans du ciel (820), comme celle du dieu parjure des banquets des Olympiens (783-806), peut être interprétée comme la relégation de tous ces maux au monde des hommes et la purification du domaine divin après le crime de Cronos.

L’étymologie rend en fait cette situation parfaitement claire. Cronos est désigné classiquement par la formule Κρόνος ἀγκυλομήτης. Son nom, d’abord, est possiblement formé sur la racine *ker-, conservée dans le verbe κείρω,

« couper »2. Quant à son épithète, ἀγκυλομήτης3, Cook a montré qu’elle renvoyait à la forme courbe de la ἅρπη, le second élément étant dérivé de la racine présente dans le verbe ἀμάω, « moissonner », qui décrit justement la castration (Th. 181).

Cette épithète aurait alors le sens de « à la lame courbe »4. Κρόνος ἀγκυλομήτης signifierait donc : « le coupeur à la lame courbe ». Le matériau mythique ici employé est bien celui d’un mythe de séparation. Mais Hésiode réinterprète l’expression : il emploie apparemment l’épithète comme si elle était formée sur le mot « pensée » (μῆτις), il lui donne le sens de « rusé » ou « fourbe », ce que nous montre son application à Prométhée (Th. 546, Tr. 48)5 ; il ne comprend sans doute plus non plus le nom comme formé sur κείρω, et déjà Homère rapprochait plutôt Κρόνος de κραίνω, « accomplir » (Il. II, 419). Il y aurait donc chez Hésiode une confusion étymologique parfaitement compréhensible dans notre perspective : Cronos n’est plus tant chez Hésiode celui qui opère la séparation du ciel et de la terre que le dieu rebelle dont les forfaits rendent nécessaire l’accession au pouvoir

Cette épithète aurait alors le sens de « à la lame courbe »4. Κρόνος ἀγκυλομήτης signifierait donc : « le coupeur à la lame courbe ». Le matériau mythique ici employé est bien celui d’un mythe de séparation. Mais Hésiode réinterprète l’expression : il emploie apparemment l’épithète comme si elle était formée sur le mot « pensée » (μῆτις), il lui donne le sens de « rusé » ou « fourbe », ce que nous montre son application à Prométhée (Th. 546, Tr. 48)5 ; il ne comprend sans doute plus non plus le nom comme formé sur κείρω, et déjà Homère rapprochait plutôt Κρόνος de κραίνω, « accomplir » (Il. II, 419). Il y aurait donc chez Hésiode une confusion étymologique parfaitement compréhensible dans notre perspective : Cronos n’est plus tant chez Hésiode celui qui opère la séparation du ciel et de la terre que le dieu rebelle dont les forfaits rendent nécessaire l’accession au pouvoir

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